interview Comics

Jack Kirby - 4ème partie

©Urban Comics édition 2015

Dans cette quatrième partie, Gary Groth revient sur la période Marvel de Jack Kirby et sur sa relation avec le scénariste et éditeur Stan Lee. Si les deux auteurs ont créé de grandes choses ensemble, le King des Comics a la dent dure vis-à-vis de son ancien partenaire et n'hésite pas à diminuer son rôle dans l'élaboration de certains titres. Entre sincérité et mauvaise foi, découvrez cependant un nombre d'anecdotes croustillantes sur le fonctionnement d'une industrie qui n'a eu de cesse de croître des années durant.

Réalisée en lien avec les albums Le Quatrième Monde T1, OMAC - L'arme Ultime, Fighting American, Kamandi T1
Lieu de l'interview : Le cyber espace

interview menée
par
25 décembre 2015

Les questions sont l'œuvre de Gary Groth, la traduction est celle d'Alain Delaplace et les annotations de Jean Depelley.

Pouvez-vous me dire comment vous en êtes venu à créer Challengers of the Unknown ?
Jack Kirby : Pour moi, Challengers of the Unknown était un film. Les films de science-fiction commençait à avoir du succès et je me disais que Challengers of the Unknown appartenait au genre. J'ai commencé à réfléchir à ces mots qui m'ont toujours intrigués : Qu'y a-t-il, là, dehors ? Je ne me préoccupais plus de l'East Side, de la Terre ou de ce genre de choses. Je me demandais ce qu'il y avait d'autre. J'ai alors commencé à dessiner des personnages venus de l'espace, venus des tréfonds de la Terre, des personnages venus d'endroits impensables. Les Challengers, c'était nous faisant face à ces êtres étranges. Un type concoctait une potion qui faisait de lui Superman et il commençait à abattre des immeubles entiers. Comment gérer un type pareil ? Comment l'arrêter ? Parfois, je trouvais une solution qui ne reposait pas sur une confrontation directe, quelque chose de très malin. Parfois, aussi, j'optais pour la confrontation. Je trouvais comment le mettre à terre, comment le contenir, comment l'affaiblir. Ce qu'il y a d'amusant avec les comics c'est de trouver toute un ensemble de façons de conclure un comic. Je ne suis pas le genre de gars qui fait toujours les choses de la même manière. J'ai commencé à utiliser plein d'appareillages issus de la science-fiction. J'ai utilisé la bombe atomique deux ans avant qu'elle ne soit utilisée pour de vrai, j'avais lu dans un journal qu'un certain Nikola Tesla travaillait sur la bombe atomique. Je me suis dit « Super idée, je peux l'utiliser dans une histoire ».

En y regardant bien, aujourd'hui, est-ce que l'on pourrait dire que les Challengers étaient les précurseurs des Fantastic Four ?
Jack Kirby : Oui mais il y en a eu d'autres, toujours – à ceci près que les Fantastic Four devaient leurs pouvoirs à des mutations. À l'époque, certains commençaient à débattre de la bombe atomique et de ses effets sur les êtres humains et, donc, des mutations comme une éventualité. Je me suis dit « En voilà une super idée ! » Voilà comment les Fantastic Four ont vu le jour : avec une explosion au niveau atomique et ses effets sur les personnages. Ben Grimm était un universitaire, un bel homme et le voilà devenu La Chose. Susan Storm devient invisible en raison des effets de l'atome sur son corps. Reed Richards est devenu flexible et c'est devenu un personnage avec lequel je pouvais travailler de plein de manières différentes. Et il y en avait d'autres – les mutations n'avaient pas affecté que les héros, elle avaient aussi affecté les vilains. Je me suis beaucoup amusé avec la bombe atomique . [rires]

Avant les Fantastic Four et votre période chez Marvel, dans les années 60, vous avez aussi filé un coup de main à Joe Simon avec The Fly et Private Strong. Comment est-ce que ça a pris place ? Joe avait apparemment quitté les comics depuis quelques années.
Roz Kirby : Joe a appelé Jack.
Jack Kirby : Oui, j'ai toujours été ami avec Joe et on a fait The Fly et Private Strong ensemble. C'était ma dernière aventure avec Joe car, après ça, il est retourné au commerce d’œuvres d'art.

