interview Comics

Jean-Marc Rivière

©Delcourt édition 2013

Après avoir écrit plusieurs romans, Jean-Marc Rivière signe sa première bande dessinée avec SuperWorld, publiée aux éditions Delcourt dans la collection comics Contrebande. Dans son premier volet, Ghetto Party, on découvre un monde pour lequel les super-héros se sont sacrifiés en sauvant une Humanité qui n'aura aucune considération pour eux, ni même pour leurs enfants. L'auteur est un grand fan de comics et nous a accordée en exclusivité le grand privilège de l'interviewer. Un tel pouvoir implique forcément une grande responsabilité : celle de vous la retranscrire de la meilleure des façons...

Réalisée en lien avec l'album SuperWorld T1
Lieu de l'interview : Le cyber espace / Facebook

interview menée
par
25 août 2013

Bonjour Jean-Marc Rivière, peux-tu te présenter et nous dire comment tu en es arrivé à faire de la bande dessinée ?
Jean-Marc Rivière : Mon premier métier est celui d’historien ; j’enseigne la civilisation de la renaissance italienne à l’université. En parallèle, j’ai écrit plusieurs polars sous le nom de plume de Raphaël Cardetti, avant de passer cette année à la littérature plus classique avec mon roman J’ai aimé être fidèle. Cela faisait longtemps que j’avais envie d’écrire un scénario de bande dessinée, mais je ne trouvais pas le bon format. Ma culture de lecteur me poussait vers les comics, mais personne en France n’en éditait avant que Delcourt ne lance cette année sa collection Comics Fabric. J’ai donc fait passer à David Chauvel le scénario de Ghetto Party, le premier tome de SuperWorld, et tout s’est enclenché très vite.

deathdealer Tu es romancier. Est-ce que cela t'a aidé pour écrire SuperWorld ?
Jean-Marc Rivière : La littérature m’a surtout appris à construire une intrigue et elle m’a permis d’arriver dans la bande dessinée avec une certaine maturité technique. Quand on y regarde de près, les polars et les comics sont assez proches. Ils se fondent sur un ensemble de codes narratifs qu’il faut absolument respecter, parce qu’ils correspondent aux attentes et aux habitudes des lecteurs. Si vous oubliez que votre lecteur a cinq ou dix ans de culture des comics derrière lui et qu’il attend de vous que vous remplissiez un certain cahier des charges, vous allez le perdre en route. C’est exactement la même chose dans le polar. L’autre point commun entre ces deux genres est qu’ils reposent sur une écriture précise, notamment sur le plan du rythme, et sur des dialogues très travaillés. Mon glissement d’écrivain à scénariste s’est donc fait assez naturellement en définitive. D’ailleurs, je me retrouve plus dans la dénomination anglo-saxonne de « writer » pour les auteurs de comics que dans celle de « scénariste ».

C’est ta première Bd, qu’est-ce que tu as trouvé le plus contraignant du point de vue de la narration ?
Jean-Marc Rivière : La principale contrainte de la bande dessinée est l’espace dont on dispose. Par rapport au roman, où les choix d’écriture sont dictés par des nécessités internes (le développement du récit, l’évolution des personnages…), le scénariste de bd doit composer avec un format très rigide. Il est d’ailleurs assez difficile de faire entendre sa voix, parce que les dialogues, par exemple, sont condensés et qu’on ne peut pas se permettre de « faire joli » ou de sur-écrire. Cela dit, commencer par écrire des comics a facilité la transition avec mes romans car, sur des albums de 94 planches, j’ai plus d’espace que sur une bd franco-belge pour mettre en place mes personnages et mon intrigue. Je peux me permettre des choix narratifs plus audacieux que dans un album de 46 ou 54 planches, où tout doit aller plus vite et où tout est centré sur l’avancée de l’intrigue. Je peux par exemple interrompre le fil de la narration pour insérer des pauses qui me servent à enrichir les personnages ou à créer des séquences d’émotion. Quand on sait en plus qu’on va avoir 3 ou 6 tomes pour conduire son intrigue, on peut donner un souffle particulier à son histoire. Cela dit, travailler avec ces contraintes-là est très stimulant, parce que ça oblige à trouver des solutions techniques pour accélérer ou ralentir la narration, pour que les cliffhangers tombent juste ou pour que les séquences s’enchaînent correctement par rapport à la pagination. Je m’aperçois de plus en plus que ce qui m’intéresse, au-delà du genre, c’est l’expérimentation dans la narration. Et les comics sont parfaits pour ça, parce qu’on a en définitive beaucoup plus de liberté que dans la bd « classique ».

