interview Bande dessinée

Eric "Turalo" Dérian et Yannick Lejeune

©Delcourt édition 2012

Des idées les plus simples naissent souvent des concepts fédérateurs. Cette maxime s'applique parfaitement à Idées reçues et corrigées, qui revisite de nombreux postulats populaires pour nous révéler leur supercherie. Aux commandes de cet album aussi amusant qu'instructif, on retrouve Eric Dérian (connu sous le pseudo de Turalo) et Yannick Lejeune (le monsieur blog et Internet des éditions Delcourt) au scénario et Jean-Philippe Peyraud aux dessins. La venue des deux co-scénaristes au festival BD Boum de Blois nous a permis de creuser avec eux d'où est sortie l'inspiration pour ces Idées reçues et corrigées...

Réalisée en lien avec l'album Idées reçues et corrigées
Lieu de l'interview : Festival BD Boum à Blois

interview menée
par
9 décembre 2012

Bonjour ! Pouvez-vous vous présenter et nous dire comment vous en êtes arrivés à faire de la BD ?
Eric Derian : Je suis Eric Dérian, je travaille sous le pseudonyme de Turalo. La bande dessinée est pour moi un rêve d'enfant que j'ai pu réaliser au travers de différentes choses, des études d'arts plastiques, les Beaux Arts etc.
Yannick Lejeune : Moi je suis Yannick Lejeune, j'ai commencé en tant que journaliste BD dans Bédéka, ensuite j'ai créé un festival de bande dessinée qui s'appelle le Festiblog avec l'aide d'Eric. On a eu l’idée ensemble. Ensuite, j'ai animé des conférences à Angoulême et on m'a proposé d'être éditeur chez Delcourt pour la partie Internet. Le travail éditorial m’a donné quelques idées de création personnelle et afin de mettre en place celles-ci, j'ai fait appel à Eric.

Quelles sont vos grandes références ?
YL : : Pour moi, c'est clairement Gotlib. Cela a été une rencontre marquante pour moi. Lorsque quelqu'un te dit que tu es sympathique comme gamin, mais un peu chiant, et qu’il te donne l’occasion de lire l'intégrale de Gotlib, ça change bien des choses. Ensuite, il y a eu Metal Hurlant et aussi des comics, des choses comme X-Men. Et puis pour finir des auteurs comme Trondheim.
ED : J'ai grandi avec Le journal de Mickey, Spirou et Le journal de Tintin. Parallèlement, il y a eu du Gotlib aussi mais encore plus Franquin pour moi. J'ai dévoré toute cette école franco-belge comme par exemple Peyo.

© Eric Derian – Yannick Lejeune – Jean-Philippe Peyraud – Delcourt

Comment est née l'idée de l’album idées reçues et corrigées ?
YL : En fait, il y a un truc qui me rend dingue, ce sont les faux experts. Chaque fois que je regarde une émission et que chaque jour il y a le même mauvais chroniqueur qui parle de cuisine, le lendemain de nouvelles technologies ou encore de BD sans savoir vraiment de ce qu’il dit, ça m'énerve.
ED : Tu parles de Télérama ? (rires)
YL : Euh non, ce sont de vrais journalistes, même si je me souviens d’une critique très premier degré de Didier Super qui nous fait encore rire. Le vrai facteur déclenchant de l’album, c’est un journaliste de journal télévisé d’une grande chaine qui a lancé un sujet sur la grande muraille de Chine en disant : « C'est le seul monument que l'on pouvait voir depuis la lune ». Quand on y réfléchit 10 secondes, on se dit qu'il y a quelque chose d'illogique. La grande arche de la Défense est plus large que la muraille : on devrait donc la voir aussi. Ces gens sont là pour informer, pas pour émettre des idées reçues pour faciliter l’adhésion à leurs sujets. De là, j'ai commencé à chercher d'autres idées fausses et bien installées dans l'esprit des gens. J'en ai parlé à Guy Delcourt qui m'a dit ok sur le principe. J'en ai parlé à Eric, car je ne voulais pas me lancer dans l'écriture tout seul, j’avais besoin de m’entourer de gens d’expérience. Comme je viens d’un univers scientifique, j’avais besoin de quelqu’un qui rende la chose plus drôle.
ED : Et lui me rend plus intelligent.
YL : Pour le dessinateur, le choix fut trouvé un soir de déprime, après plusieurs essais infructueux ou refus de gens qui aimaient l’idée, mais qui étaient débordés. Ce soir-là, en rêvant à voix haute, j’ai dit que dans l’idéal, j’aurais aimé Jean-Philippe Peyraud. Eric m’a répondu qu'il le connaissait très bien et qu'il allait lui en parler…
ED : Jean-Philippe et moi, nous connaissons depuis très longtemps, du temps où nous étions de jeunes auteurs. Lui était à la Comédie illustrée, moi au Cycliste. Il a été le co-scénariste de ma première série chez Glénat, Hermine. Nos chemins se sont écartés pour aujourd'hui se retrouver.

