interview Bande dessinée

Espé

©Delcourt édition 2009

Une première « grosse » série de 6 tomes terminée (le Territoire), Espé a récidivé aux côtés d’Eric Corbeyran pour Le 3e œil, un diptyque d’épouvante (un second), aux accents urbains. Il poursuivra sous peu, toujours aux côtés de Corbeyran, au sein du vaste projet Destin de Frank Giroud (à venir chez Glénat à partir de 2009). Mais saviez-vous qu’avant de faire de la BD, Espé a été designer et a signé des pochettes de CD ? Découvrez ce dessinateur réaliste prometteur…

Réalisée en lien avec l'album Le 3e oeil T2
Lieu de l'interview : le cyber-espace

interview menée
par
3 septembre 2009

Bonjour Espé, pour faire connaissance, peux-tu te présenter : quel est ton parcours, comment en es-tu arrivé à faire de la bande dessinée ?
Espé : J’ai toujours adoré lire des BDs. J’ai dévoré Pif, Picsou Magazine, les comics, Astérix et de nombreux albums franco-belge quand j’étais plus jeune. Etre dessinateur de BD était un rêve que j’ai longtemps cru inaccessible. J’ai passé un bac D et je suis rentré aux Beaux Arts de Toulouse. J’y suis resté 5 ans. En parallèle, j’ai monté un fanzine, Broute qui était un moyen de rester en contact, même de loin, avec le monde de la BD. C’était un prétexte à se retrouver entre potes les soirs de bouclage et d’agraffage. Puis j’ai travaillé comme designer dans une grande entreprise avant de plonger dans le monde de la BD. J’ai commencé à travailler pour des collectifs chez Petit à Petit et Delcourt, en continuant à être designer avant de ne faire plus que de la BD.

© Espé - Hip Hop Soul Party 5Le pseudo Espé, j’imagine que c’est la phonétique de tes initiales ? Pourquoi ne pas signer sous ton nom ?
Espé : Je signe Espé depuis pas mal de temps. J’ai travaillé comme illustrateur freelance pendant de nombreuses années pour un magazine musical, Groove. J’ai aussi réalisé des affiches, une pochette de CD pour Cut Killer et DJ ABDel, déjà sous le pseudo Espé. C’était bien, avant de faire de la BD. Du coup, je l’ai gardé tout naturellement pour signer mes albums.

Comment as-tu rencontré Eric Corbeyran ? Tu lui es fidèle jusqu’à présent… et ça va continuer ?
Espé : J’ai rencontré Corbeyran au moment où il travaillait sur Paroles de Taules. Il cherchait un dessinateur pour illustrer un des témoignages de détenus. Je lui ai envoyé un petit book et il m’a choisi. Ensuite, il m’a proposé de travailler sur un album complet. J’ai fait quelques planches mais arrivé chez lui, il m’a fait lire le scénario du Territoire que j’ai adoré et l’aventure a commencé sur ce projet là. Depuis le début de notre collaboration, nous nous entendons à merveille et nous avons encore de nombreuses choses à raconter et à partager.

Parlons Territoire, donc, pour commencer : peux-tu nous faire le synopsis de cette série d’épouvante en 6 tomes ?
Espé : Le Territoire est une série fantastique en 6 tomes. On suit une sorte de descente en enfer du héros principal ; Nigel, un avocat New-Yorkais qui croise une connaissance lors d’une soirée donnée par une amie. C’est une sorte de relecture du mythe d’Orphée et d’Eurydice saupoudrée d’un univers à la David Lynch.

© Espé - Hommage à UgarteL’originalité de cette série, c’est l’utilisation des peintures de Jean-Pierre Ugarte afin de servir l’intrigue. Comment a germé cette idée chez Eric et toi ?
Espé : L’originalité était de mêler un dessin réaliste classique à l’univers fantasmatiques des toiles d’Ugarte. L’idée vient de Corbeyran qui est tombé en admiration devant le travail d’Ugarte lors d’une de ses expositions à la galerie le 3ème Œil à Bordeaux.