Pourquoi est-il brièvement revenu dans l'industrie des comics ?
Jack Kirby : C'était comme un réflexe – on revient au comics. Mais Joe est plus âgé que moi et il est aussi plus adulte, en bien des façons. Il a arrêté les comics et s'est mis au commerce d'art. On commençait à voir poindre des choses pas très nettes, dans les comics. Mais je suis resté, c'était tout ce que je savais faire. Il me fallait faire avec et ça m'a blessé de bien, bien des façons. D'une certaine manière, ça me blesse encore aujourd'hui. Mais, quand j'y repense, je suis resté parce que je ne savais rien faire d'autre.

Est-ce que vous vous souvenez à quel moment de votre vie vous avez réalisé que vous consacriez votre existence aux comics, que vous en aviez fait votre carrière ? Je suppose que vous avez dû réaliser à un moment que vous étiez un illustrateur de comics et que c'était ça, votre identité.
Roz Kirby : Son véritable rêve, c'était de faire des films.
Jack Kirby : Je voulais faire des films et je faisais des comics... En réalité, j'ai fini par travailler avec des producteurs, avec des gens qui, eux, faisaient des films pour de vrai – aujourd'hui, encore. Mais, oui, ce que je voulais faire, c'était des films. Si je réalisais un film, il serait bon. Si je faisais un film et qu'il y avait de l'argent à se faire avec, je peux vous dire que ce serait un super film. Steven Spielberg a fait ce que je ne pouvais pas faire. [rires] Il y est arrivé, moi non.

Eh bien, ce que les films ont perdu, les comics l'ont gagné. Vous avez travaillé sur Challengers de 57 à 58 et vous avez aussi commencé à travailler pour Marvel, autour de cette époque. Est-ce qu'à un moment vous vous êtes retrouvé à travailler à la fois pour DC et pour Marvel ou bien est-ce que la transition s'est faite franchement ?
Roz Kirby : Il ne s'est jamais retrouvé à travailler pour les deux en même temps.
Jack Kirby : Je travaillais pour l'un, puis la situation se détériorait et je retournais chez l'autre. Je me suis retrouvé à rebondir comme ça, en faisant le yo-yo entre Marvel et DC.

Vous souvenez-vous de la raison pour laquelle vous avez quitté DC pour Marvel, à la fin des années 50 ?
Jack Kirby : [Pause] Non, je n'arrive pas à m'en rappeler. Je ne me rappelle pas des circonstances exactes .

Je voudrais juste éclaircir un point : vous avez aussi écrit les Challengers ?
Jack Kirby : Oui j'ai écrit les Challengers. J'ai écrit tout ce que j'ai fait. Quand je suis retourné chez Marvel, j'ai commencé à créer de nouvelles choses.

Je crois savoir que vous aviez commencé à faire des histoires de monstres pour Marvel. Est-ce que vous avez aimé faire ça ?
Jack Kirby : J'ai toujours aimé faire des histoires de monstres. Ces histoires me donnaient l'opportunité de dessiner des choses sortant de l'ordinaire. Les histoires de monstres étaient un défi. Quel genre de monstre fascinerait les gens ? Je ne pouvais rien dessiner de trop extravagant ou de trop horrible. Je ne l'ai jamais fait. Mais je dessinais des choses intrigantes. Il y avait toujours quelque chose de supportable dans mes monstres. Si on les voyait, on ne se serait pas évanoui de suite. Ils n'étaient pas dégoûtants, pas repoussants. Mes monstres étaient adorables. [rires.] Je leur ai donné des noms – certains étaient méchants, d'autres étaient bons. Ils se sont bien vendus et ça a toujours été mon objectif, avec les comics. Il fallait que je fasse des ventes pour pouvoir continuer à travailler. Alors je mettais tous les ingrédients qui pouvaient faire vendre. Ça a toujours marché comme ça.

