interview Bande dessinée

Appollo et Brüno

©Dargaud édition 2007

Lorsque deux auteurs au talent grandissant se rencontrent, cela aboutit à l'excellent diptyque Biotope ! Au scénario subtil d'Appollo, se greffe le dessin d'une fluidité exemplaire de Brüno, au service d'une ambiance de science-fiction écolo, matinée de polar et de chronique sociale, savoureuse et un peu lénifiante, à nulle autre pareille. Une alchimie qu'on est d'ores et déjà heureux de retrouver pour une future collaboration (rendez-vous en 2008, toujours chez Poisson Pilote)...

Réalisée en lien avec l'album Biotope T2
Lieu de l'interview : Salon d'Angoulême

interview menée
par
24 août 2007

Bonjour Appollo et bonjour Brüno. Pour faire connaissance, je vous laisse vous présenter…
Appollo : Bonjour, je m’appelle Appollo, je suis né en Tunisie en 1969. Je suis scénariste de BD, j’ai fait entre autre La grippe coloniale avec Serge Huo-Chao-Si, Île Bourbon 1730 avec Lewis Trondheim et Biotope avec Brüno.
Brüno : Bonjour, je m’appelle Brüno, je suis né en 1975 en Allemagne à Ebingen-Albstadt. Je suis dessinateur de BD, j’ai dessiné Némo chez treize étrange, Michel Swing, une BD improvisée toujours chez Treize Etrange, Inner city blues une série « blaxploitation » chez Vent d’Ouest et enfin, Biotope, sur un scénario d’Appollo chez Dargaud.

Récits historiques, humoristiques, science-fiction… Appollo, ta bibliographie au sein du 9e art reflète des univers très variés. C’est une volonté ou c’est naturel ?
Appollo : Je suis réunionnais, j’ai donc commencé par faire des histoires qui se passent chez moi (NDLR : La grippe Coloniale, Fantômes blancs). Pour autant, je n’ai pas envie de me spécialiser dans l’île de la réunion… Pour Le chevalier au cochon et Biotope, qui se passent ailleurs, c’est donc surtout des envies ou des rencontres. Pour Biotope, j’avais rencontré Brüno qui avait envie de faire de la SF. J’avais l’idée d’une histoire qui se passait aux îles Kerguelen (NDLR : un archipel au sud de la réunion) et je me suis dit que ça pourrait être intéressant de transposer ça à une planète forestière. Une planète lointaine et autarcique, c’est un peu comme une île, après tout… A la base, je ne suis pourtant pas amateur de SF, même si je reconnais que le genre est très excitant, car il offre beaucoup de possibilités narratives.

En effet, dans Biotope, tu t’es donné une grande marge de liberté par rapport aux standards de la SF : ça ne ressemble à rien de connu !
Appollo : Oui, ce qui m’intéresse avant tout, c’est de décaler le genre. Globalement, je ne suis pas spécialiste des récits de genres, ni en littérature, ni au cinéma, ni en BD. En outre, c’est un réel plaisir de dynamiter les codes. Le « genre » pour moi, apporte essentiellement le cadre général, dans lequel les personnages évoluent. Dans Biotope, ils fument des clopes dans des couloirs vides…

Le fait qu’il y ait 3 flics noirs est-il un clin d’œil aux séries américaines des seventies ?
Appollo : Je ne pensais pas tellement aux séries américaines en faisant Biotope. Avant tout, j’étais agacé de voir qu’il y a finalement peu de personnages noirs en bande dessinée et plus généralement en science-fiction. Dans La guerre des étoiles, il y en a juste un dans l’épisode 2 (L’empire contre attaque). C’est bizarre, non ? Dès que ça devient un peu high-tech, ultramoderne, il n’y a pas de noir. Le fait que mes flics soient noirs est donc totalement gratuit, il n’y a pas de justification. C’était juste pour rectifier cette espèce de « ségrégation ». Mes personnages sont plus des haïtiens que des américains, ne serait-ce que par leurs noms : Aristide, Toussaint…

Tu installes subtilement une ambiance et puis soudainement, tout part en vrille ! Comment mets-tu en place une histoire aussi tordue ?
Appollo : Je rappelle qu’au départ l’idée se base sur les îles Kerguelen. Les Kerguelen, c’est surtout une très grande île près de l’antarctique, presque de la taille de la Corse. Il y a une base scientifique dans laquelle ils doivent être 100 maxi. Evidemment, un microcosme aussi fermé, entouré d’un milieu aussi « désert » et hostile, c’est une ambiance rêvée pour plante une sorte de thriller. Vous voyez, un peu l’ambiance du film The Thing de John Carpenter. Dans ce contexte, quelque chose déboule sans qu’on comprenne pourquoi, comment… Et en même temps, j’avais envie de raconter une histoire où, paradoxalement, il ne se passe pas grand-chose. On marche dans des couloirs déserts… les rapports humains sont un peu tordus… il y a des mesquineries… C’est le mélange des deux qui m’intéressait de mettre en place dans Biotope.

Quelle est l’influence de Brüno dans le scénario d’Appollo ?
Brüno : C’est assez royal de bosser avec Appollo. Son scénario est très peu directif en ce qui concerne la mise en scène et le découpage. Or ce sont justement des aspects qui m’intéressent dans la création d’une BD. Quand je reçois les planches d’Appollo, j’ai toute liberté – à de rares exceptions près – de découper comme je le veux. Je n’aime pas être un exécutant qui recopie un découpage avec des « bonhommes patates » comme le font certains scénaristes. J’aime avoir une marge de manœuvre à ce niveau. C’est classe !

