interview Bande dessinée

Bruno Duhamel

©Delcourt édition 2009

Après des westerns fantaisistes (Kochka, Butch Cassidy) et un Harlem humoristique, Bruno Duhamel change aujourd’hui de registre en dessinant la belle adaptation du Père Goriot de Balzac pour la collection Ex libris de Delcourt. Ce dessinateur au trait classique, élégant et fluide, intrinsèquement amoureux d’une « certaine » bande dessinée, a partagé avec nous sa vision pertinente du 9e art, à travers une interview sincère, humble, souvent drôle et très intéressante…
Pour tout savoir sur Bruno Duhamel, visitez aussi hibbouk.com.

Réalisée en lien avec l'album Le père Goriot, de Balzac T1
Lieu de l'interview : le cyber-espace

interview menée
par
27 mai 2009

© Bruno Duhamel - Delcourt - Le père Goriot T2 - pl.7Salut Bruno. Pour faire connaissance, nous te laissons te présenter : qui es-tu ? Comment en es-tu arrivé à faire de la bande dessinée ?
Bruno Duhamel : Je suis né en 1975 à Mont-Saint-Aignan, un lieu empli d'une douce mélancolie que l'on surnomme avec tendresse le « pot de chambre de la Normandie ». J'ai donc vécu pas mal de temps entouré de ces être au regard doux et à la peau blanche tachée de roux que l'on appelle les va... les Normands. A treize ans, je suis arrivé à Paris avec des bottes en caoutchouc et je suis très vite devenu asocial. Je suis un ancien mauvais lecteur, j'ai dû lire mon premier roman vers 13 ou 14 ans. J'ai appris à lire avec la bande dessinée, grâce à la collection familiale. J'ai appris par cœur les albums de Franquin, Morris, Peyo et Uderzo. J'ai dû lire une bonne centaine de fois les Comanche, Blueberry, Ric Hochet, Jonathan, Buddy Longway, Valérian et Jim Cutlass. Ensuite j'ai récupéré la collection complète des Strange, Marvel et Titan d'un ami de mon frère. J'ai presque cessé de lire de la bande dessinée européenne. Heureusement, ma mère a craqué et les a foutues dans la rue avec un panneau « Servez-vous » pour m'obliger à lire des vrais livres. Sur le coup, ça ne m'a pas vraiment réconcilié avec la littérature, mais avec le recul, ça m'a permis de lire autre chose que des Super Héros. Après le bac, je suis entré à l'école des beaux-arts d'Angoulême avec la bénédiction de mes parents qui, épuisés par des années de résistance passive aux études sérieuses, ont fait preuve de l'immense courage qui consiste à laisser son môme faire ses conneries parce que c'est la seule façon d'apprendre. J'ai découvert Breccia, Munoz, Blutch, DeCrecy, Eisner, Tardi, Pratt, Matsumoto… Et je suis devenu pratiquement incapable de finir un dessin sans passer par une bonne crise d'angoisse. Il m'a fallu deux ans pour digérer les 4 années aux beaux-arts. En attendant, j'ai été modélisateur 3D et webdesigner.