Quand avez-vous rencontré Stan Lee pour la première fois ?
Jack Kirby : J'ai rencontré Stan Lee la première fois que je suis allé travailler chez Marvel. C'était un petit garçon. Quand Joe et moi faisions Captain America, il avait à peu près 13 ans . Il a à peu près 5 ans de moins que moi.

Est-ce que vous aviez gardé le contact ?
Jack Kirby : Non, je pensais que Stan Lee était un emmerdeur.

[Rires]
Jack Kirby : C'est vrai !

Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?
Jack Kirby : Voyez, c'était le genre de gamin qui aimait faire l'andouille, du genre à ouvrir et fermer les portes à votre nez. Ouais, une fois, en fait, j'ai même dit à Joe de le sortir de la pièce.

Parce qu'il était insupportable ?
Jack Kirby : Oui, il l'était. Stan Lee était une peste. Il aimait agacer les gens et ça, je ne pouvais pas le supporter.

Il n'a pas changé d'un poil, hein ?
Jack Kirby : Pas d'un poil. Je ne pouvais rien faire au sujet de Stan Lee car il était le cousin de l'éditeur. Il courait à droite et à gauche à travers New York en faisant ce qu'on lui disait de faire. Il claquait les portes, s'approchait de vous pour regarder par-dessus votre épaule et vous embêtait de mille et une façons. Joe pourrait sûrement vous en dire plus.

Quand vous êtes allé chez Marvel, en 58 et en 59, Stan était évidemment là.
Jack Kirby : Oui et il n'avait pas changé.

Et vous aviez travaillé ensemble sur ces comics de monstres ?
Jack Kirby : Stan Lee et moi n'avons jamais collaboré sur quoi que ce soit ! Je n'ai jamais vu Stan écrire quoi que ce soit. J'écrivais les histoires comme je l'avais toujours fait .

Sur toutes ces histoires de monstres, on peut lire « Stan Lee et Jack Kirby ». Qu'est-ce qu'il a fait pour avoir son nom inscrit là ?
Jack Kirby : Rien ! Ok ?

A-t-il écrit les dialogues ?
Jack Kirby : Non, je les écrivais . Si Stan devait obtenir des dialogues pour quelque chose, il allait les faire faire par quelqu'un du bureau. J'écrivais l'ensemble de l'histoire derrière chaque page. J'écrivais les dialogues ou bien une description de ce qui se passait à l'arrière des pages. Après ça, Stan Lee les passait à un type qui inscrivait alors les dialogues dans les dessins. En faisant ça, Stan Lee a réussi à gagner plus que ce qu'il se faisait en tant qu'éditeur. C'est comme ça qu'il est devenu auteur. Non seulement il était payé en tant qu'éditeur, mais il était aussi payé en tant qu'auteur. Je ne dis pas que Stan Lee n'y connaissait rien en affaires. Je pense qu'il tirait avantage de quiconque travaillait pour lui.

Mais son activité consistait surtout à servir d'intermédiaire entre vous et l'éditeur ?
Jack Kirby : Oui, il n'était pas réellement éditeur ou quoi que ce soit du genre. Même quand il était gamin, il sautait à droite et à gauche et je crois bien qu'il avait une flûte dont il jouait.

La Flûte Enchantée.
Jack Kirby : Ouais. Il venait m'embêter et je demandais à Joe de le coller à la porte.

Stan a écrit, « Jack et moi, on s'est éclatés à faire des histoires de monstres ». Vous vous éclatiez, Jack ?
Jack Kirby : C'est Stan Lee qui s'éclatait.