Quelle démarche emprunte donc cet artiste qui peint des territoires dantesques ultra-réalistes ?
Espé : Je ne peux pas répondre à sa place. C’est une démarche artistique donc personnelle et son univers lui est propre. Ses toiles sont très impressionnantes. Son univers est dérangeant car en restant très réaliste il ne permet pas d’avoir un certain décalage avec les images qu’il nous propose. On se perd à scruter une trace de vie dans ses monolithes, ses déserts rocailleux et ses bateaux de pierre.

N’y avait-il pas moyen de faire évoluer les personnages de votre histoires à l‘intérieur de ces paysages inquiétants ?
Espé : J’aurais beaucoup aimé mais c’était impossible. On n’avait pas la possibilité d’intégrer des personnages dans les œuvres d’Ugarte. Il n’y a aucun personnage dans ses tableaux et il était clair qu’on ne pouvait pas dénaturer ses œuvres mais simplement les intégrer à notre univers. De toute façon, quand on lit la série, il est clair qu’il n’était pas nécessaire d’en faire plus.

Quel regard Ugarte porte t-il aux 6 tomes du Territoire ? La BD l’a-t-elle servi ? Perturbé ? Nourri ?
Espé : Je pense que ça l’a un peu perturbé. J’imagine que ça n’est pas évident de voir son travail dans des albums de BD. Ca n’est pas son univers. Il nous a laissé faire et je crois qu’il a eu raison. Corbeyran savait ou il allait et il n’y avait pas vraiment d’interactions possibles entre la BD et ses toiles. Le fait de rajouter un cahier graphique assez dense sur son travail à la fin du tome 4 lui a rendu un bel hommage. La succession des vues de ses tableaux à la fin du 6, au moment où on a une vision globale de l’intrigue met aussi un peu plus en lumière l’interaction entre la BD et sa peinture qui est la pierre angulaire du récit.

Quel regard portes-tu sur cette série désormais terminée ?
Espé : Avec du recul, il y a toujours des passages qu’on ne referait pas comme on les a fait sur le moment, mais dans l’ensemble je suis très satisfait de cette première série. Je trouve qu’on a réussi à créer une ambiance particulière, à trouver un rythme qui permet au lecteur de rentrer rapidement dans l’histoire. Il y a une fluidité dans l’écriture de Corbeyran qui nous porte jusqu’à la conclusion que j’affectionne tout particulièrement. Commencer par une série de six albums est aussi très formateur. Je tenais absolument à ce que le rythme de parution soit régulier et il l’a été. Ce qui est loin d’être évident quand on débute. Choisir un dessin réaliste avec un encrage classique pour contraster avec les tableaux d’Ugarte était loin d’être simple. Si j’avais choisi un trait plus lâché, les tableaux auraient eu beaucoup moins d’impact. Ils se seraient fondus dans la masse des cases des albums. C’est la différence de style qui crée l’univers et l’ambiance générale de la série. Cette première collaboration avec Corbeyran a été extraordinaire au niveau humain. On a appris à ce connaître et à s’apprécier au rythme des planches.

© Espé - Etude du fantôme Kristie

Comment vous est venue l’idée du Troisième œil ? Quel est le nouvel objectif de cette série ?
Espé : Le 3ème Œil a démarré dans nos têtes quand le tome 5 du Territoire est sorti. J’avais dessiné quelques personnages et Corbeyran avait écrit quelques textes. J’avais envie de travailler avec des personnages décalés, atypiques. Je voulais utiliser un encrage plus noir, plus dur et il souhaitait créer une histoire sur la psychographie en s’appuyant sur la ville de Bordeaux. Ça s’est donc fait comme ça, tout simplement. Mes personnages, mon univers décalé avec ma culture urbaine se sont mélangés au synopsis puis au scénario de Corbeyran et on a démarré ce diptyque. Notre objectif était de faire une histoire en deux albums avec une parution rapprochée, comme la série Garrigue.