© Bruno Duhamel - Delcourt - Le père Goriot T2 - pl.7

Tu as commencé avec Kochka, en 2002, aux côtés de Brrémaud. Quel était le concept de cette BD : un western fantaisiste ?
BD : Je crois que le mot le plus juste pour parler de Kochka serait de parler d'improvisation. Mais pas du tout au sens négatif. L'album se passe à la Nouvelle-Orléans, le projet s'est écrit du début à la fin à quatre mains. Je l'ai dessiné en écoutant presque exclusivement du jazz « Dixieland », en sortant de 5 années passées à Angoulême à digérer tout ce qui me passait sous la main en matière de dessin et de narration, à tenter de faire le tri dans les discours parfois dogmatiques et franchement intolérants des élèves et professeurs des beaux-arts. Le résultat est un album pas évident à lire, syncopé, bourré de références et de contradictions, qui se fout ouvertement de la gueule de son propre personnage principal et se présente finalement comme une variation sur quelques uns des standards de la bande dessinée. Fred et moi, on voulait avant tout s'amuser, et éviter les règles scénaristiques imposées. Du coup, c'est le bordel, mais c'est normal, il y a trop de choses. Mais je préfère ça qu'un album qui soit déjà parfaitement équilibré. Peut-être que dans dix ans, on aura envie de prouver qu'on a tout compris, qu'on sait raconter une histoire, fabriquer une mécanique parfaite. Pour l'instant, les mécaniques parfaites m'emmerdent, parce qu'elles ne ressemblent ni à ce que je suis, ni à ce que je vois dans la rue. J'aime le doute, j'aime la recherche, et je n'ai pas envie de maquiller tout ça pour que le résultat final soit bien lisse. Quant au chat qui a donné son nom à la série, c'est tout simplement parce qu'on cherchait le moyen de faire 40 albums en changeant régulièrement d'époque et de personnages. Un chat a neuf vies, donc on pouvait le réincarner à n'importe quelle période de l'histoire, passer du western à la science-fiction, etc. Mais bon, pour ça, il aurait fallu tomber sur un autre éditeur. Tant pis ! Fred et moi, on s'est bien marré, on a vu mourir la plupart de nos personnages, mais on s'en est sortis. Maintenant on ne se fait plus avoir. On a fait la guerre.

Les œuvres de Brrémaud se caractérisent toutes par une « fantaisie » à la fois originale et difficile à cerner... Toi qui a beaucoup travaillé avec lui, tu aurais une explication sur sa démarche et/ou son « style » ?
BD : Bien sûr ! Fred, c'est un dandy, né 100 ans trop tard, dans une ferme, loin de Londres. Du coup, il est un peu décalé, il ne croit en rien et se moque de tout, comme les dandies, et il ne veut pas qu'on l'emmerde, comme les paysans. Sans rire, je peux difficilement parler en son nom, je peux tout au plus parler de ce qui, je crois, nous rapproche. Fred écrit de la bande dessinée pour s'adresser à son lecteur d'égal à égal. Pas question pour lui de jouer les vieux singes ou les illusionnistes, en prenant le lecteur par la main pour lui dire que la vie à un sens, qu'on meurt sage si on reste honnête, et que l'amour sauve de tout. Parce qu'il n'y croit pas une seconde, et que pour lui ce serait prendre le lecteur pour un con. Pas question non plus d'écrire une histoire où tout se tient, ou chaque évènement est justifié, calculé, parce que ça l'emmerde : il aime que ses personnages soient dépassés par les évènements, et qu'une histoire ne soit pas parfaitement justifiée. Il n'est pas non plus très attiré par les histoire de réussite, de gagnant qui relève tous les défis, d'outsider qui déjoue les pièges tendus, d'« élu » ou de golden boy. Il y a des gens qui savent le faire parce qu'ils sont comme ça, très bien, tant mieux. Fred est (comme moi) plutôt du genre « Balzacien », il est capable de se ruiner en investissant tout son pognon dans une plantation de bananiers, en Bretagne. Du coup, quand il raconte des histoires, il le fait avec beaucoup d'ironie, pour éviter tout cynisme. Il se laisse guider par ce qui l'amuse, par ses personnages. Il se contente parfois de la première idée, ce qui lui vaut d'être capable du meilleur comme du pire. Mais il suffit de passer derrière et d'enlever le pire ?. Sa référence, c'est Les Innommables, sauf que le marché de l'édition est beaucoup plus impitoyable aujourd'hui qu'il y a 20 ans. Or, sur pas mal de projets, Fred est du genre a vouloir qu'on lui fiche une paix royale, quitte à ne jamais les signer. Le pire qui puisse lui arriver, c'est de devenir génial le jour où il va trouver un lieu qui le prendra en charge (hôpital psychiatrique, couvent) et lui permettra de ne bosser que sur des projets auxquels personne ne croit.