Vous avez produit des histoires de monstres pendant près de deux ou trois ans, je crois. Ensuite, le premier de vos comics à avoir donné un coup de jeune au genre fut les Fantastic Four. Pourriez-vous nous dire comment vous en avez eu l'idée ?
Jack Kirby : Il fallait que je fasse quelque chose de différent. Les histoires de monstres ont leurs propres limites et on ne peut en faire qu'un certain nombre avant de se répéter. On enchaînait les comics de monstres, mois après mois, et il nous fallait trouver autre chose parce que les temps n'étaient pas exactement favorables en termes de ventes. Je me suis alors dit que ce qu'il fallait faire, c'était de trouver quelque chose de nouveau, à chaque fois. En gros, il nous fallait faire un blitz. Et j'ai conçu ce blitz. J'ai créé les Fantastic Four, Thor – je connaissais très bien la mythologie de Thor –, et The Hulk, The X-Men, The Avengers... J'ai rajeuni ce que je pouvais rajeunir et j'ai créé ce que je pouvais . J'ai tenté de prendre d'assaut les kiosques avec mes nouveautés. Et les nouveautés avaient l'air de marcher.

Laissez moi vous poser une question concernant ce qui me semble être un point important. Stan a décrit la façon dont vous travailliez ensemble et je crois qu'il décrit tout particulièrement comment vous travailliez sur les comics de monstres. Il a écrit : « Je n'avais qu'à donner à Jack un dégrossi de l'histoire et il illustrait alors l'ensemble du comic en casant l'intégralité du résumé dans le nombre adéquat de cases. Il me restait alors à prendre les illustrations de Jack et à ajouter les légendes et les dialogues ce qui, idéalement, ajoutait une touche de réalité à une caractérisation délignée avec précision. » En gros, il dit qu'il vous communiquait une intrigue, que vous la dessiniez puis qu'il ajoutait les légendes et les dialogues.
Roz Kirby : Je me rappelle que Jack l'appelait et lui disait que ça allait être telle ou telle histoire puis qu'il lui envoyait l'histoire. Et il [Jack] écrivait tout ce qui devait l'être.
Jack Kirby : Souvenez-vous que Stan Lee était un éditeur. Il travaillait de neuf à cinq en faisant des affaires pour Martin Goodman. En d'autres termes, il n'écrivait rien du tout, au bureau. Il s'occupait du business de Martin Goodman. C'était ça, sa fonction. Des gens venaient tout le temps dans les bureaux pour y discuter. Et ce n'était pas toujours que des artistes, c'était des businessmen. Stan Lee était le première personne qu'ils voyaient et Stan Lee allait ensuite voir s'il pouvait les faire entrer pour voir Martin Goodman. C'était ça, le boulot de Stan Lee.

Où viviez-vous, à l'époque, en 61, 62 ?
Jack Kirby : On avait une maison à Long Island.

Est-ce que vous livriez vous-même votre travail chez Marvel ?
Jack Kirby : Oui. Une ou deux fois par mois. Je travaillais à la maison.

Quels étaient vos horaires ?
Jack Kirby : Je travaillais quand bon me semblait.
Roz Kirby : Principalement en soirée. Pendant la journée, il m'aidait avec les enfants.
Jack Kirby : C'était une routine géniale car je pouvais faire tout ce je voulais pendant la journée. Je n'avais pas à aller travailler dans un bureau. Je pouvais travailler à la maison, selon mon bon vouloir. Je travaillais jusqu’à quatre heures du matin. Je travaillais avec la radio et la télé d'allumées, c'était un super plan. J'étais un oiseau de nuit et je le suis toujours.

Pouvez-vous me donner votre version de la création des 4 Fantastiques ? Est-ce que Stan est venu vous voir... ?
Jack Kirby : Non, Stan ne savait pas ce qu'était une mutation. J'étudiais ce genre de trucs tout le temps. Je lisais des choses à ce sujet dans les journaux et dans les revues scientifiques. J'achète encore aujourd'hui ce genre de revues bizarres. Je ne lis plus autant de science-fiction qu'à l'époque. J'étudiais alors la science-fiction et je commençais à concevoir mes propres schémas de récits, mes propres personnages. Stan Lee ne pense pas de la même manière que moi. Stan Lee ne pense pas ces personnages comme des personnes à part entière. Moi, je les conçois comme d'authentiques individus. Si j'illustrais une histoire se déroulant pendant la guerre, c'était l'histoire de deux gars pris en plein conflit. Les 4 Fantastiques, pour moi, ce sont des gens qui se trouvent tout d'un coup dans le pétrin. tout d'un coup, on devient invisible ou bien élastique.
Roz Kirby : Gary veut savoir comment tu as créé les 4 Fantastiques.

