interview Comics

Rafael Ortiz

©Panini Comics édition 2016

Depuis plusieurs décennies, l'Argentine a su offrir aux amoureux du 9e art des artistes particulièrement talentueux. Rafael Ortiz est un dessinateur apparu au début des années 2010 chez Avatar Press sur des séries comme Dan the Unharmable ou Crossed. Cantonner le sud-américain au registre gore serait une erreur car il n'a de cesse d'explorer des univers très différents comme le prouve sa dernière collaboration avec le scénariste français Jean-David Morvan sur une biographie de Mao Zedong à paraître au format bande dessinée. Et à la vue des premiers visuels de cette dernière, nul doute que l'on entendra parler encore longtemps de Rafael Ortiz.

Réalisée en lien avec les albums Crossed +100 T2, Crossed - Terres maudites T5, Dan the unharmable T1
Lieu de l'interview : Le cyber espace

interview menée
par
15 juin 2016

La traduction de cette interview a été réalisée par Jean-Philippe Diservi.

Rafael Ortiz Bonjour Rafael Ortiz, peux-tu tout d'abord nous dire comment tu as débuté dans le monde des comics ?
Rafael Ortiz : Salut Planète BD ! Et bien, après avoir essayé différentes filières à l'Université de Buenos Aires (5 pour être précis), je me suis décidé à prendre des cours de comics auprès de Diego Greco (Ecole X-Arte) et j'ai continué mon apprentissage auprès de Juan Bobillo (à l'école d'art Sotano Blanco). Par chance et aussi par nécessité, j'ai été amené à participer à des films d'animation (2D). C'est par ce moyen que j'ai pu rencontrer de grands artistes et professionnels, pour finalement faire également la connaissance de celui qui est devenu mon agent, Mathias Timarchi, qui m'a amené les premières propositions de travail pour les comics US. Au départ, il s'agissait de remplacer d'autres artistes sur des séries comme Demon Squad (web comic), Hard Builled Comics (NDT : série publiée par Goodbum Studios) et les éditions Deadworld. Puis je suis arrivé chez Avatar Press et j'ai eu l'opportunité de me lancer dans ma première série régulière, Dan the unharmable.

Quelles sont tes influences artistiques ?
Rafael Ortiz : Les premiers artistes qui ont réellement éveillé mon attention furent John Byrne, Jon Bogdanove (et Dennis Janke), Brian Bolland, Jim Lee, Todd McFarlane, Alberto et Enrique Breccia, Jose Muñoz, Quino, Roberto Fontanarossa, Eduardo Risso, Hugo Pratt, Juan Bobillo, Jorge Zaffino, Mignola, Otomo, Takehiko Inoue, Jack Kirby, Mœbius bien sûr et bien des réalisateurs de films, des peintres et des musiciens !

Pourquoi avoir choisi le marché américain ?
Rafael Ortiz : Les personnages des comics US m'ont toujours attiré, tout comme les productions US du cinéma d'horreur et d'action. Dans les années 90, en Argentine, les comics américains, surtout DC, étaient les seuls à être facilement disponibles, raison pour laquelle leur influence a été déterminante de mon futur. Je crois que dernièrement, le marché américain propose une offre vraiment diversifiée, dans laquelle on peut trouver une grande variété d'histoires et d'artistes, alors que bien souvent, le rythme de travail est harassant. Si on ajoute le fait qu'il n'est pas possible d'être propriétaire de ses personnages et des ses propres histoires, beaucoup d'artistes finissent pas chercher un autre chemin.

Rafael Ortiz Peux-tu nous parler un peu de la situation de la bande dessinée en Argentine ?
Rafael Ortiz : L'Argentine a toujours compté de grands auteurs de BD, ou de «petites histoires», comme on les appelle chez nous, si bien que, dans les années 60 et 70, c'était un marché important, une vraie industrie locale. Mais le système s'est essoufflé, car il est très difficile de vivre d'un marché exclusivement local. Beaucoup d'auteurs décident alors, comme dans mon cas, de tenter leur chance sur le marché américain. Par le passé, Patoruzu, Hora Cero , Misterix, les comics des éditions Columba, Fierro étaient ce qui se faisait de mieux pour trouver de grandes histoires. Actuellement, Ultra, la nouvelle Fierro, Terminus et beaucoup d'autres éditeurs redoublent d'efforts pour trouver leur place dans le difficile marché argentin. Difficile, parce que sa dimension économique est réduite, mais à cela s'ajoute l'absence de soutien du gouvernement, en particulier depuis cette année, marqué par l'arrivée d'un gouvernement de droite qui n'a aucune orientation ni action de soutien en quelque activité culturelle que ce soit.

Quel regard portes-tu sur Dan the unharmable et sur ta collaboration avec David Lapham ?
Rafael Ortiz : Dan the unharmale ne m'a laissé que de bons souvenirs, et l'enjeu pour moi était le même qu'aujourd'hui : apprendre à chaque page réalisée. Bien sûr, j'y vois désormais bien des choses que je changerais mais à l'époque, j'avais donné le meilleur de moi-même et je l'accepte tel qu'il est : avec ses erreurs mais aussi avec ce qui fonctionne. Travailler sur le scénario de Lapham a été un apprentissage incroyable. Il a fallu avancer tout en développant la psychologie des personnages dans un monde de tordus. Cette histoire a du être écourtée, par décision de l'éditeur mais j'ai toujours rêvé de pouvoir la continuer.