L’appareil photo qui prend des clichés des meurtres passés est déjà utilisé dans la série Thomas Silane… C’est une coïncidence ?
Espé : Absolument. Si vous lisez L’affreux Joujou de Pierre Siniac, vous verrez qu’il parle d’un appareil photo qui prend des clichés ou des scènes macabres apparaissent sur la pellicule. On ne rapproche pas pour autant Thomas Silane ou Le 3ème Œil de ce roman. Chaque auteur peut traduire une idée assez proche avec son propre langage. Moi, en tout cas ça ne me choque pas de voir des séries ou des films avec la même idée forte racontée différemment. Au contraire, c’est toujours intéressant de voir comment chacun l’a interprété.

© Espé - Etude de personnageEtrangement, n’y a-t-il pas une légère dichotomie entre le style de dessin très réaliste et le fond plus léger des aventures d’Arnaud et Maud ?
Espé : Là, c’est une tradition bien franchouillarde de tout mettre dans des cases bien fermées à double tour. Si on ne correspond pas au style choisit, on fait erreur. Je crois que c’est toute la richesse du récit de proposer un ton différent, une ambiance particulière. Vous allez me dire qu’il est impossible de croiser un graffeur aveugle où un mec avec le don d’Arnaud. Ok, vous avez raison, mais je ne croise pas non plus beaucoup de grand mec musclé en collant moulant sauvant le monde. On peut amener de la douceur, de l’action, de l’humour à un polar fantastique avec des personnages réalistes et un encrage très fort sans le dénaturer. On peut jouer sur plusieurs tableaux et prendre comme base un style réaliste encré dans une réalité (la ville de Bordeaux) en s’appuyant sur une forme de faits divers et amener une fantaisie, je dirais même une poésie urbaine (la relation Arnaud/Maud, le hip hop). Mélanger la culture urbaine, ces graffs et la ville de Bordeaux dans ce polar fantastique faisait pour moi partie intégrante de l’intrigue et du ton du récit et, malheureusement, peu de critique BD s’en sont rendu compte. Dès qu’on sort des schémas classiques des BDs de genre, c’est compliqué.

L’atmosphère pesante est particulièrement prégnante dans tes histoires. Tu portes un soin particulier à cet aspect ?
Espé : C’est difficile de faire autrement quand on raconte des histoires comme le Territoire ou Le 3ème Œil. C’est un univers que j’aime beaucoup. J’aime les personnages torturés et les ambiances malsaines. J’aime cette atmosphère pesante, ce style borderline en humour (je suis fan de C’est arrivé près de chez vous) ou dans un style plus réaliste, j’adore Bad Lieutenant d’Abel Ferrara, Le Bunker de la dernière Rafale de Caro et Jeunet, Carnival, Mulholland Drive, Six Feet Under, des séries ou des films pas particulièrement gais mais tellement forts et inventifs qu’ils m’ont marqués et se retrouvent indirectement dans mes deux premières séries.

Comment travailles-tu avec les coloristes en charge de tes encrages (Hubert, Favrelle puis Casadei) ?
Espé : Ces trois coloristes ont un talent fou. Je suis assez « dirigiste », je donne beaucoup d’indications pour les ambiances que je souhaite retrouver dans les albums. Mais je leur fais confiance à 200% et il est rare que je sois déçu. Au contraire, ils magnifient le dessin et mettent en valeur l’encrage.

La dernière case, scotchante, laisse un puissant arrière goût de non-dit… Vous êtes contents de votre petit effet ? Y aura-t-il un troisième volet ?
Espé : Oui, assez. L’idée est de Corbeyran et je l’approuve. J’adore cette fin. J’aime le rythme de l’histoire et cet ultime rebondissement est une petite porte ouverte sur une éventuelle suite mais je doute qu’il y en ait une. Ce diptyque se tient à lui seul et nous sommes partis sur d’autres aventures…

Les peintures d’Ugarte pour le Territoire, puis la photographie d’art pour le Troisième œil… Y a-t-il un désir particulier de marier différents arts avec la BD ?
Espé : La BD est une façon de nous dévoiler. J’aime l’art dans toutes ses formes. Corbeyran aussi. Raconter une histoire, c’est souvent parler de soi. Et forcément, nous mettons consciemment ou pas ce que nous aimons dans nos BDs. Quand on a commencé Le Territoire, on ne savait pas que nous enchaînerions sur l’histoire d’un photographe, mais c’est une suite logique. Et venant des Beaux Arts, c’est un peu normal que j’aime mêler toutes les formes d’arts.