Est-ce que vous êtes allé voir Marvel ou bien –
Jack Kirby : C'est arrivé très simplement. Je suis entré [dans les bureaux de Marvel] et ils étaient en train de virer les meubles . Ils étaient en train de sortir des bureaux entiers et moi, j'avais besoin de ce job ! J'avais une famille, une maison et voilà que Marvel s'écroulait ! Stan Lee est là, assis sur une chaise en train de pleurer. Il ne savait pas quoi faire. Il était assis là, en train de pleurer – il sortait tout juste de l'adolescence. Je lui ai dit d'arrêter de pleurer. J'ai dit « Va voir Martin et dis-lui d'arrêter de sortir le mobilier et moi, je vais faire en sorte que les comics se vendent ». Et j'ai crée tout un tas de personnages jamais vus auparavant. J'ai créé les 4 fantastiques, Thor. J'ai créé tout ce qu'il fallait créer pour vendre un comic. Stan Lee n'a jamais eu l'esprit d'un éditeur. Quelqu'un comme Stan Lee ne pouvait pas créer quoi que ce soit de neuf – ou même de vieux. Stan Lee n'était pas du genre à lire ou écrire des histoires. Stan Lee était le mec qui savait où se trouvaient les papiers et qui devait venir dans les bureaux le jour même. Stan Lee était fondamentalement un employé de bureau, Ok ? Moi, je suis fondamentalement différent : je suis un conteur. Mon job, c'est de vendre mes histoires. Quand j'ai vu ce qui arrivait chez Marvel, je les ai tous arrêtés. Je les ai empêchés de virer les meubles ! Stan Lee était sur une sorte de tabouret et il pleurait.

Est-ce que le succès de The Justice League of America, chez National, avait quoi que ce soit à voir avec la création des 4 Fantastiques ? Est-ce que c'est ce qui vous a poussé à créer les 4 Fantastiques ?
Jack Kirby : Non, ça ne m'y a pas poussé. J'ai compris qu'on était dans l'urgence, ça a été instinctif. Vous êtes dans l'urgence, vous faites quoi ? Quand l'eau s'écoule par un énorme trou dans le mur, on ne va pas chercher du scotch pour en entourer le mur afin de l'assécher, non. On rassemble tout ce qu'on trouve, on le colle au mur et on empêche l'eau d'entrer. C'est ce que j'ai fait.

Qui a eu l'idée du nom « Fantastic Four » ?
Jack Kirby : C'est moi. D'accord ? C'est moi qui ai créé tous ces noms. J'ai trouvé le nom de Thor parce que j'ai toujours été un fana d'Histoire. Je sais tout ce qu'il y a à savoir au sujet de Thor, de Balder et de Mjolnir, le marteau. Personne ne s'y était jamais intéressé à part moi. J'adorais ces histoires à l'époque du lycée et aussi avant ça. C'est ce qui me permettait de faire abstraction de la pauvreté qui régnait dans le coin. Quand j'allais à l'école, c'est ce qui me faisait y rester – pas les mathématiques, pas la géographie mais l'Histoire.

Stan dit qu'il a virtuellement conceptualisé tout Fantastic Four, qu'il a créé tous les personnages. Il dit aussi avoir rédigé un synopsis précis à l'attention de Jack.
Roz Kirby : Je n'ai jamais rien vu de tel.
Jack Kirby : Je ne l'ai jamais vu et, bien entendu, je dirais que c'est un mensonge éhonté .

Stan, dans une introduction à un de ses livres, s'accorde à peu près tout le crédit quant à la création de l'ensemble des personnages de Fantastic Four. Il dit aussi avoir trouvé le titre.
Jack Kirby : Non, c'est faux.