C’est Appollo qui a trouvé Brüno ou l’inverse ?
Brüno : Oui, c’est lui qui m’a choisi. Il m’a envoyé un mail pour me proposer son projet et ça coïncidait avec une envie de faire de la SF « minimaliste ». C'est-à-dire l’inverse du space-opéra, un huis-clos dans un décor SF. Donc je me suis lancé à fond !

Comment parviens-tu à ce style de dessin particulier, à la fois épais, simple et hyper lisible, d’une fluidité maximum ?
Brüno : Au niveau graphique, mon influence première c’est Hergé. C’est peut-être pour ça qu’il y a ce souci de lisibilité et de fluidité dans la narration. Ensuite, pour le style, c’est un trait que je développe au fur et à mesure de mes albums et qui, je crois, se bonifie avec le temps.

Et la colorisation, si « particulière » avec ses aplats ternes ?
Brüno : La couleur est faite par Laurence Croix, une copine avec qui je travaille depuis mes débuts en bande dessinée. Là encore, c’est super agréable de bosser avec elle : elle est très ouverte, on discute beaucoup. C’est un vrai travail de collaboration. Pour Biotope, on s’est pris la tête pour mettre en place un univers coloré un peu fade. Au départ, elle m’avait proposé des trucs plus bigarrés. Elle avait peur que la couleur devienne vite ennuyeuse… Or moi j’avais envie d’une couleur un peu chiante, plus en adéquation avec l’atmosphère lénifiante, avec ces types qui passent leur temps à fumer des clopes et à se regarder du coin de l’œil. De la sorte, la couleur accentue plus encore l’univers fade et technoïde.

Biotope, c’est un polar futuriste ou de la science-fiction policière ?
Appollo : Le premier tome, c’est un vrai polar. Dans le second tome, il y a des enjeux plus liés aux thématiques de SF. Il ya une réflexion sur l’écologie (mais ça ne se voit pas dans le premier tome).

Vous pouvez donner un scoop à ceux qui n’ont lu que le premier tome ?
Appollo : Non. (hi hi) Allez, si, un petit : il y a un personnage qui a une tête de cerf. Le premier tome fonctionne surtout à partir de questions non élucidées, donc on ne va pas trahir le suspens.

Quels sont vos projets ensemble et/ou séparément ? Par exemple, à quand La grippe coloniale tome 2 ?
Appollo : Moi aussi, La grippe coloniale tome 2, je l’attends… (NDLR : là, il y a un non-dit flagrant). A part ça, avec Brüno, on a un projet de série sur fond de seconde guerre mondiale, dans les marges du conflit. Ça se passera dans les colonies, un peu dans l’esprit des récits de guerre d’Hugo Pratt. J’ai encore un autre projet avec Stéphane Oiry, le dessinateur des Passe-murailles (les Humanoïdes associés). Ce sera une sorte de road-movie avec deux ados qui fuient vers la Vendée. Mais je ne peux pas en faire trop en même temps : je n’ai pas un cerveau suffisamment puissant.
Brüno : Déjà signé, j’ai un projet de western chez Treize Etrange, avec Nicolas Pothier au scénario. Ce sera un diptyque dont le premier tome sortira en juin 2008. Ce sera semi-réaliste, un peu déconnant, mais trop non plus. Et puis, le projet de guerre avec Appollo est très concret : le tome 1 sortira en 2008 chez Dargaud, collection Poisson Pilote, mais on a pas encore de titre ! Ça me branche bien de faire de la BD de guerre, un peu documentée. Ça me change !

Appollo, la renommé, la reconnaissance, ça ouvre des portes ?
Appollo : Il se trouve que par un effet du hasard, j’ai actuellement deux livres qui sortent coup sur coup (NDLR : l’interview a été réalisée lors du festival d’Angoulême 2007, alors que Biotope 1 et Île Bourbon 1730 ont récemment été publiés). Mais je n’ai pas le sentiment d’être particulièrement reconnu… J’ai assez bien joué mon coup puisque l’un des deux a été dessiné par Trondheim, qui est cette année président du festival. Donc les gens font assez attention à ça.

Pour parler d’Île Bourbon 1730, justement, comment s’est passée la collaboration avec Lewis Trondheim ?
Appollo : En fait, c’est une co-scénarisation : j’ai donné le cadre général, l’époque, la Réunion. Là-dessus, on a fait une sorte de partie de ping-pong : je lui donnais des séquences, il en reprenait une après, etc. Ça s’est très bien passé : quand l’un de nous deux trouvait une idée moyenne, on la laissait tomber… C’est très ludique comme manière de fonctionner.

Si vous étiez un bédien, quelles seraient les BD que vous conseilleriez aux terriens.
Appollo : N’importe quoi de Chris Ware… Ou de Blutch… Il y en a plein, en fait. Allez, pour en citer deux, disons Jimmy Corrigan de Chris Ware et Le lotus bleu d‘Hergé.
Brüno : Moi, ce serait les Peanuts de Schultz (réédité chez Dargaud). Ou Les collines noires : un très bon Lucky Luke !

Si vous aviez le pouvoir cosmique de vous téléporter dans le crâne d’un autre auteur de BD, chez qui éliriez-vous domicile ?
Appollo : Pour être cet auteur ou pour lui faire faire n’importe quoi ? Parce que sinon, il y en a certains que je suiciderais volontiers… (rires) Plus sérieusement, un auteur que j’apprécie particulièrement : Blutch. Il fait un travail en bande dessinée assez unique. Il n’y a personne en France qui fait ce qu’il fait.
Brüno : Alan Moore, pour comprendre sa logique scénaristique.

Merci à tous les deux et bon courage pour la suite !