Comment avez-vous choisi les précieuses idées reçues de l'album ?
YL : On a listé celles qui fonctionnaient le mieux à nos yeux ou qui faisaient partie de l’inconscient collectif. Par exemple, l'histoire des vers de terre. C’est évidemment une idée d’enfant : couper un ver de terre ne fait pas deux vers de terre… Mais en cherchant un peu, on a appris que le résultat changeait suivant l’endroit où la pauvre bête était mutilée. Il y en avait d'autres que nous croyions nous-mêmes aussi. Par exemple, j'avais tendance à penser qu'il y avait plus de naissances les nuits de la pleine lune. En regardant les vrais chiffres, on a pu constater que c'était faux. On a aussi regardé sur Internet les questions récurrentes des gens. On a aussi choisi de ne garder que celles pour lesquelles on avait des sources scientifiques indiscutables. Nous ne sommes pas à la fois biologistes, historiens, physiciens, nutritionnistes, etc. J’ai beau avoir une formation scientifique, il nous fallait suffisamment de preuves pour qu'on valide une idée. Par exemple, l'histoire du cheval blanc d'Henri IV était trop difficile à trancher, donc on l'a écarté.
ED : Avec, en plus, des idées qui ont été écartées car elles ne permettaient pas de faire une belle planche de bande dessinée. En fait, si l'album est drôle, c'est parce qu'on n'a pas gardé toutes les idées !
YL : Certaines idées en ont amené d'autres. La découverte de l'Amérique par Christophe Colomb a mis en avant l'existence d'un village viking. On a dessiné ce dernier avec un casque à cornes. Ça aussi, c’est une idée reçue ! Du coup, on a fait une autre planche là-dessus, avec le même viking. En fait, dans l'album, certains remarqueront que des personnages reviennent régulièrement. Ça permet pas mal de clins d’œil et ça offre un fil rouge au lecteur qui lit tout dans l’ordre.

Du coup, si le succès est au rendez-vous, vous reste-t-il de bonnes idées reçues pour un second opus ?
YL : On a largement de quoi faire une suite. Cela va dépendre du succès de cet album. On a pas mal de choses à raconter. Par exemple, on aimerait bien faire unIdées reçues et corrigées sur la littérature. Eve ne croque pas vraiment dans une pomme. Dans la Bible originale, c'est un fruit non identifié. Au fur et à mesure des traductions, c'est devenu une pomme. Ce serait bien aussi d'expliquer que la fin des contes version Walt Disney ne correspond pas aux œuvres originales. On s'intéresse aux croyances populaires.

