interview Bande dessinée

Luc Brunschwig

©Delcourt édition 2005

En une douzaine d'années et 6 séries réussies et pourtant bien différentes, Luc Brunschwig s'est imposé comme un scénariste d'une grande maturité et d'une grande humanité. Les bédiens profitent de la sortie du dernier épisode de l'Esprit de Warren, après 6 longues années d'attente, pour lui faire avouer ses secrets et le faire parler du renouveau du label indépendant Futuropolis, pour laquelle il sera directeur de collection...

Réalisée en lien avec l'album L'esprit de Warren T4
Lieu de l'interview : Le cyber-espace

interview menée
par
15 août 2005

Bonjour Luc ! - L’heroïc-fantasy avec Angus Powderhill ou Vauriens, le socio-politique avec Le pouvoir des innocents ou Makabi, le polar fantastique avec Mic Mac Adam, le thriller avec L’esprit de Warren… A travers les séries que tu scénarises, tu abordes des genres très différents. Quel est selon toi le point commun ?
Luc Brunschwig : Je crois que l’œuvre d’un « auteur » au sens le plus strict et le moins prétentieux du terme, se trouve non pas dans les genres qu’il aborde, mais plutôt dans les thématiques récurrentes qu’on peut y distinguer. Chez moi, je crois que mes histoires me servent surtout à m’interroger sur la possibilité d’un individu à bouleverser une donne qui semble impossible à changer : c’est Providence qui veut changer New-York, Angus qui doit reprendre les commandes du royaume de son père, Pop qui doit se dresser face à Brèche-Dent et au pouvoir de la Clémence, Warren qui veut sauver le peuple Navajo. Ce sont aussi des histoires de gens qui sont en pleines évolution psychologique, qui n’ont pas encore atteint leur maturité affective ou sociale, qui essaient de trouver leur place, de donner des réponses à des questions qui sont souvent celles de l’adolescence, mais qui peuvent nous poursuivre longtemps dans notre vie… c’est autant vrai pour Providence, Joshua Logan, Warren Wednesday, Jonathan Rowland, Mic Mac Adam, Angus Powderhill et Lloyd Singer… Ce sont aussi les conséquences de l’éducation sur un être humain, comment les adultes que nous sommes vivent avec les conséquences des références et des conditionnements qu’on leur a imposé dans leur petite enfance.

Personnellement, les bédiens trouvent que ton gros point fort se situe dans la psychologie des personnages, toujours très crédibles tout en restant en dehors des aspects conventionnels. Quelle est la recette de ta potion magique ?
Luc Brunschwig : La recette, c’est de ne pas en avoir… d’avoir simplement un grand intérêt pour les gens en particulier et l’humanité en général. C’est mon cas. Je veux dire par là, que certain écrivent des histoires parce qu’ils ont une passion pour la technologie, la mécanique des histoires ou une période historique particulière… Moi, c’est parce que la seule chose qui me passionnait étant enfant, c’était d’écouter ma mère et ses copines parler des gens autour d’elles… ce qu’on appelle les potins quand on veut être méchant… Mais, en fait, on découvre dans ces potins la face cachée du monde… celle qu’on essaie de faire oublier aux enfants derrière les sourires et les façades trop lisses… que les rapports humains sont complexes, que la vie de couple est difficile, que les gens forts sont parfois faibles.

Globalement, où vas-tu chercher ton inspiration ? Comment fonctionnent les rouages du cerveau de Luc Brunschwig, quand il s’agit d’imaginer une histoire, un monde ?
Luc Brunschwig : Mon inspiration, je la trouve dans tout ce qui m’entoure, dans tout ce que j’entends ou vois. Mes rouages, eux, fonctionnent lentement. Les choses se mettent tout doucement en place. Pour assurer cette crédibilité psychologique que vous voulez bien m’accorder, mais aussi une crédibilité sociale, politique… il faut passer beaucoup de temps avec chaque personnage, l’observer, l’entendre dire ses motivations, ses doutes, ses incapacités, ses forces, combiner tout ça dans des relations avec d’autres personnages tout aussi complexes et raccorder cela à un univers qui soit à la hauteur de la crédibilités des persos. C’est long, parfois usant, mais toujours passionnant.