© Bruno Duhamel - natureEntre autres collaborations, tu as co-scénarisé le tome 2 de Butch Cassidy, toujours avec Brrémaud. Comment se passe un tel projet de concert ? Qui s´occupe de quoi ? Lequel « bouffe » l´autre et sur quels aspects ?
BD : Paradoxalement, on s'est moins bouffé le nez sur Butch Cassidy que sur les albums qu'on a co-scénarisé et que j'ai dessiné. Pour le tome 1, Fred a trouvé l'idée originale et fait le découpage de l'histoire scène par scène. Je suis revenu dessus, et ensuite on se retrouvait chez l'un ou chez l'autre pour dessiner ça case à case succinctement et écrire les dialogues, en buvant un coup pour pas mourir de soif. Pour le tome deux, c'est moi qui suis arrivé avec l'idée et le découpage scène par scène, mais après on a bu des coups aussi. Tout s'est très bien passé parce que le but était le même pour nous deux : filer un maximum de travail à Jean-Emmanuel Vermot Desroches, le dessinateur talentueux, pour le punir d'avoir un nom aussi long. Franchement, ça s'est très bien passé, sans qu'on ait vraiment besoin de se répartir les personnages ou les scènes. A tel point que j'aurais du mal à dire ce qui vient de lui ou ce qui vient de moi. A part peut-être la leçon d'anatomie comparée entre la mule et le cheval, parce que ça, c'est un truc de dessinateur qui en a marre de dessiner des chevaux !

© Bruno Duhamel - Abel

Dès ta première BD (Kochka, je crois ?), ton « style » de dessin se montre déjà bien au point... C´est la classe, c´est inné ?
BD : HA HA HA ! La seule chose que je sais faire de façon innée, c'est gommer ! Pour chaque page, je fais un découpage poussé, un crayonné ultra détaillé, un encrage bien appliqué, et je trouve encore le moyen de redessiner entièrement certains personnages au crayon optique une fois les pages scannées. Les originaux du tome 1 de Kochka font trois centimètres d'épaisseur à cause des rustines. Je me suis un peu calmé par la suite, parce que j'ai poussé le découpage le plus possible, pour économiser le papier et la colle. Il y a d'ailleurs un lecteur un peu crétin qui me l'a reproché dans une « critique », en disant que je faisais du commercial, parce qu'il y avait moins de rustine ! Bref, je suis tout sauf un intuitif. Par contre je suis un acharné ! Et je m'efforce de faire en sorte que tous ces efforts disparaissent au final, parce que le lecteur n'a pas besoin de savoir que je me suis vautré 15 fois avant de réussir une main. Je pousse le crayonné au maximum, pour pouvoir encrer de façon un peu plus souple et décontractée.

© Bruno Duhamel - Abel

Kochka, Butch Cassidy, Harlem sont des « fantaisies » dans des univers américains de parodies... et puis soudain, paf, un Père Goriot relativement sérieux dans un cadre historique français. Pourquoi un tel virage ?
BD : Je commençais à avoir trop de lecteurs, j'ai essayé d'en semer une partie. Plus sérieusement, je suis fasciné par les auteurs comme Kubrick, ceux qui changent régulièrement de vocabulaire, qu'il soit cinématographique, littéraire ou graphique. Loin de prétendre être au même niveau, ce métier m'intéresse pour ce qu'il m'enseigne : j'aime rechercher de la documentation, me plonger dans des époques différentes, apprendre l'Histoire par la somme des anecdotes, des personnages, des modes de vies. J'aime tester de nouveaux trucs, et devoir mettre en scène toutes sortes d'émotions, quitte à me casser parfois la gueule. Je suis incapable de dessiner pour dessiner, pour la ligne seule. Je m'ennuie très vite si je dois faire ce que je sais faire. Denis Bodart m'a dit à propos du tome 1 de Kochka : « C'est parfait, surtout ne change rien !. C'est terrible ! D'abord parce que ce n'est pas vrai, ensuite parce que je n'imagine pas faire ce métier plus de deux mois si je dois fonctionner sur mes acquis. D'autre part, comme je le disais, je suis un ancien mauvais lecteur, j'ai donc sauté sur l'occasion de redécouvrir un auteur que j'avais lu trop jeune pour l'apprécier pleinement, et pour bosser un peu mon histoire de France. C'est d'autant plus fascinant que l'écriture de Balzac et la société qu'il décrit n'ont pas pris une ride, et qu'elles ont même tendance à rajeunir, depuis que les français ont mis au pouvoir un anarchiste qui supprime un à un tous les acquis sociaux qui ont été obtenus depuis Napoléon. Et puis Balzac a inventé le concept de « retour des personnages » en littérature, en réutilisant certains personnages d'un roman sur l'autre, à différentes périodes de leur vie, en croisant les existences. Or cette technique est à la base de toute l'histoire de la bande dessinée.

