interview Comics

Joe Benitez

©Glénat édition 2016

C'est lors de la Dragon Con en Géorgie que Joe Benitez eut l'idée de s'inspirer des nombreux cosplays steampunk pour créer Lady Mechanika. Dans sa série, il raconte les aventures d'une femme en quête de sa mémoire et qui utilise certaines de ses capacités pour parvenir à ses fins. Avec un univers riche et travaillé, Joe Benitez a su capter les fans du monde entier, y compris en France où le titre est déjà un succès. Invité sur la Comic Con Paris par Glénat Comics, nous avons pu converser avec cet artiste sincère et sympathique.

Réalisée en lien avec l'album Lady Mechanika T2
Lieu de l'interview : Comic Con Paris

interview menée
par
17 novembre 2016

La traduction de cette interview a été réalisée par Alain Delaplace.

Joe Benitez Lady Mechanika


Peux-tu nous dire comment tu as commencé à travailler dans l'industrie des comics ?
Joe Benitez : C'était en 1993, à la Comic-con de San Diego. À l'époque, l'industrie connaissait un grand boom et les nouveaux talents étaient très recherchés par des compagnies comme Image ou Valiant. Je me suis donc rendu à la convention pour y montrer mon travail à différents éditeurs. David Wohl, qui était à l'époque l'éditeur en chef de Top Cow a vu mes dessins, les a aimés et les a montrés à Marc Silvestri et voilà comment j'ai débuté.

Tu as commencé très tôt, sur Weapon Zero, avec Walter Simonson. Qu'est-ce que ça t'as fait de travailler avec un auteur aussi connu ?
Joe Benitez : Un petit peu submergé d'émotion ! Tu imagines bien, travailler avec une de ses idoles. Je l'adulais avant même de commencer professionnellement et là, il travaillait sur la même série que moi. Wow.

Simonson est aussi illustrateur, est-ce qu'il t'as appris des choses à ce niveau ?
Joe Benitez : On ne s'est jamais retrouvés à travailler ensemble, physiquement. Il était à New York et moi à Los Angeles alors la plupart du temps il travaillait de son côté sur l'histoire, avec Marc, puis ils me contactaient. Au début, ils travaillaient dans leur coin mais, au fur et à mesure, ils m'ont inclus dans leur groupe de travail pour décider de la direction à prendre, quoi faire de tel ou tel personnage, etc. Mes interactions avec eux se limitaient à ça, « Voilà le script ». De temps en temps, je faisais quelque suggestions mais la plupart du temps, Walter faisait son truc.

Quel regard portes-tu aujourd'hui sur tes premiers travaux ?
Joe Benitez : Pas de manière aussi indulgente qu'à l'époque où je les ai réalisés ! [rires] À ce moment-là, tu te dis que tu as fait du super boulot mais, à mesure que le temps passe, tu y jettes de nouveau un œil et tu fais la grimace parce que tu réalises que ce n'est pas aussi bon que ça. En tant qu'artiste, tu t'améliores avec le temps et comme tu t'améliores, tu commence à repérer les erreurs. Et moi, j'ai tendance à me focaliser encore plus sur mes propres erreurs. Donc oui, souvent je reviens sur quelque chose que j'aimais bien et je trouve ça moins bon mais il arrive aussi que je revienne sur un truc que je trouvais mauvais à la base et je me dis « Eh, c'était pas si mal que ça ! » Je suis très critique mais, bon, les choses sont ce qu'elles sont. J'aimerais pouvoir revenir en arrière et corriger mais erreurs mais ce qui est fait est fait.