Y a-t-il un nombre de tomes prédéfini pour Angus, Makabi, Mic Mac Adam ?
Luc Brunschwig : Pour l’instant, il y a un petit blocage psychologique sur Angus, dû aux incertitudes qui semblent présider à l’avenir des Humanos. Nous ne comprenons pas très bien comment cette maison évolue et ça n’aide pas à la motivation. En ce qui concerne Makabi, c’est plus clair, heureusement. Il y aura autant de tomes que le plaisir de la collaboration avec Olivier Neuray le permettra. Nous sommes très attachés à ce personnage qui nous permet de briser un à un tous les clichés d’un genre dont il semblait qu’on avait amplement fait le tour. En fait, le plaisir est si grand sur cette série que je suis en train de m’attaquer à un spin-off, une série parallèle, qui permettra de retrouver en tant que personnages principaux certains personnages secondaires de Makabi : je pense à la famille de Lloyd Singer, ses sœurs en particuliers, mais aussi l’agent Simon La Bianca, Ruben Kosmoski, le détective privé de Little Jerusalem et bien sûr, le surprenant rabbi Yeouda. Tout cela est en train de développer un univers complexes qui me semble être la quintessence de tout ce que j’ai toujours voulu développer en BD : ces petites histoires, ces petits potins dont je parlais plus haut.
En ce qui concerne Mic Mac Adam, nous sommes en train d’achever le tome 4… et le tome suivant, marquera la fin de l’histoire incluant les Kobbels, que Mic découvrait dans le tome 1.

Le pouvoir des innocents, Vauriens, L’esprit de Warren, bref tes séries « terminées » sont bel et bien terminées ? Pas de rebond, de nouveau cycle en vue ?
Luc Brunschwig : Pas de rebond en ce qui concerne Vauriens et l’Esprit de Warren. Par contre, il se peut qu’après en avoir fini avec notre nouvelle série (d’ici, 100 ou deux cent ans) nous attaquions, avec Laurent Hirn, une suite du Pouvoir, qui se passerait dix ans après, dans un New-York qui aura connu tous les bouleversements dû à la politique mis en place par Jessica Ruppert. On y retrouvera Joshua, Xuan-Mai, Amy et Jessica… nous sommes très impatients de nous y coller.

Pourquoi y a t-il eu un délai de 6 ans avant de délivrer le dernier tome de l’Esprit de Warren ? Cela n’est-il du qu’à l’agenda ultra chargé de Servain, au dessin ?
Luc Brunschwig : Je me suis déjà expliqué sur le sujet, mais je suis prêt à le faire une énième fois. Servain a sa part de responsabilité, puisqu’il souhaitait faire un premier Siloé après la fin du tome 3 de Warren. Ce en quoi il a eu parfaitement raison, puisqu’il était quasiment dans l’incapacité émotionnelle de s’attaquer à la suite de cette série part trop éprouvante (c’est vrai que la fin du tome 3 n’épargnait personne, ni les personnages, ni les nerfs des auteurs). A la fin du premier Siloé, il est naturellement revenu vers moi pour ce tome 4, mais là, c’est moi, qui suis resté coincé dans les starting-blocs… je venais de finir le Pouvoir des Innocents, ma femme attendait notre premier enfant… j’étais déstabilisé et j’ai été dans l’incapacité d’écrire pendant près de un an… naturellement, Servain s’en est retourné auprès de Siloé… puis il a enchaîné sur le tome 4 de Warren (cette fois, je n’ai pas craqué, malgré la mise en route d’un second enfant)… comme les Siloé font chacun 70 pages, que Warren est un 54… ben 6 ans… c’est un minimum.