© Bruno Duhamel - Delcourt - Le père Goriot T2 - pl.1Comment en es-tu arrivé à quitter Brrémaud pour Philippe Thirault et Thierry Lamy ? Pourquoi Delcourt, pourquoi ex-libris, pourquoi le Père Goriot ?
BD : Je n'ai pas quitté Brrémaud, j'avais besoin d'une pause, de voir d'autres manières de faire, d'enrichir le mélange. Quand on s'est fait virer de chez Vents d'Ouest avant la fin d'Harlem, j'ai proposé un projet en solo à plusieurs éditeurs, un polar qui se déroule à Paris pendant la grande inondation de 1910, et qui a été refusé partout. Jean-David Morvan avait aimé les pages et les ambiances parisiennes et m'a parlé du projet d'adapter la Comédie Humaine. J'ai franchement hésité, vu l'ampleur de la tâche, jusqu'à ce que je sache que Philippe Thirault était aux commandes. J'avais été vraiment séduit par son écriture sur Miss, et lui et Thierry Lamy, dont j'ai beaucoup aimé le travail sur Labiénus, sont des scénaristes très « littéraires », capables de manier une langue riche sans tomber dans les lourdeurs d'un style baroque. Philippe m'a définitivement convaincu quand il m'a dit qu'il voulait une adaptation sans texte « off », la plus dynamique possible.

© Bruno Duhamel - Delcourt - Le père Goriot T2 - pl.10

Comment aborde-t-on l´adaptation visuelle d´un tel monument de la littérature française ?
BD : Avec un maximum d'humilité, quelques bonnes angoisses et des heures de travail. Balzac est mort d'épuisement, à force d'écrire, du coup, il faut faire ça sérieusement ! Se dire qu'on n'arrivera pas à la cheville du bouquin, mais que si on réussit une bonne bande dessinée, et à donner au lecteur envie de lire le livre, ce sera déjà énorme. L'avantage par rapport au cinéma ou au théâtre, c'est qu'on reste dans le domaine de l'écriture. Ça permet de jouer sur le rythme de lecture, sur la relecture, sur l'ellipse et le hors-champs, beaucoup plus facilement qu'au cinéma ou au théâtre, et de conserver le plus possible le texte originel. Ça permet aussi, à mon avis, de mieux retranscrire la noirceur et la méchanceté du livre. La plupart des adaptations filmées du Père Goriot ont eu tendance à édulcorer l'histoire et les personnages. L'alchimie du texte et du dessin a l'avantage de pouvoir évoquer la misère, la mort, la violence, sans pour autant choquer le lecteur, parce qu'il laisse son imagination faire une partie du boulot. Et puis la bande dessinée permet une reconstitution et des décors qui ne réclament pas un budget de super-production, et offre donc plus d'indépendance aux auteurs.