© Eric Derian – Yannick Lejeune – Jean-Philippe Peyraud – Delcourt

Que pensez-vous de vos « concurrents » comme l'album Tu mourras moins bête de Marion Montaigne ?
YL : Que du bien, à tel point que j’aurais aimé l'éditer et qu’elle a été nommée marraine du dernier Festiblog. Sa démarche est un peu plus ouverte, ça lui permet des sujets farfelus du genre : est-ce qu'on peut vraiment fabriquer un sabre laser ? Une question que tout le monde se pose. Elle va aussi plus loin dans le loufoque et le trash. Nous souhaitions rester dans une optique un peu plus grand public.
ED : Marion Montaigne, c'est très bien. On a une chance, actuellement, notre album prend place dans un nouveau courant de la bande dessinée, qui est l'album de vulgarisation. On n'est pas débordé par les titres et il n'y a que du bon. Donc youpi !

Et pour la suite, vous prévoyez quoi ?
YL : Éditer ce garçon ! (montrant Eric)
ED : Je débute dans le métier ! Je profite d'avoir un doigt dans le secteur de l'édition. Je ne dirais pas quel doigt et pas quel secteur... Je travaille sur un projet plus personnel avec une jeune auteure sur Tours. On essaie de combiner nos talents pour être édités. Pendant ce temps-là, je continue à faire de la couleur... La BD c'est mon métier depuis un moment, tu sais. (rires)
YL : Je travaille sur l’édition de quelques projets pour l'année prochaine, essentiellement des romans graphiques. Des choses assez dures, des récits personnels. Et puis une série jeunesse proche du manga. Et puis un beau projet que je vais co-éditer avec Lewis Trondheim. Chez Delcourt, le catalogue permet d’aller dans des directions très diverses et c'est vraiment bien.
ED : Tu ne parles pas de ton projet porno ?
YL : Il n'est pas signé ! Il s’agit d’un projet de BD érotique, encore une fois en co-écriture, qui devrait voir le jour en 2014 mais c'est trop tôt pour l’affirmer. Pour l’instant, c’est secret.

Avez-vous eu des coups de cœur en BD récemment ?
YL : J'ai lu un album qui s’appelle Dans la forêt de Lionel Richerand, ça sort en début d'année 2013 et c'est formidable, splendide. Lionel Richerand n'a pas la reconnaissance qu'il mérite. Cela fait des années qu'il se trimballe avec des carnets de croquis où il y a un bestiaire fantastique et il sort enfin un album sur ça. C'est génial.
ED : Je peux vous parler du Nao de Brown qui est un bouquin assez extraordinaire, c'est un livre dont on ne peut pas trop parler, il faut le lire. Je viens de terminer le 5ème tome de Bonne nuit Pun Pun, je suis aux anges avec les travaux d'Asano.
YL : Ha oui et le dernier tome de Happy!. Les méchants sont vraiment très méchants et la gentille très gentille. J'espère qu'elle va s'en sortir car sinon ce serait très dur à vivre pour moi ! (rires)

Si vous aviez le pouvoir de visiter le crâne d'un autre auteur pour en comprendre le génie, qui choisiriez-vous ?
ED : Tu nous imposes le pouvoir ?
YL : Lui qui voulait devenir invisible pour aller dans les vestiaires des filles !
ED : Je peux te dire dans la tête de qui je n'aimerais pas être. J'ai plein de noms qui me viennent.
YL : Pour répondre sérieusement, j'aurais dit Goscinny.
ED : Je suis obligé de dire André Franquin. Cela me collera à la peau toute ma vie.

Pourquoi ces choix ?
YL : Goscinny, Franquin, on peut dire qu’on est à l'avant-garde de la BD ! Mais vraiment, dans Astérix, il y a tout. C'est intelligent, terriblement bien raconté, c'est drôle, il y a plusieurs niveaux d'humour, depuis l’observation contemporaine et des calembours comme on les aime. Ceux qui liront l'album, verront qu'on les aime bien plus pourris que ceux de Goscinny, quoique « Passe-moi le celte » reste un de mes préférés. Mais bon, Astérix,Le petit Nicolas,Les Dingodossiers, c'est élégant, grand public, inatteignable.
ED : J'irais voir dans la tête de Franquin tout ce qu'il n'a pas fait.


Merci beaucoup messieurs !