Comment travailles-tu avec tes différents partenaires ? Tes méthodes de travail sont elles identiques à tous les dessinateurs avec lesquels tu bosses ? Y a-t-il des collaborations plus efficaces que d’autres ?
Luc Brunschwig : Eh bien, je fournis à chacun un synopsis détaillé, ou alors les grandes lignes de l’histoires sur laquelle nous travaillons… Ensuite, j’attaque un découpage, très précis, case par case, dialogué, que j’envoie aux dessinateurs. Ce découpage met en place les décors, les mouvements des personnages, une ambiance, les tensions et l’état psychologique de chacun. Je n’ai jamais plus de 4 pages d’avance sur mes dessinateurs, car j’aime pouvoir inclure dans la trame les petites choses qui se dégagent des personnages ou des décors tels qu’ils les ont imaginés.

Quel est le projet / la série dont tu es le plus fier, qui te tient – ou t’a tenu – le plus à cœur ?
Luc Brunschwig : J’ai de l’attachement pour toutes mes séries… mais je suppose que cette réponse un peu convenue ne satisfera guère. Non ! En fait, je dois dire que Le Pouvoir des Innocents a été quelque chose d’important, tant dans mon travail d’écriture à proprement parler que dans ma vie même. En me confrontant à un sujet politique et psychologique, j’ai vraiment dû me positionner socialement, enrichir ma vision des gens… j’ai vraiment grandi en tant que personne au fur et à mesure que j’avançais dans cette série. C’est non seulement le parcours initiatique de Providence, mais aussi un peu (beaucoup) le mien.

Nos petites antennes de bédien nous ont indiqué que tu étais impliqué dans le renouveau de Futuropolis, maison d'édition indépendante sous la bannière de Gallimard et des éditions Soleil. Tu peux nous en dire plus ?
Luc Brunschwig : Futuropolis est pour moi une véritable bouffée d’oxygène. En quelques années, la BD est devenu le secteur le plus rentable du Livre en France. Il ne fallait pas avoir fait Science-Po pour se douter qu’un secteur aussi rentable allait rapidement intéresser l’industrie. Des pans entiers d’un secteur encore très artisanal il y a 20 ans, sont aujourd’hui entre les mains de grands consortiums qui n’ont d’autres buts que de faire des bénéfices avec un secteur pourtant artistique, donc aléatoire. Il n’y a plus guère de place dans les décisions des directeurs de collection pour ce qui surprend, ce qui va demander des explications et du temps pour s’imposer… Il faut frapper fort et vite, avec des produits facilement identifiables, destinés à un public déjà identifié.
Futuropolis, label appartenant à Gallimard et aujourd’hui pour moitié à Soleil, a cette ambition de redonner toute la place qui leur est due aux auteurs.
L’envie est de proposer des choses uniques et de tout faire pour ensuite aller vers le public intéresser par cette originalité. Trouver le public d’une œuvre plutôt que de créer un produit destiné à un certain public… tout est là.
La frilosité des maisons d’édition est la raison de mon engagement dans Futuropolis. Je veux y défendre mon goût pour les sujets forts traités par de vrais auteurs (des gens qui ont des points de vues à défendre). Ce ne seront pas nécessairement des œuvres hermétiques (bien au contraire), mais la possibilité pour des personnalités hétéroclites, qui n’en avaient pas encore eu la possibilité, de se côtoyer dans un même catalogue.
Je suis donc directeur de collection pour Futuropolis. Je suis en charge de tout ce qui est « série » ou « feuilleton » comme tu voudras les appeler. La façon dont nous allons aborder ces feuilletons sera très différente des 46 pages habituels (même si je ne peux pas encore vraiment en parler). Les auteurs sont au rendez-vous puisque je peux déjà annoncer 7 titres pour l’année 2006... et pas n’importe qui, ni n’importe quoi…