Qu´est-ce qui est le plus difficile sur un tel projet ? As-tu mis tu temps à trouver le character design, les « systèmes » graphiques ?
BD : J'ai un gros défaut, je fais très peu de recherches avant de commencer à dessiner un projet. Le style et les personnages se mettent en général en place dans les pages, par l'action, si bien qu'ils ont tendance à évoluer en cour de projet. C'est particulièrement visible sur certains personnages secondaires, dont l'apparence se fixe souvent lorsqu'ils cessent d'appartenir au décor et commencent à agir, parfois au milieu du projet. Sur Le Père Goriot, c'est le cas pour les personnages de Poiret et de Michonneau, qui ne deviennent importants qu'au début du tome 2. Du coup, leurs gueules changent, leurs gestuelles s'affirment. Mais c'est le jeu, le dessin est un outil aléatoire, il faut en accepter les vibrations. La grosse difficulté sur Balzac, outre la recherche de documentation indispensable à la reconstitution du Paris de la Restauration, a été le niveau de réalisme à adopter. Je voulais un dessin qui ne se prenne pas trop au sérieux, des gueules un peu caricaturales, © Bruno Duhamel - Delcourt - Le père Goriot T2 - pl.12mais qui puissent aussi s'inscrire dans ce contexte historique documenté. Il me fallait un style simple et dynamique qui puisse à la fois alléger des dialogues très riches, faire vivre les personnages, et me permettre une mise en scène dramatique un peu plus sérieuse pour certaines séquences, particulièrement dans le tome 2. Je voulais que le dessin reste doux et agréable, qu'il tranche avec la noirceur de la société décrite, pour obtenir un contraste malsain. Graphiquement, Vautrin est le seul méchant désigné : vêtu de noir, l'œil mauvais, la carrure menaçante. Mais s'il est mauvais comme la peste, le discours le plus cynique du livre sort des lèvres de Madame de Beauséant, alors qu'elle est confortablement installée dans son ravissant hôtel particulier.

Après le Père Goriot, est-il prévu de poursuivre sur d'autres romans de la Comédie humaine ?
BD : Oui, l'idée est d'adapter les trois livres qui forment le « Cycle Vautrin », à savoir Le Père Goriot, Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes. Reste à savoir si le public, et donc l'éditeur, nous suivront.

Sinon, quels sont tes autres projets ?
BD : J'en ai plein ! Un western originel et sans cowboy avec Sylvain Ricard ; le tome 2 de Je suis pas petite !!! pour La Boîte à Bulles ; un projet médiéval, avec Brrémaud ; un autre western, mais seul cette fois, que je vais essayer d'éditer sous forme de feuilleton sur mon site internet, www.hibbouk.com ; un projet pour le site www.coconino-world.com, et peut-être un nouveau projet avec Philippe Thirault mais je préfère ne pas en parler encore. C'est terrible ! J'ai tendance à ne pas savoir refuser un beau projet. C'est une sorte de boulimie, sauf que je perds du poids, parce que je ne dors plus.

© Bruno Duhamel - RomeY a-t-il des reproches que tu te fais en permanence, des aspects de ton travail que tu aimerais améliorer ?
BD : Je passe ma vie avec l'impression d'avoir bâclé mes pages, de n'avoir pas suffisamment prêté attention à tel ou tel détail. Je suis aussi un peu schizophrène par rapport à mon style « classique » : je passe mon temps à essayer de faire exploser ce classicisme, en travaillant au crayon plutôt qu'à l'encre, en me forçant à travailler le dessin d'observation, je suis envieux des tous ces dessinateurs qui émergent à l'heure actuelle avec un dessin libéré des codes de la bande dessinée, mais paradoxalement, je suis franchement énervé par la supériorité qu'affichent certains représentant de cette « Ecole » vis-à-vis de la bande dessinée plus classique. Cette « nouvelle vague » s'est créée dans le sillon de Blutch, DeCrecy, Rabaté ou Blain, entre autre, qui sont tous des dessinateurs qui se sont nourris de la bande dessinée plus classique, l'ont digéré, transformée. Mais leurs discours et leurs travaux sont aujourd'hui repris par des jeunes dessinateurs qui n'ont pas effectué le quart de ce travail de recherche, mais le revendiquent avec une arrogance insupportable, et par un public orgueilleux qui ne lit que la bande dessinée « adulte » labélisée par Télérama. Ces phénomènes de « modes » ont tendance à me foutre en rogne, parce qu'ils sont capables de fusiller le travail acharné de plein d'auteurs sous prétexte qu'ils ne rentrent pas dans la bonne case au bon moment. En gros, j'ai parfois très envie de dessiner comme un jeune con, mais je suis poursuivi par un vieux bonhomme grincheux (et classique) qui considère que tant qu'on ne s'appelle pas Alberto Breccia, on tient son pinceau correctement quand on encre, on la ferme, et surtout on se méfie lorsque tout le monde s'engouffre dans la même direction ! Je crois que cela vient du fait que je suis fondamentalement amoureux des codes de la bande dessinée traditionnelle. Je n'ai absolument pas envie de la rendre plus littéraire ou plus adulte, parce que ça ne veut rien dire. C'est déjà, et depuis le début, un langage sensible, complet, complexe, et d'une grande qualité artistique.

