interview Bande dessinée

Laurent Lefeuvre

©Mosquito édition 2017

Avec Tom & William, L'incroyable histoire des éditions Roa et Fox-Boy, Laurent Lefeuvre a créé son propre univers, un monde dans lequel il se plaît à explorer divers territoires culturels tout en glissant ici et là des hommages à des artistes qu'il aime. Toujours là où on ne l'attend pas, le rennais s'est attelé à transposer en bande dessinée l'univers du conteur Claude Seignolle. En mêlant des influences venant des EC Comics aux récits folkloriques originaux, il est parvenu à créer un album fascinant, mais aussi effrayant, avec Comme une odeur de diable.

Réalisée en lien avec l'album Comme une odeur de diable
Lieu de l'interview : Le cyber espace

interview menée
par
27 juillet 2017

Laurent Lefeuvre Comme une odeur de diable Mosquito


Bonjour Laurent, comment as-tu découvert l'oeuvre de Claude Seignolle ?

Laurent Lefeuvre : Un peu par hasard, vers 15-16 ans, lors d'un repas de famille chez ma tante. Entre deux plats, je me suis mis dans un canapé, et commencé à parcourir un gros volume "Contes de Bretagne" (c'était une collection très populaire dans les années 70-80 chez France-Loisirs). Je suis tombé sur ce que je croyais être une sorte de légende urbaine : "Celui qui Avait Toujours Froid" (cette nouvelle sera la première que j'adapterai 20 ans après, et elle figure en ouverture de l'album). L'écriture était très imagée, l'action rapide, on croirait entendre quelqu'un parler, alors que le style des autres auteurs de légendes bretonnes que je connaissais (Souvestre ou Anatole Le Bras) étaient plus austères à lire. J'avais la sensation de lire un de ces Horror Comics que j'adorais déjà à l'époque (Creepy, Eerie, Contes de la Crypte, etc.). Bref, le coup de foudre. Je l'ai redécouvert quelques années plus tard au gré des rééditions de "Terre de Brume". Au tournant de la trentaine (vers 2010), je croise Pierre Dubois, et lui dit que j'aimerais adapter en BD des nouvelles de quelques auteurs disparus, comme Jean Ray ou Claude Seignolle. Et voilà qu'il me dit que non seulement Claude Seignolle est bien vivant (il a pourtant arrêté d'écrire en 1975)... mais qu'en plus, Pierre le connaît très bien, de longue date (la longue préface qu'il nous a offerte en atteste en détails), et qu'il a ses coordonnées. Voilà comment je me mets en devoir d'écrire... à un écrivain (grosse pression) ! Je vous passe les détails (sinon, cette interminable réponse fera encore 40 bonnes lignes de plus ), nous voilà tous trois : Claude, Michel Jans de Mosquito "best publisher in the world"et moi, en relation pour permettre la réalisation de cet album. En bon disciple du noir et blanc que je suis, cet éditeur qui a si bien donné aux Toppi, Miccheluzzi ou Battaglia l'écrin que leur œuvre méritait, il me semble le SEUL digne de publier une adaptation de Seignolle (c'est dit).

Comment as-tu choisi les récits qui composent l'album ?

Laurent Lefeuvre : Par élimination ! Dix fois au moins, le sommaire a changé, tant les envies sont nombreuses et les nouvelles tentantes. Si nous nous lançons dans un second recueil (ça dépend de TOI, le lecteur), je sais déjà (en gros) quelles histoires le composeront.

Quelle est pour toi l'histoire que tu aurais aimé mettre en images mais que tu n'as pas pu, pour diverses raisons ?

Laurent Lefeuvre : Vous le saurez en lisant le tome 2 ! Mais à défaut de vous donner leurs titres (parce qu'il y en a plusieurs), je peux vous donner la raison de cette absence : le temps ! La pagination et la peur qu'à force de trop vouloir en faire dès le premier tome, Claude ne voit pas le livre exister.

Tu as opté pour une esthétique très particulière sur ce titre. Peux-tu nous en parler ?

Laurent Lefeuvre : Le noir et blanc. La rencontre de masses noires avec le blanc du papier vierge. Les griffures de minuscules traits, de sillons. Comme les veines du bois, le labour du champs, le dessin d'une empreinte digitale. Idéale pour ces histoires ténébreuses. Graphiquement, cela renvoie aux gravures des livres anciens, des grimoires, et des bande dessinées de mes idoles (Bernie Wrightson en tête, et ses ancêtres graveurs). L'évidence même pour moi.

Laurent Lefeuvre Comme une odeur de diable Mosquito


Adapter c'est aussi trahir le matériau de base. Qu'en penses-tu ?