labyrinth Comment est né SuperWorld ?
Jean-Marc Rivière : J’ai écrit le scénario de Ghetto Party dans mon coin, un peu en aveugle, sans savoir si ce qui en sortirait serait viable, puisque c’était ma première tentative. Je l’ai fait ensuite passer à David Chauvel, que je connaissais surtout pour son travail de scénariste, qui l’a lu et qui m’a tout de suite pris la série SuperWorld. L’une des grandes qualités de David est qu’il est très rigoureux dans l’organisation du travail. Quand on sait l’énergie collective que demande la réalisation d’une bande dessinée, travailler avec ce type d’éditeur rend les choses beaucoup plus simples et moins stressantes, surtout quand il s’agit de votre première série. David et moi hésitions entre plusieurs dessinateurs pour SuperWorld. Comme on est dans le genre super-héroïque, il fallait quelqu’un qui ait une vraie culture comics, avec un graphisme dynamique pour rendre les scènes d’action. En même temps, je voulais un trait délicat, parce qu’il s’agit avant tout d’une histoire d’adolescents en détresse, une histoire de famille en fait. Nous avons donc demandé à Francesca une planche-test et, dès que nous avons vu le résultat, nous avons su que nous étions tombés sur la perle rare. Francesca possède un sens du cadrage et du découpage démentiel, à la hauteur de ce que proposent les dessinateurs américains, avec en prime une expressivité héritée du manga. Ce mélange donne un résultat très intéressant sur le plan graphique : on est clairement dans une esthétique comics, mais avec une finesse expressive particulière.

Peux-tu présenter l'album à ceux qui ne l'ont pas lu ?
Jean-Marc Rivière : Ghetto Party ouvre la série SuperWorld et pose donc la trame narrative et les personnages qu’on retrouvera dans les tomes suivants, Big Bang et Evolution. Mon idée de départ était de construire une histoire de super-héros dans un monde d’où, justement, les super-héros seraient absents. Dans SuperWorld, ils ont brutalement disparu il y a quatorze ans en installant un bouclier de défense destiné à protéger la Terre contre les attaques extraterrestres. Entre-temps, leurs enfants ont grandi et on les retrouve aujourd’hui adolescents. Ils sont ingérables, bien sûr, car ils ont grandi seuls, sans personne pour les éduquer. Les pouvoirs publics ont donc passé un pacte avec eux : en échange de conditions de vie royales dans le Ghetto, ils ne doivent pas utiliser leurs pouvoirs. Comme la Terre est en sécurité grâce au bouclier de défense, tout le monde est convaincu de ne pas avoir besoin de super-héros et ces privilèges sont très mal perçus par l’opinion publique. L’héroïne de la série, Tamara, la fille du plus puissant des super-héros disparus, essaie, elle, de vivre normalement car, paradoxalement, elle n’a aucun pouvoir. Au final, elle ne trouve sa place ni dans le Ghetto, ni dans le monde normal. Cet équilibre fragile finit par exploser quand un attentat détruit le bouclier de défense.

rough3 Est-ce que tu l'as toujours pensé comme un comic book ?
Jean-Marc Rivière : Absolument. Ma culture bd s’articule autour du comic book, et le défi pour moi en tant que néo-scénariste était de me frotter à ce genre. SuperWorld n’aurait pas pu être conçu différemment, et d’ailleurs je crois que je n’ai même jamais envisagé cette hypothèse.

Si tu es lecteur de comics, quels sont les titres qui t'ont le plus marqués ? Et les auteurs ?
Jean-Marc Rivière : Pour comprendre mon parcours de lecteur, il faut partir du début : j’ai découvert la bd vers 12-13 ans avec les albums d’Hugo Pratt. J’adore son découpage si particulier, avec ces grands à-plats de noir et ces plans très graphiques. Cette passion m’a amené vers les comics des années 40 et 50, dont Pratt s’était inspiré, notamment Milton Caniff. De là, je me suis tourné vers les dessinateurs de comics qui perpétuaient cette tradition d’un noir et blanc très contrasté, et j’ai eu la chance de voir débouler à la fin des années 90 les albums de Mike Mignola et de Frank Miller. A partir de là, j’ai étendu le champs de mes lectures aux séries scénarisées par Warren Ellis (Planetary, The Authority, Global Frequency…). J’ai alors commencé à lire les autres séries des super dessinateurs qui ont travaillé avec Ellis (Cassaday, Hitch, Sprouse…), ce qui m’a permis par ricochet de découvrir les bons scénaristes du moment (Millar, Brian K. Vaughan, Bendis…). Et maintenant je suis un lecteur assez compulsif : j’achète systématiquement tout ce que produisent ces gens-là. Si je devais néanmoins choisir mes trois séries préférées, je dirais Planetary (Ellis, Cassaday), Y. Le dernier homme (Brian K. Vaughan et Pia Guerra), et Ex Machina (Vaughan et Tony Harris).

