interview Bande dessinée

Fabien Nury

©Les Humanoïdes Associés édition 2006

Le 1er tome de Je suis légion était sorti à l’occasion du 60ème anniversaire de l’Armistice (mai 2005). Le second intitulé Vlad allume la mèche avant que le troisième et ultime épisode (à paraître) ne mette le feu aux poudres. Fabien Nury, également scénariste sur W.E.S.T. avec Xavier Dorison (dessin de Christian Rossi) nous en dit « beaucoup » plus (bavard le lascar !) sur un final qui promet d’être tout aussi explosif. Répondant à cœur ouvert, il nous confie ses envies.

Réalisée en lien avec l'album Je suis légion T2
Lieu de l'interview : chez les Humanos

interview menée
par
18 février 2006

Bonjour Fabien ! Le tome 2 de Je suis légion n’est « que » ta 4ème réalisation en BD. Un mot sur toi pour te présenter ?
Fabien Nury : Je suis Ardéchois et j’écris depuis maintenant dix ans, dont les cinq derniers à titre professionnel. Auparavant, je bossais dans le commerce et la publicité. J’affectionne tout particulièrement les histoires de genre : polar, western, espionnage, fantastique… Tout ce qui comporte de l’action et du suspense.

Peux tu nous raconter ta rencontre avec John Cassaday ? Comment se passe votre collaboration ?
Fabien Nury : En fait, avec John, on ne s’est jamais vu. Ce sont les Humanos qui l’ont rencontré à San Diego il y a maintenant 4 ou 5 ans. J’avais écrit un scénario… qu’ils lui ont proposé. Après qu’il eut accepté, on a commencé à travailler en communiquant essentiellement par courriels. Dans un cas comme celui-là, j’écris tout, véritablement tout, et l’éditeur fait traduire (John est américain). Puis je retravaille directement en anglais en fonction des critiques de John ou de l’éditeur. Puis c’est à lui de jouer ! Sur ce second tome, je lui ai livré un scénario au format cinéma, découpé en scènes et non par planches et cases (comme je fais avec d’autres dessinateurs tels que Rossi sur W.E.S.T.). Concrètement, la scène introductive se décompose comme suit : intérieur nuit, maison Wilkes, hall ; puis, intérieur nuit, maison Wilkes bureau ; puis aéroport militaire, etc… Je précise les lieux et je décris l’action des personnages avant de détailler leurs dialogues. Pour la première fois, je n’ai pas fait le découpage car John souhaitait l’assurer lui-même. De surcroît, venant du comics, il réussit à faire moins de cases par planche que moi (7 en moyenne sur ce tome 2 contre 9 pour le premier). Au final, la narration est plus aérée.

Je suis légion était donc entièrement écrit depuis le début ?
Fabien Nury : En effet, ce qui ne veut pas dire qu’il ne peut pas y avoir de changement. Mais je connais les conséquences de ces changements. Dans ce genre d’histoire, il vaut mieux savoir où l’on va parce que c’est la fin qui détermine tout le reste. Parce qu’il doit se passer « ça » à la fin, alors il faut qu’il ait eu « cela » auparavant. C’est l’inverse du rapport de cause à effet au quotidien. Il faut connaître « sa » fin, et il faut s’y tenir ! Une magnifique série comme XIII aurait du s’arrêter au tome 8 après sa sortie de la Maison blanche. C’est dommage car depuis, ce n’est plus du grand Van Hamme.

Quel regard portes-tu sur le résultat ? Si tu le pouvais, y apporterais-tu des retouches ?
Fabien Nury : Je suis très satisfait. Chaque tome possède ses points forts. Le précédent présentait une intrigue assez complexe. Comme tout bon tome d’exposition, ça commençait puis ça se terminait fort. Le second volet privilégie une lecture plus dynamique, pendant au moins toute la seconde partie de l’album. Evidemment, John s’éclate beaucoup plus dans l’action qu’à dessiner des discussions de trois pages entre des mecs au restaurant. De plus, je savais qu’à travers son style, dans ses cadrages et ses découpages, je retrouverai une influence très cinématographique que j’affectionne. La colorisation informatique ajoute un caractère froid qui colle parfaitement à une série comme Je suis légion sans beaucoup de chaleur humaine. Maintenant, si je pouvais changer des choses… Dans W.E.S.T., je partirais sur un cycle de 3 albums au lieu de 2 comme Xavier, Christian (Rossi) et moi nous y étions engagés. Quant à Je suis légion, je couperais des dialogues du premier qui ne sont pas déplaisants mais n’apportent rien d’essentiel. Plus on écrit, plus un apprend à couper, pour ne garder que l’indispensable.