Peux-tu nous parler du Sourire du Clown, ta prochaine série qui paraîtra au sein de Futuropolis ?
Luc Brunschwig : Si tout va bien, Le Sourire du Clown paraîtra en novembre de cette année. Laurent Hirn y développe un talent inconnu jusqu’ici pour la couleur… L’histoire, elle, se passe en banlieue, de nos jours, quelque part en France. Un jeune garçon du nom de Djin voit sa mère assassiner sous ses yeux un clown auquel il s’était lié d’amitié. Cet assassinat aussi horrible qu’incompréhensible va marquer la dégénérescence du quartier et le début d’une formidable amitié entre Djin et le clown qui formait duo avec celui qui est mort. C’est l’histoire de gens, comme je les aime, mais aussi l’histoire d’un quartier, de ceux qui veulent le sortir du malheur et ceux qui veulent l’y maintenir parce qu’ils y trouvent leur compte.

Angus chez les Humanos, Vauriens et Le pouvoir… chez Delcourt, Makabi chez Dupuis, Mic Mac Adam chez Dargaud, Le sourire du clown et la collection Futuropolis chez Gallimard/Soleil… Quand commences-tu quelque chose chez Glénat et Casterman ? En résumé, quelle(s) raison(s) pousse(nt) un scénariste à travailler avec plusieurs maisons d’édition ?
Luc Brunschwig : De mon côté, il n’y a qu’une seule raison et elle s’appelle Sébastien Gnaedig, l’actuel directeur de Futuropolis… Mes déplacements d’une maison à l’autre correspondent à ses changements de poste. Une très grande complicité nous unit tous les deux depuis près de 12 ans, maintenant. En fait, il est la seule personne avec qui j’ai un véritable et passionnant échange autour de mon travail. Le regard de Sébastien est une motivation sans pareille, qui me fait progresser, et qui me rassure, alors que je suis un très très grand inquiet.

Quels sont tes autres projets, tes envies, ta philosophie de la BD pour les décennies à venir ?
Luc Brunschwig : Les projets sont nombreux. En fait, Futuropolis a véritablement redonné un coup de fouet à mes envies. Je suis en train de développer quatre projets (et quelques autres, non encore signés) pour eux. Outre Le Sourire du Clown, dont je viens de vous parler, il y aura en 2006, les débuts de Après la Guerre (avec Freddy Martin et Vincent Froissard) et Holmes (avec Cécil), dans la collection « Feuilleton » que je dirige. Il y aura aussi un diptyque intitulé La Mémoire dans les Poches que je réalise avec un très surprenant Etienne Leroux dans un style qu’on ne lui connaissait pas et qu’il maîtrise à la perfection.
En dehors de cela… il y aura le spin-off de Makabi, chez Dupuis… et tout ce qui est déjà en court : Mic Mac Adam, Makabi et Angus Powderhill.Philosophiquement parlant, je souhaite à la bande dessinée de retrouver l’envie qu’elle a perdue… celle de faire des albums auxquels les maisons d’édition croient, plutôt que de fantasmer sur les potentiels commerciaux des auteurs et des sujets.

Si tu étais un bédien, quelles seraient les BD que tu aimerais faire découvrir aux terriens ?
Luc Brunschwig : Je m’en veux beaucoup, parce qu’en ce moment, je n’ai pas beaucoup de temps pour lire, alors que je suis habituellement un dévoreur de BD… Je crois que j’aimerai faire découvrir aux gens la plupart des œuvres de Tezuka, dont on découvre aujourd’hui l’absolu liberté de ton, alors que ses livres datent de plus de vingt ans…

Si tu avais le pouvoir cosmique de te téléporter dans le crâne d'un autre auteur de BD, chez qui aurais-tu élu domicile ?
Luc Brunschwig : Alan Moore, incontestablement, le plus grand scénariste de tous les temps… histoire de voir si il n’a pas déjà imaginé, et en mieux, ce que j’ai en tête.

Merci Luc !