interview Bande dessinée

Christian Rossi

©Dargaud édition 2009

Xavier Dorison dit de lui qu’il est le plus grand dessinateur réaliste d’aujourd’hui. Un louage de poids, venant d’un des meilleurs scénaristes du moment, en compagnie duquel Christian Rossi anime actuellement l’époustouflante série WEST. Ce vétéran du 9e art poursuit une belle œuvre entamée au tout début des années 80. Nous avons essayé de cerner sa démarche artistique, au cours d’une interview passionnante qui a permis à ce grand artiste d’ordinaire réservé, de se dévoiler (partiellement)…

Réalisée en lien avec l'album W.E.S.T. T5
Lieu de l'interview : Angoulême

interview menée
par
28 avril 2009

© Christian Rossi - RoughtBonjour Christian Rossi, pour faire connaissance, nous te laissons te présenter.
Christian Rossi : Je suis un dessinateur de BD qui a commencé sa carrière à 17 ans, aux éditions Bayard, et qui en a à présent 54. J'ai eu la chance et l'avantage de rencontrer quelques ainés, dont un certain Joseph Gilain qui a été prédominant dans une sorte de recherche d'éthique. J'ai toujours cherché à faire un travail réaliste et plutôt classique, ce qui ne veut pas dire pour autant casse-couille... Les modes pourront surfer autant qu'elle veulent, elles ne viendront pas amoindrir mon travail. J'ai collaboré avec différents caractères plein de talents, dont Pierre Makyo, Jean Giraud, Erique Abuli, Serge Le tendre, Fabien Nury, Lapierre, Yann, des tas...

Es-tu en quête d'une démarche artistique particulière ?
CR : Ahah ! On va dire que... je cherche quelque chose de vivant. Je suis très mal à l'aise devant les dessins, les formes mortifères... Il y a des gens, des auteurs qui développent, sans s'en rendre compte, des fonds de pensées négatives. Je cherche à tout craint, depuis des années, à révéler la vie qui est en moi. Je ne dis pas que je n'y arrive pas, mais je cherche en permanence à réveiller ce truc là.

© Christian Rossi - WEST 5, projet de couvertureQuelle approche empruntes-tu pour parvenir à la retranscription graphique des histoires de WEST ?
CR : C'est un registre réaliste où la documentation doit être relativement solide : il y a des personnages historiques, il y a une part fantastique qui appellerait par contraste un enracinement crédible, il y a un choix d'une période qui est l'aube de la modernité – début 1900 à New-York, il y a les voitures, téléphones, les communications – bref, l'homme moderne et entreprenant est en pleine expansion. Et puis les ambiances, la couleur directe... autant de pistes que j'essaie d'emprunter pour essayer d'illustrer les scénarios de Xavier et Fabien.

Y a-t-il encore des aspects qui te posent problème dans la réalisation de ton dessin ?
CR : C'est comme si tu demandais à un magicien qui sort de son show de revenir sur sa prestation que tu trouves éblouissante, alors que lui s'éponge le front en disant le 3e tour, ça a foiré, j'espère qu'ils n'ont rien vu…

© Christian Rossi - Rought

© Christian Rossi - TotemSi tu avais une gomme magique, est-ce que tu l'utiliserais et sur quoi ?
CR : Il ne resterait pas grand chose... Si je mets de côté toute fausse modestie, tout orgueil, je vais essayer de donner des pistes graphiques. Par exemple, Jean Giraud est quand même un sacré cador dans sa visualisation du monde : il a tout visualisé et tout synthétisé. Outre lui, il y en a quelques uns qui sont des monstres de talent. Notamment, je pense à Alex Toth, un mec qui m'impressionne vraiment. Ça fait longtemps que je l'ai dans le collimateur, celui-là ! Je me propose de frayer d'un peu plus près, non pas dans son style, qui était très mental, et où malheureusement le manque de générosité pouvait resurgir, mais dans l'énorme humanité qu'il y a dans le choix de ses cases. Il fait jouer ses personnages avec une compassion qui me laisse pantois. On en parle un peu, maintenant, alors que le pauvre vieux est mort après avoir fumé ses 4 paquets pendant des années et avoir pourri la vie des gens – parce que c'était un caractériel, tout de même. Mais moi, je l'ai repéré depuis longtemps, dans des histoires courtes de Creepy, qu'on trouvait en américain, et qui ont été depuis traduites en français. Il y avait une sorte d'alternative au comics, qui était au-delà de la classe, c’était de l'humain.