Tu ne sembles pas partager une grande intimité avec tes personnages ?
Fabien Nury : Mais si, je les aime, mes persos ! Seulement, l’action de Je suis légion se déroule sur 4 scènes distinctes dont les nombreux personnages ne se rencontrent pas. Alors effectivement, il me faut jongler avec eux et cela laisse très peu de temps à chacun. Si l’on souhaite privilégier l’identification au personnage, on détermine un héros que l’on suit planche par planche depuis le début. Néanmoins, concernant une intrigue d’espionnage, il vaut mieux s’en tenir à un puzzle puisque chacun manipule l’autre et véhicule des intentions qui ne lui sont pas propres. Alors oui, cela donne une certaine froideur, qui est un peu la règle du genre. Cependant, le troisième volet sera probablement plus humain. Les personnages sont désormais en situation d’y mettre leurs tripes. Par exemple, Pilgrim ne traquera plus le dénommé Wilkes avec lequel il n’a que peu d’affinités, mais poursuivra Lester qui est pour lui un ami, presque un fils adoptif. Le poids moral devient beaucoup plus important. Quant à Von Kleist, qui vient de perdre la personne qu’il aimait, il ne parvient pas à en faire le deuil et retourne à Bucarest mener l’enquête sur un attentat dont il est complice… Tout cela est la récompense du travail un peu froid mené depuis le début. Plus on avance et plus l’intensité émotionnelle grandit.

Dans Je suis légion comme dans Sir Arthur Benton (scénario de Tarek chez EP éditions) traitant du 3ème Reich, le personnage d’Hitler n’apparaît jamais physiquement...
Fabien Nury : Je ne crois pas qu’Hitler soit un bon personnage de fiction. En revanche, je parle de Mein Kampf afin de dire combien c’est un torchon stupide ! Le personnage de Rudolf Heyzig s’inspire de Reinhardt Heydrich, un nazi bien réel assassiné par un commando allié en 1942. Il représente une sorte d’incarnation du Mal, l’archétype de l’Aryen blond aux yeux bleus, intelligent et totalement sans pitié. La mission que Churchill monta pour liquider Heydrich fut baptisée « anthropoïde » pour signifier qu’il n’était plus vraiment un homme. Ayant perdu toute humanité, il ne jouissait plus que de son potentiel de cruauté. Pareil pour Heyzig… Sauf qu’un jour, il tombe sur pire que lui.

Quelle importance accordes-tu à la documentation historique ?
Fabien Nury : Je me documente beaucoup et longtemps. Il m’a fallu deux ans avant d’écrire Je suis légion. Au bout d’un moment, la masse d’information est telle qu’on sait qu’il ne va en rester que 5 à 10%. Mais ils sonneront justes. Ils me permettront d’éviter les clichés ou de reproduire ce que tout le monde fait. Cependant, le but n’est pas d’être historiquement exact, mais crédible. Et curieusement, le Vrai n’est pas toujours vraisemblable.

Que penses-tu des héros, voire des super héros, toi qui es fan de comics U.S. ?
Fabien Nury : L’archétype du héros sauveur du monde n’a jamais été ma tasse de thé et, déjà gamin, je ne pouvais pas blairer Luke Skywalker ! Des personnages ambigus comme Tony Montana (Scarface) me fascinaient nettement plus. Trop souvent, on cherche à rendre le héros sympathique alors qu’il n’en a nul besoin. Un héros est un type qui fait des choix que l’on est heureux de ne pas avoir à faire. Dans W.E.S.T. comme dans Je suis légion, les personnages ne s’occupent pas d’être aimés et, curieusement, ceci fait que je les aime. Je rêve de créer un anti-héros à l’image d’un Blueberry depuis longtemps désacralisé par Charlier.