© Espé - CroquisQuels sont tes projets actuels (avec ou sans Eric) ?
Espé : Avec Corbeyran, nous travaillons sur un des albums de la série Destins qui est chapeautée par Frank Giroud chez Glénat. C’est un gros projet avec de nombreux scénaristes et dessinateurs. Je devrais terminer la dernière partie de l’album cet été. Avec Corbeyran aussi, nous travaillons sur l’adaptation en BD d’un roman de Marc Lévy. C’est un réel plaisir de travailler sur ce projet. Corbeyran a écrit une superbe adaptation. Et nous allons enchaîner à la rentrée, toujours tous les deux, sur une nouvelle série chez Glénat. Un beau projet qui, j’espère, nous occupera un certain temps.

As-tu des envies de collaborations particulières ? Des débuts d’histoires que tu aimerais concrétiser en BD ?
Espé : Refaire un jour un one-shot avec des personnages décalés, travailler sur un projet très particulier et personnel me tiennent à cœur mais avec tous les projets que j’ai à dessiner, ça ne sera pas pour tout de suite.

Si tu avais une gomme magique, l’utiliserais-tu pour retoucher, post-parution, des aspects de tes planches ? Sur quoi ?
Espé : Oula… J’ai du mal à revoir ce que j’ai fais… Je suis un éternel insatisfait et pour moi la meilleure planche est celle que je ferai demain… J’ai besoin de créer pour progresser. Je n’aime pas refaire dix fois la même case. Je préfère travailler la fluidité de l’album en étant le plus juste possible sans toutefois m’attarder sur de minuscules détails que je serais le seul à remarquer. Je ne porte aussi aucune importance aux planches que je réalise. Pour moi, le plus important reste l’album, le résultat final et pas le support pour y arriver. J’ai du mal avec ceux qui idolâtrent les planches originales…

© Espé - Prince PaulQuelles sont les BD que tu aurais envie de faire découvrir aux lecteurs ? Soit des œuvres que tu considères cultes, soit des dernières lectures qui t’ont particulièrement botté ?
Espé : Il y en a tellement… Je citerais Boucq et Jodorowsky pour leur Bouncer qui est un monument de la BD. Boucq est le dessinateur qui m’impressionne le plus. Son univers est incroyable et son trait est magnifiquement fluide et au service de l’histoire qu’il raconte. J’adore le dessin de Guérineau qui est un des plus grands dessinateurs français à mon avis. Son western est splendide et son travail sur les Stryges est fabuleux. J’ai beaucoup aimé Volunteer de Springer, dernièrement le Grand Mort m’a bien plu. Le dessin de Rocher Rouge paru chez Kstr ces dernières semaines est très intéressant. J’ai des BDs cultes comme Trait de Craie de Prado, un livre fabuleux qui joue avec le temps et les sentiments ave un dessin extraordinaire, tous les albums de Ferri sont géniaux, ceux de Larcenet sont tellement justes. J’ai beaucoup aimé Plageman de Bouzard, Maus de Spiegelmann, Violent Cases de Gaiman et Mc Kean, L’Arme X de Barry Windsor Smith, Le Baron Rouge de Gerges Pratt, L’Autoroute du Soleil de Baru est cultissime et tous les albums de De Crécy… Il y en a tant d’autres qui m’ont marqués et qui trônent dans ma bibliothèque…

Si tu avais le pouvoir cosmique d’entrer quelques minutes dans le crane d’un autre auteur (scénariste et/ou dessinateur), afin de comprendre sa démarche artistique ou sa façon de considérer le métier, qui choisirais-tu de visiter ?
Espé : Boucq sans hésiter !!

Merci Espé !

© Espé - Le 3e oeil T2 : crayonné et encrage comparés

© Espé - Le 3e oeil T2