Joe Benitez Lady Mechanika


Peux-tu nous raconter la genèse de Lady Mechanika ?
Joe Benitez : Tu sais, quand tu te rends dans les conventions, tu vois beaucoup de cosplay, tu vois des Klingons, des stormtroopers et aussi du steampunk. Au début, je n'y prêtais pas plus attention que ça. Je me disais « Tiens, un autre costume steampunk ». Puis, je suis allé à un show à Atlanta, à la DragonCon et j'en ai vu encore plus. J'ai commencé à me dire « Hey, celui-là est pas mal. Oh, celui-là est chouette ! » et j'ai pris des photos, fait des esquisses et j'ai fini par me dire que ça pourrait faire un bon comic-book. C'est un univers – celui de l'ère victorienne – très élégant, très gracieux et, au final, ce serait un univers qu'il serait intéressant d'exploiter. Mais je n'avais pas envie de concevoir tous les costumes, tous les détails. Alors j'ai commencé à y travailler pour un ami, Martin Montiel, qui est maintenant co-illustrateur sur la série. Au départ, donc, je travaillais pour lui mais, le temps passant, le processus de création m'a de plus en plus séduit et j'ai décidé de le reprendre à mon compte et de déveloper la série pour moi, en me basant sur mes propres qualités. Et voilà, c'est parti comme ça: « Faisons une série steampunk ! » Et dès le départ j'ai su que le protagoniste serait féminin. Je me suis basé sur le personnage de Sélène, dans Underworld, « À quoi ressemblerait Sélène, à l'ère Victorienne ? ». Le personnage a débuté comme une sorte de version féminine de Blade et, à mesure que je travaillais le concept, j'ai commencé à orienter le personnage vers un détective du paranormal, un croisement entre Sherlock Holmes et Hellboy. Ça a été la base et, après ça, d'autres influences sont venues se greffer et j'ai réalisé un patchwork du tout. Voilà !

C'est la première fois que tu te retrouves à la fois auteur et illustrateur, sur un titre ?
Joe Benitez : En 2005, j'ai travaillé sur WraithBorn avec Marcia Chen. Elle était l'auteur, je ne faisais qu'illustrer. Mais aujourd'hui encore, elle m'aide sur le scénario et son écriture. Au final, c'est quand même moi qui, pour la première fois, ait le dernier mot. Je sais où je veux emmener l'histoire, elle m'aide à articuler les mots mais je suis l'auteur. Ça s'est fait graduellement. Elle a écrit le tome 2, tablet of Destinies mais sur le suivant Lost Boys, j'ai collaboré à l'écriture et sur le dernier La Dama de la Muerte, on collabore à nouveau. J'ai conçu l'idée, elle l'a formulé et on a échangé. On a un bon rythme, on a nos forces et nos faiblesses. Elle est plus logique que moi, plus focalisée sur la narration et moi je suis du genre « Mettons des trucs cools ici, et là aussi ! ». La série en sort plus forte. Mes histoires partent un peu dans tous les sens et les siennes sont très bien structurées mais manquent de fantaisie, alors on se complète bien.

Dessiner du steampunk, est-ce que ce n'est pas une excuse pour dessiner des filles sexy ?
Joe Benitez : Je dessine des dames sexy et ce dans tous les genres ![rires] Le truc avec le victorien et le steampunk, c'est que tu peut être sexy sans aller trop loin. Ce que j'ai remarqué c'est qu'il y a beaucoup de fans féminines de steampunk et que ça plaît à tous les âges, depuis les enfants aux grand-parents. Et j'ai aussi remarqué que... Bon, ok, c'est effectivement une bonne excuse pour ça ! [rires] Je cherche toujours une bonne raison de le faire. Plus sérieusement, c'est fun de faire du steampunk.

Joe Benitez Lady Mechanika


Le passé de l'héroïne est très mystérieux et l'on en apprend progressivement sur elle. As-tu déjà développé tout son background ?
Joe Benitez : Oui, tout est déjà sur papier. J'ai une idée bien précise en tête pour la direction à donner à la série mais c'est vrai qu'au fil des épisodes, on a tendance à en dévier un peu. Mais, en gros, on a une idée générale pour la série et le personnage mais on s'est laissé pas mal de champ libre quant à ses origines mais aussi son avenir. On va voir où on va. On se base sur notre fil conducteur, en général. C'est le cas du nouvel arc, La Dama de la Muerte, qui se déroule en 1869 soit dix ans avant l'histoire du premier tome. On connait la trame générale et on en dévoile un petit peu au fil des histoires mais on se focalise surtout sur notre récit et pas trop sur les détails de son background.

As-tu un nombre défini de numéros en tête ?
Joe Benitez : J'ai conçu l'histoire et le personnage de manière à ce qu'on puisse écrire un nombre indéfini d'histoires. On a une trame principale, mais on parle ici d'un personnage légendaire – la dame mécanique – et, au même titre que des personnages comme Jesse James, d'autres ont écrit quantité d'histoires à son propos, peut-être pas toutes vraies. Et on peut les raconter, ces histoires. Dans Mechanical Corpse, il y a cette petite fille qui est une fan de Lady Mechanika et de ses histoires. Elle a sa propre conception de l'aspect de Lady Mechanika et, quand elle la rencontre pour de vrai, elle ne croit pas que c'est elle. Elle ne la reconnait pas à cause de toutes ces histoires qui ont créé une certaine image de Lady Mechanika. Tout ça pour dire qu'on peut effectivement s'amuser à écrire ces histoires qui ont formé sa légende.