© Christian Rossi - TotemDu coup, si tu avais le pouvoir cosmique de pénétrer dans le crane d'un autre auteur de BD, ce serait lui ?
CR : Non, je n'irais pas fouiller chez lui, j'essaierais plutôt de visiter des gens qui me sont très étrangers. J'essaierais plutôt de piger des « systèmes » qui me dépassent. C'est une question pertinente, mais je ne suis pas sûr d'avoir un désir de cet ordre. Longtemps, j'ai essayé de percer le coffre-fort de Moebius, et il y a des trucs que j'ai bien compris. Ça n'est pas pour autant que je me suis à faire du Moebius, c'est l'état d'esprit qui est bien. Il y a des états d'esprit qui me sont étrangers et que je trouve extraordinaires. Par exemple, l'état d'esprit d'un mec comme Hergé... Hergé, c'est le summum du rêve mentalisé. C'était un mec tellement fort qu'il s'amusait à faire des jeux de mots graphiques. Par exemple, je crois que ça doit être dans L'affaire Tournesol, Tintin poursuit un avion qui va décoller. Milou le suit et rentre par mégarde dans une meule de foin, pour ressortir aussitôt avec la truffe pleine de piquants. Et on voit émerger un hérisson... Donc, au final, Milou a trouvé plus d'une aiguille dans une meule de foin. Voilà... Il faut s'abandonner à ce genre d'astuces, juste suggérées... Hergé avait ce style de mentalisation extrêmement digne. Il laissait s'exprimer le petit garçon qui était en lui, avec une dignité incroyable. Et graphiquement, putain, c'est bon, quoi ! C'est bon, et en même temps, quand j'en parle avec des copains qui ont pris ça sur le tard, certains ne voient pas ce genre de subtilités, l'essence de ce dessin. Par exemple, Paul Gillon, lui, ça lui tombe des mains. Evidemment, lui s'est fixé sur Alex Raymond, alors voilà... Alors qu'Hergé, c'est charnu, les cadrages sont d'une perfection... Ce sont des BD qui aiment les gens.

Si tu avais des conseils de lectures à donner, ce serait quoi ?
CR : Pour les coups de cœur modernes, ce serait plutôt aux lecteurs d'aujourd'hui de me donner des conseils de lectures. Je lis des mangas, des comics, et il y a pas mal de trucs que je trouve bien... mais je n'y connais pas grand chose et j'en loupe plein. Pour les œuvres que j'estime fondamentales, j'adore Noêl Sickles par exemple, un pote de Milton Caniff, qui est devenu illustrateur. C'est un mec qui dessinait réaliste dans les années 32-33-34, qui a créé les hors textes dans les cartouches, les accents dans les bulles, des cadrages qu'on avait jamais vu ailleurs... A chaque fois je reviens à son œuvre. Hugo Pratt avait pompé le travail de Sickles pour Corto en Sibérie. Il y avait toute une histoire de train et Pratt était allé voir chez ce mec là. Il calquait Milton Caniff et il a vu que c'était plutôt chez Sickles qu'il fallait aller voir. Sickles n'a fait que 3 ans de bandes dessinées et puis il a arrêté... C'était un surdoué. C'est pas impressionnant visuellement : c'est dans la présence, la synthétisation que tout ce joue. Or ce qui est terrible, c'est que ça ne vieillit pas. Aujourd'hui, on a une façon de raconter des histoires qui vieillira peut-être mal... La même histoire, il y a 40 ans, se racontait d'une autre façon, et dans 40 ans, on la racontera aussi sans doute autrement.

Merci Christian !

© Christian Rossi - Femme