Tu connais l’univers artistique du cinéma comme de la BD. Quels parallèles fais-tu entre eux ?
Fabien Nury : En « théorie », écrire une BD ou le scénario d’un film revient à la même chose : découper une histoire en images. Cependant, un dialogue de BD s’apparente plus à celui d’un roman. Il suffit d’entendre jouer ses dialogues sur un plateau pour s’apercevoir que ce qui fait un bon dialogue de BD ne l’est pas au cinéma et inversement. De surcroît, la BD demeure un espace de liberté assez dément en comparaison du septième art. En effet, l’investissement pour un film comme Les Brigades du Tigre se monte à cent fois celui du second tome de Je suis légion. Il faut tenir compte de la pression, faire et refaire sans cesse en fonction des multiples attentes. Tandis qu’en BD, on n’a pas de problème de budget ou de « censure »…

Tu es sensible aux retours des lecteurs ?
Fabien Nury : Bien évidemment. Comprendre pourquoi un album plaît ou n’a pas marché. Un auteur est exposé à la critique, c’est le jeu. Il faut apprendre à se protéger et sans cesse recommencer. Un média comme le net permet une réactivité accrue. Un jour, je suis tombé sur un forum où des internautes discutaient du premier tome. Les explications données ne correspondaient pas du tout à ce que j’avais écrit ! L’important reste qu’ils l’aient lu. À ce propos, observer les gens pendant leur lecture est particulièrement instructif : on devine alors sur leur visage si l’effet recherché fait mouche. Cependant, le bonheur pour un scénariste ne se situe pas pendant les trois semaines de rush qui accompagnent la sortie. Le vrai trip est de sentir devant son ordinateur que son intrigue « prend vie », que les actions et dialogues fonctionnent.

Que t’apporte ta collaboration avec Xavier Dorison sur W.E.S.T. ?
Fabien Nury : Enormément. Tout d’abord, il m’a mis le pied à l’étrier alors qu’il n’y était en rien obligé. Je lui dois beaucoup. Prendre seul du recul sur son travail est toujours difficile. Avec un collaborateur comme Xavier, cette distance existe tout de suite. Comme pour une partie de ping-pong, on peut parler d’émulation. Nous alternons un album ensemble puis chacun de son côté. Ainsi, nous sommes contents de nous retrouver comme de repartir chacun dans notre jardin.

Tu attends quelque chose d’Angoulême ?
Fabien Nury : Je ne fais pas de la BD pour avoir un prix, même si cela fait toujours plaisir d’être reconnu par ses pairs. Le point positif de ce système de récompenses reste d’aider à vendre des albums « difficiles ». Sinon, il est rare que les palmarès correspondent aux œuvres retenues par le public, même si cela semble plus vrai en BD que pour le cinéma avec les Césars ou le Festival de Cannes.

Quels sont tes projets et envies ?
Fabien Nury : Pour moi, Je suis légion est écrit, donc plié, depuis près d’un an et demi. Le peu de boulot qu’il me reste à retravailler avec le dessinateur, me permet d’écrire d’autres choses. J’aimerais m’essayer à tous les genres. Je suis légion et W.E.S.T. présentent des contenus différents mais avec chaque fois une dose de fantastique. Bientôt sortiront Les brigades du tigre, (NDLR : le film et la BD adaptés du feuilleton, tous les deux scénarisés par Fabien Nury et Xavier Dorison) un polar d’époque. Puis démarreront trois nouvelles séries. La seule chose que je n’arrive pas à écrire, c’est la comédie. Mais je ne désespère pas…

Si tu étais un bédien, quelles seraient les BD que tu aimerais faire découvrir aux terriens ?
Fabien Nury : Il faut absolument lire Alan Moore (Watchmen) et Frank Miller (Daredevil, Batman) ! En comics, j’ajouterais bien sûr Planetary dessiné par mon ami John sur un scénario de Warren Elis (The Authority). Chez les Humanoïdes associés, les gens connaissent peu l’excellent Mille visages de Philippe Thirault et Marc Malès. On prend un plaisir monstre à la lecture d’albums magnifiquement écrits. Chacun traite le point de vue d’un des protagonistes. Une série à mi-chemin entre certains romans anglais et le western.

Si tu avais le pouvoir cosmique de te téléporter dans le crâne d'un autre auteur de BD, chez qui aurais-tu élu domicile ?
Fabien Nury : Charlier. Un énorme inventeur d’histoires ! Auteur de nombre d’albums et de grands ! J’aimerais me retrouver dans les années 70’s et recréer Chihuahua Pearl ou Balade pour un cercueil (Blueberry).

Merci Fabien !