Laurent Lefeuvre : Oui et non. La formule est fameuse, mais en l’occurrence, le matériau de base existe toujours (les livres de Claude). Eux n'ont pas bougé, et sont faciles à trouver. Pour qu'il y ait trahison, il faut qu'il y ait intention de trahir. Or jamais je n'essaie de me substituer à Claude, ou faire dire quelque chose à son œuvre qui n'y serait pas dans le texte original. S'il y a un sens ajouté dans la BD, ce sera bien malgré moi. Au maximum, j'ai tenté de garder le texte intégral, et n'ai qu'à de très rares exceptions touché à sa prose. Elle fonctionne déjà tellement bien ! Ainsi, il n'y a dans mes planches quasiment aucun dialogue, comme dans ses textes. S'il y en a, ce sont ceux que Claude a écrit. Faire parler des paysans d'il y a un siècle, même quand on a passé comme moi une partie de son enfance dans une ferme du Morbihan en plein pays Gallo (patois de Haute-Bretagne), c'est prétentieux. Laissons faire les pros, en l’occurrence, Claude Seignolle.

Tu mets en scène Claude Seignolle dans l'album à plusieurs reprises. Qu'a t-il pensé de son pendant dessiné ?

Laurent Lefeuvre : Il a adoré ! Se voir en une sorte d'aventurier (je le cite), mi-chercheur... mi-Diable lui-même : il a totalement jubilé ! C'est une tradition des "Horror Comics" que d'avoir une sorte d'hôte macabre qui vous accompagne depuis le début d'un récit, et les lie les uns aux autres. Depuis la vieille sorcière des Contes de la Crypte, en passant par Oncle Creepy, Cousin Eerie, Vampirella, Caïn (House of Mystery) et tant d'autres !

Ces derniers mois, tu as également commencé à travailler pour la revue "Pif"...

Laurent Lefeuvre : Cela fait même un an depuis le mois de mars. On a commencé avec un reportage dessiné, puis un premier épisode inédit de Fox-Boy. Aujourd'hui, je suis en pleine réalisation du sixième épisode. Ce sont de courtes aventures (entre 5 et 15 pages). C'est très intéressant, car la mécanique de la concision oblige à trouver des astuces pour ramasser le récit. Le modèle du genre reste Will Eisner sur le Spirit : 7 pages par récit, chaque semaine, et des milliers d'astuces de narration, scénaristiques et visuelles (une seule et même chose en BD !). Bref, l'exercice de le deadline et du nombre de pages imparti est souvent stressant, mais c'est pour moi le cœur véritable du métier : la BD de kiosque ! Cerise sur le gâteau : Je suis en train de réaliser ma troisième couverture d'affilée pour Pif !

Laurent Lefeuvre Comme une odeur de diable Mosquito


Les fans de Fox-Boy sont toujours dans l'attente d'un troisième album, où en es-tu ?

Laurent Lefeuvre : Posez la même question à Guy Delcourt ;-) ! Plus sérieusement, l'envie existe de part et d'autre, mais j'ai été pas mal occupé sur d'autres terrains que Fox-Boy (c'est un des plaisirs – autant que nécessité selon moi - de ce métier que de varier les projets et les éditeurs). Alors oui, on peut parier qu'il y aura un tome 3, le plus tôt possible, et qu'il sera (notamment) composé des épisodes pré-publiés dans Pif.

Tu as également participé à l'album collectif Kirby&Me et réalisé également sa couverture. Comment l'as-tu élaborée ?

Laurent Lefeuvre : Pour moi, tout dessin doit raconter quelque chose. Alors avant de me dire "Comment vais-je faire pour épater la galerie?" ou "Comment être à la hauteur de l'enjeu" ? (rendre hommage au King !), je m'interroge sur la fonction de cette image. Elle ne doit pas prétendre être "la meilleure de tout l'album". Elle est même dans son genre et sa composition, unique par rapport à celles à l'intérieur du livre, la mienne y compris. Pour moi, Jack Kirby est un petit bonhomme normal. Je me le représente avec un tempérament d'homme de la rue, un physique rugueux, l'œil malin, comme les mafieux qui tiennent un petit salon de barbier dans les films de Scorcese. Et puis il y a le côté génie. Un ouvrier de la planche en contact avec les dieux. Un instinctif fou, un shaman. Alors mon dessin se lit en cachant tour à tour le côté droit (pour voir l'homme de la rue à la James Cagney), et le côté gauche (l'illuminé cosmique, l'artiste immense et unique). Kirby, c'est le deux à la fois. Après, on trouve une photo et on commence à dessiner en gardant son idée en tête.

Tu es sur tous les fronts, comment fais-tu ? Tu as des intraveineuses de taurine ?

Laurent Lefeuvre : Ce que j'aimerais aller trois fois plus vite, comme mon ami Nicoby, qui est à la fois un modèle comme auteur, un de mes plus vieux copains, et une brute de vitesse ! Quelque part, le plus digne héritier de Kirby que je connaisse dans ce métier, style et univers mis à part, bien sûr... c'est LUI !

Merci Laurent !

Laurent Lefeuvre