Tu es parvenu à imposer ton titre dans une industrie du comics très cloisonné. Comment l'expliques-tu ?
Joe Benitez : Je ne sais pas. [rires] À l'époque, j'étais chez Aspen et ils ont voulu me donner l'occasion d'écrire ma propre série et ils m'ont laissé le champ libre. Et j'ai toujours été meilleur du moment qu'on me laissait faire ce que je voulais. J'ai apprécié de pouvoir bénéficier de bien plus de liberté qu'en travaillant pour Marvel ou DC. Après, Lady Mechanika a eu la chance de pouvoir trouver un lectorat, qui plus est, comme je l'ai déjà mentionné, un lectorat majoritairement féminin. La série compte de nombreux fans qui, auparavant, n'avaient jamais lu de comics et, aujourd'hui, ils sont fans de comics grâce à la série. J'ai beaucoup de fans qui me disent n'avoir jamais lu de comics et qui me disent aujourd'hui s'y être mis grâce à Lady Mechanika. Je crois qu'elle a touché les gens parce qu'elle est belle, sexy, forte mais elle ne se balade pas avec la poitrine saillante. Elle est sexy mais classe.

Joe Benitez Lady Mechanika


Tu as commencé avec Aspen mais aujourd'hui tu bénéficie de ta propre structure, est-ce difficile de gérer les deux casquettes, producteur et artiste ?
Joe Benitez : Marcia Chen est ma partenaire dans l'affaire et c'est elle qui se charge du gros du travail ! Elle m'appelle juste de temps à autre pour me tenir au courant et je lui dis de s'en occuper. À moins que ça ait un lien avec l'artistique. Mais si c'est du business, je le lui laisse. Je ne m'occupe que de l'aspect artistique.

Si j'étais le génie de la lampe et que je pouvais t'offrir la possibilité de travailler avec l'auteur/artiste que tu souhaites, dans le registre que tu veux. Ce sera avec qui et sur quoi ?
Joe Benitez : Avant tout, je dirais sur un titre de Spider-Man, avec Todd McFarlane.

Si tu pouvais visiter l'esprit d'un autre artiste pour en comprendre le génie, lui emprunter des techniques ou mieux le comprendre, qui choisirais-tu et pourquoi ?
Joe Benitez : Alan Moore. Il a une manière fascinante de raconter les histoires et j'aimerais mieux comprendre son cheminement de pensée.

Ne penses-tu pas que ce serait trop difficile de le comprendre ?
Joe Benitez : Non, je pense qu'il est toujours possible de comprendre la manière de penser de quelqu'un. Quand on est auteur, il faut pouvoir se glisser dans l'esprit de personnages très sinistres pour comprendre leurs motivations. Je me souviens bien de ce que c'est, d'être un enfant, donc je sais comment pense un enfant mais quand il faut aller dans des endroits plus glauques, comme l'esprit d'un tueur ou d'un sociopathe... Réussir à faire ça afin de rendre le récit authentique, c'est très intéressant. Je me suis déjà intéressé à la psychologie mais, bien souvent, je m'y perds. Un narrateur doit pouvoir aller aussi bien vers la lumière que vers l'ombre, il est bon de pouvoir trouver un équilibre entre les deux. Personne n'est parfait. J'aime bien les héros qui ont un passé sombre. Lady Mechanika est un personnage fondamentalement bon mais si tu lis Dama de la Muerte, tu vas lui découvrir une facette obscure. Je pense aussi qu'on peut découvrir du bon dans le passé de pas mal de méchants. Ils ont une part de bon en eux. Le mal ne se voit pas comme ayant le mauvais rôle, tu sais. Hitler pensait avoir raison. Les terroristes, les criminels pensent tous avoir raison. Il faut pouvoir se projeter dans leur esprit pour comprendre comment ils en sont arrivés là, à penser qu'ils sont les héros alors qu'ils sont les vilains pour le reste du monde. Il faut pouvoir comprendre cet état d'esprit et je crois que c'est possible.

Merci Joe !