Quels sont tes derniers coups de cœurs en BD ? Et les œuvres que tu estimes incontournables ?
BD : Je ne relis de la bande dessinée que depuis peu, parce qu'après une journée de 12 heures de dessin je préfère, en général, faire quelque chose de totalement différent. Du coup je viens de m'avaler l'intégralité des bouquins de Pascal Rabaté, et j'avoue que je suis très admiratif, parce que ce mec n'arrête jamais de chercher, et réussi souvent son coup. Les petits ruisseaux est un livre magnifique. J'aime beaucoup le travail de David Prudhomme, j'ai essayé de le lui dire lors d'un festival mais j'avais trop bu, je crois que je lui ai fait peur. J'ai aussi découvert avec plaisir le travail de Shigeru Mizuki. Futuropolis et Cornélius sont deux très bons éditeurs. Il y a aussi les travaux de Gipi, Benjamin Flao, Vincent Perriot, Dan Christensen, Olivier et Jérôme Jouvray, Vehlmann, Baru, Maël, Bravo, Blutch… Pour les incontournables, j'ai toujours admiré les gens qui n'en citent que trois, toujours les mêmes, parce qu'avec moi ça finit toujours avec une longue liste. Ça doit être un gros manque de personnalité… Bon, je fais une liste. Les auteurs : Franquin, Pratt, Giraud, Bodart, Breccia, Tardi, Battaglia, Morris, Sempé, Goscinny, Séverin, Greg, Fred, F'murr, Reiser, McKay, Caniff, Sickles, Bernet, les frères Hernandez, Chaland, Mignola, Bézian, Otomo, Matsumoto, Eisner, Charlier, Conrad. Les bouquins : Gaston, Les Idées Noires, Aventures en Jaune et Shukumeï, Green Manor, Le rapport sur les aveugles, Viet Blues, Torpedo, Le Spectre aux balles d'or, La mine de l'Allemand perdu, C'était la guerre des tranchées, Perramus, Mort Cinder, Peplum, Rancho Bravo, Le petit Christian, Les lauriers de César, Astérix en Hispanie, Adam Sarlech, Amer Béton, Akira, Palomar City, Mister X, Les loups du Wyoming, Le ciel est rouge sur Laramie, Little Nemo, La Balade de la Mer Salée, Sous le signe du Capricorne, Les Éthiopiques, Le Juge, Les Rivaux de Painful-Gulch, La Comète de Carthage, Steve Canyon, etc.

Si tu avais le pouvoir cosmique de te promener dans le crane d´un autre auteur de BD, qui irais-tu visiter ? (pour comprendre son œuvre… percer ses secrets… ou autre !)
BD : Je choisirais bien Franquin, mais c'est malheureusement trop tard. DeCrecy pour la virtuosité, Blutch pour l'intelligence, Bodart pour l'élégance, et aussi pour rebrancher le fusible qui permet de finir un album et de passer au suivant ! Breccia pour le génie tout court, Pratt pour le style et les souvenirs, mais là aussi c'est trop tard. C'est le problème, avec un pouvoir comme celui-là, je passerai ma vie dans les cimetières. Pour ce qui est du scénario, je pense que j'irais hanter les caboches des scénaristes de certaines séries américaines, comme NYPD, Deadwood ou Prison Break. Et enfin, pour dire du mal, un certain nombre de bloggeurs pour faire sauter quelques têtes. J'en ai marre de voir les côtés « people » et « business » pourrir la discipline. C'est mon côté vieux con réactionnaire. En plus, pour pratiquer l'auto-fiction, je crois que c'est bien d'avoir vécu un peu avant.

Y a-t-il une question que tu aurais aimé que je te pose ? Si oui laquelle et peux-tu y répondre ?
BD : Le tome 2 du Père Goriot sortira début 2010...

Merci Bruno !

© Bruno Duhamel - Delcourt - Le père Goriot T2 - pl.5

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