Ton dernier coup de cœur de lecteur ?
Jean-Marc Rivière : Le premier tome de Saga, scénarisé par Brian K. Vaughan. Ce type a un talent incroyable, et en plus il travaille à chaque fois avec des dessinateurs fabuleux, en l’occurrence Fiona Staples ici.

masque Dans SuperWorld, la jeunesse est au centre du récit. Liberté surveillée, inégalités et sécurité, c'est un peu l'héritage de « 1984 »?
Jean-Marc Rivière : Avec SuperWorld, je voulais surtout réfléchir sur l’idée de transmission (des pouvoirs, des valeurs, des responsabilités…). C’est une question classique dans les comics américain, mais je l’ai prise à l’envers : mes adolescents ont grandi seuls, livrés à eux-mêmes et sans repères, et personne ne leur a appris, contrairement à Spiderman par exemple, que de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités. Tous leurs problèmes découlent en réalité de cette absence d’héritage familial. Et la seule solution trouvée par les pouvoirs publics pour canaliser cette menace potentielle est de leur faire porter une sorte de bracelet électronique et de les enfermer dans une prison dorée. Bien entendu, comme tout système ultra-répressif, il n’est pas viable sur le long terme et cesse de fonctionner dès que se produit un imprévu.

Le ghetto doré, ce quartier de riches hyper-sécurisé et cloisonné, est aussi un enjeu de l'urbanisme, voire un marché commercial. Considères-tu SuperWorld comme un récit d'anticipation doublé d'une critique sociale ?
Jean-Marc Rivière : Quand j’ai commencé à écrire SuperWorld, j’avais en tête ce que disait Jack Kirby à propos des super-héros : ils sont avant tout le reflet de ce que nous voyons autour de nous. Ils portent donc en eux les principales problématiques qui traversent notre société. Cela dit, on ne peut pas vraiment parler de critique sociale, car j’ai surtout envie de faire de l’entertainment avec mes bandes dessinées, et cela exclut de centrer mes histoires autour de thématiques sociétales ou politiques trop marquées. Quant à l’idée du ghetto, les lecteurs qui connaissent un peu Paris savent que les murs qui entourent les Champs de Mars ne sont jamais, après tout, qu’une métaphore de la situation actuelle : le mur qui sépare ce quartier du reste de la ville est économique – et donc invisible –, mais il existe bel et bien.

En combien d'albums la série est-elle prévue ?
Jean-Marc Rivière : Pour l’instant, nous avons signé pour trois tomes, qui forment un bloc narratif cohérent. En cas de succès commercial, j’ai déjà en tête une deuxième mini-série, qui se déroulera pour l’essentiel au Vatican, dans un autre ghetto en fait.

precouv Comment s'est déroulée la collaboration avec Francesca Follini et Johann Corgié ?
Jean-Marc Rivière : Vraiment très bien. Francesca comprend tout de suite ce que j’écris dans mes scénarios et, dès l’étape du story-board, on a une excellente idée de ce que vont donner ses planches. Et comme elle dessine très vite, avec une qualité graphique constante, collaborer avec elle est un véritable plaisir. Quant à Johann, c’est David qui l’a amené dans le projet, car je voulais travailler les planches de Francesca avec des tonalités lumineuses, assez tranchées mais avec un fonds pastel, pour ne pas écraser ses dessins. Johann a amené sa touche particulière, qui donne à SuperWorld cette luminosité vraiment intéressante sur le plan visuel.

As-tu d'autres projets en cours en terme de roman, de BD ou de comics ?
Jean-Marc Rivière : David Chauvel et moi avons commencé le développement d’une nouvelle série, très ambitieuse sur le plan narratif, dans la lignée de Y. Le dernier homme et de Walking Dead. Il est encore trop tôt pour en dire plus, mais je suis très excité par ce projet. On en reparlera dans quelques mois !

As-tu envie d'inviter le genre super héroïque dans les romans ?
Jean-Marc Rivière : Pas du tout ! D’autres font ça bien mieux que moi. Je pense notamment à Dan Simmons, qui a mélangé dans son roman Ilium le genre super héroïque avec la guerre de Troie, pour un résultat étonnant.

Quelle BD aurais-tu rêvé d'écrire ?
Jean-Marc Rivière : Sans hésitation, Planetary. Il y a tout dans cette série : des personnages originaux, un univers très cohérent et d’une grande intelligence, et un dessin fabuleux. Je crois vraiment que John Cassaday est mon dessinateur préféré.

Pas envie de passer aux dessins ?
Jean-Marc Rivière : Pas le talent, surtout…

Si tu avais le pouvoir de visiter le crâne d'un autre artiste pour en comprendre son génie ou son art, qui choisirais-tu ?
Jean-Marc Rivière : Disons Hugo Pratt, parce qu’il a amené la bande dessiné à un niveau qu’elle n’avait encore jamais atteint et qu’il a rendu la ligne claire obsolète (désolé si je me fais des ennemis).

Merci Jean-Marc !

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Toutes les illustrations de l'article sont ©Stéphanie Hans et représentent les différentes étapes de création de la couverture de SuperWorld.



Remerciements spéciaux à Mister Steven Barb, notre agent spécial de liaison !