Nous avons ensuite recroisé ton nom sur Crossed Terres Maudites puis sur Crossed+100. Connaissais-tu la série et l'appréciais-tu ?
Rafael Ortiz : Je dois avouer que certaines histoires de Crossed ont été un défi pour mes nerfs. J'ai toujours aimé le gore, au cinéma comme en littérature et Crossed est une vision très cruelle et obscure de l'Humanité. Mais cette idée d'une maladie qui fait prévaloir les pires sentiments et perversions, cette issue fatale qui conduit tout le monde à mourir dans un monde où tout est pourri, tout cela place le récit à un autre niveau du gore. J'ai travaillé sur les scénarios ingénieux de Simon Spurrier et Kerion Gillien, qui ont créé des histoires géniales dans ce monde et finalement, avec Crossed+100, Alan Moore s'y ajoute pour amener à un autre niveau la suite de la saga.

Rafael Ortiz Dans le registre de l'horreur plus précisément, qui est selon toi le dessinateur le plus impressionnant ?
Rafael Ortiz : Spontanément, je pense aux illustrations d'Alberto Breccia sur des récits de Lovecraft, Santiago Caruso, d’innombrables artistes manga, Salvador Sanz.

Les scénarios de Crossed sont très violents, as-tu rajouté de ton côté certains aspects "extrêmes" ?
Rafael Ortiz : Comme je viens de le dire, les scénaristes avec lesquels j'ai travaillé m'ont offert des histoires pour lesquelles le gore est un outil, un instrument qui sert l'histoire. A certains moments, car on m'a aussi offert cette liberté, j'ai essayé de mettre au point quelques cases pour lesquelles je pensais que le recours au gore extrême n'était pas nécessaire, voire absurde. Voir des personnages être étripés peut être amusant mais si cela devient excessif, on tombe alors dans l'absurde, pour un résultat déplaisant.

As-tu des limites dans le gore ? Quelle est selon toi la pire scène que tu aies dû illustrer ?
Rafael Ortiz : Je me suis toujours refusé à dessiner des scènes impliquant des enfants ou des femmes enceintes dans une ambiance ou un contexte sexuel, parce que dans Crossed, il n'y a jamais aucune limite. Je me rappelle une scène dans Crossed Homo Tortor [NDR : encore inédit en France] dans laquelle je devais dessiner un infecté préhistorique en train de pénétrer un esclave eunuque par un trou situé sur la jambe. Je me suis senti vraiment mal en le dessinant. Dans ce même arc, il y avait aussi des mammifères géants qui dévoraient et pénétraient des humains. Mais comment suis-je supposé savoir dessiner une espèce de poule géante en train de baiser un humain ???!!!

Tu as ensuite illustré trois épisodes de Yaiba Ninja Gaiden Z pour Dark Horse. L'univers est très différent, comment l'as-tu appréhender ? Prévois-tu de revenir sur le titre ?
Rafael Ortiz : Ce moment a été pour moi très important, puisqu'il me permettait de pouvoir travailler pour Dark Horse. Respecter les deadlines a été une vraie torture, car j'avais déjà du travail en cours pour Avatar Press et des délais également particulièrement serrés. Mais par dessus tout, ce fut quand même une très bonne chose. Le directeur de Dark Horse a été très agréable avec moi et m'a témoigné de la reconnaissance pour mon travail. Si bien que s'ils veulent à nouveau travailler avec moi, j'en serai ravi :)

Rafael Ortiz Récemment, tu as illustré deux épisodes de Four Eyes, une série de Joe Kelly pour Image Comics. Peux-tu nous la présenter ?
Rafael Ortiz : Four Eyes est une histoire crée par Joe Kelly et Max Fiumara, dans laquelle on se confronte, avec Henri, au contexte difficile d'un Brooklyn des années 30, dans un monde où les Dragons coexistent avec les humains, qui les utilisent pour des combats clandestins. Henry est un de ces combattants, amené à survivre avec son dragon Four Eyes, dans ce monde qui ne laisse aucune place aux faibles. J'ai été chargé des dessins des épisodes 6 (en collaboration avec le grand Juan Cruz Rodriguez qui s'est chargé de tous les décors de ce numéro) et 7.

J'ai eu oui dire que tu avais des choses de travailler sur une bande dessinée franco-belge avec Jean-David Morvan. Peux-tu nous en dire plus ?
Rafael Ortiz : Il s'agit d'une biographie historique sur Mao Zedong, pour la série Ils ont fait l'Histoire chez Glénat. C'est une nouvelle vison, qui livre le point de vue d'une révolutionnaire et témoin des faits, qui a participé à l'avènement du Grand Timonier, figure controversée mais sans aucun doute, fait partie des grands protagonistes de l'Histoire.

Lis-tu des comics et si oui, quels sont ceux que tu apprécies ?
Rafael Ortiz : J'en lis sans cesse ! Avec passion. Sincèrement, je suis perpétuellement à la recherche de nouveautés. En ce moment je lis One Punch Man, Iron Fist de Kaare Andrews et aussi Autumnlands. En règle générale, j'aime ceux d'action, d'horreur et de SF, mais il y a peu j'ai lu L'hiver du dessinateur de Paco Roca, que j'ai adoré.

Si tu avais le pouvoir métaphysique de visiter le crâne d'un autre artiste pour en comprendre le génie, qui irais-tu visiter ?
Rafael Ortiz : Hé bien je pense que ce serait Alberto Breccia. J'ai toujours eu de l'admiration pour son œuvre, la façon dont il l'a développée, son évolution, la force de son dessin. J'ai toujours en tête l'association Oesterheld- Breccia pour Mort Cinder, incroyable. Mais aussi sa version des Eternautes et tous ses autres travaux. Breccia est un artiste immortel. Il y a un avant et un après lui, et même plusieurs lui dans son œuvre. Sans aucun doute, c'est lui que je choisirais !

Merci Rafael !

Rafael Ortiz