Le personnage suivant, si je me souviens bien, fut Hulk. Vous avez illustré un run de six numéros de cette série qui fut ensuite annulée pendant quelques temps avant que Steve Ditko ne la relance dans une anthologie intituléeTales to Astonish. Pouvez-vous nous en dire un peu plus quant à votre implication dans la création de Hulk ?
Jack Kirby : Hulk a vu le jour quand j'ai vu une femme soulever une voiture. Son enfant était sous le marchepied d'une voiture. Le gosse jouait dans le caniveau et il rampait depuis le caniveau jusqu'au trottoir et ce juste sous le marchepied d'une voiture. Sa mère était horrifiée. Elle a vu ça depuis la fenêtre arrière du véhicule et cette femme, désespérée, a soulevé l'arrière du véhicule. J'ai tout d'un coup réalisé que le désespoir peut nous permettre de réaliser ce genre d'exploits : on peut abattre des murs, devenir fous de rage... Vous savez ce qui arrive quand on entre dans un état de rage – on est capable d'abattre une maison. J'ai donc créé un personnage capable de toutes ces choses et je l'ai nommé Hulk. Je l'ai placé dans pas mal de mes histoires. Tout ce que Hulk était au départ provient de cet incident. Un personnage sans concession. Je n'aime pas faire ça avec mes personnages, pour moi, ils doivent conserver une part d'authenticité. Cette femme m'a prouvé que, dans certaines circonstances , un être humain peut se transcender et accomplir des choses qu'il ne pourrait pas faire d'ordinaire. Moi-même, ça m'est arrivé. J'ai déjà tordu de l'acier.

Est-ce que l'enfant était coincé entre le marchepied et...?
Jack Kirby : Il n'était pas coincé. Il jouait sous le marchepied, dans le caniveau. Sa tête ressortait puis il a décidé de retourner sur le trottoir. Mais de le voir sous la voiture, ça a fait paniquer sa mère. Il avait du mal à sortir de sous le marchepied et là, sa mère a eu l'air d'être sur le point d'hurler et elle a eu l'air désespéré. Elle n'a pas crié mais elle a couru jusqu'à la voiture et, très déterminée, elle a soulevé tout l'arrière du véhicule. Je ne dis pas que c'était une femme très fine [rires] C'était une femme petite et costaude – et là, Hulk est arrivé. Je ne savais pas encore qui il était mais l'idée a commencé à prendre forme.
Roz Kirby : Vous avez aussi dit que Hulk vous faisait penser à Frankenstein.
Jack Kirby : Hulk était Frankenstein. Frankenstein peut mettre la pièce en vrac et Hulk ne pouvait jamais se rappeler qui il était auparavant.

Eh bien ça va peut-être vous surprendre mais Stan a pris tout le crédit quant à la conception de Hulk. Il a écrit : « En fait, avoir des idées a toujours été la partie la plus simple, parmi les nombreuses tâches dont je devais m'acquitter » Puis il a continué en disant, au sujet de la création de Hulk « Une partie de mon boulot consistait à prendre un concept usé et à en faire quelque chose de frais, d'innovant et d'emballant. Encore une fois, je décidais que Jack Kirby serait l'artiste idéal pour insuffler de la vie dans notre dernière création. Du coup, dès que nous nous sommes revus, je lui ai tracé les grandes lignes de ce concept que je triturais depuis des semaines ».
Jack Kirby : Oui, il a toujours trituré des concepts. Au contraire, je suis celui qui amenait les idées à Stan. J'amenais aussi des idées à DC, c'est comme ça que ça se passait depuis le début.

Stan dit aussi avoir créé le nom « Hulk ».
Jack Kirby : Non, ce n'était pas lui.
Roz Kirby : C'est sa parole contre celle de Stan.

Il y a eu une période, entre 61 et 63, durant laquelle vous illustriez un nombre phénoménal de séries.
Roz Kirby : Est-ce que je peux dire quelque chose ? Pendant toutes ces années, alors que Jack créait continuellement, Stan Lee, lui, ne créait rien du tout. Dès lors que Jack a quitté Stan, Stan n'a plus rien créé de nouveau.
Jack Kirby : Ouais. Stan n'a jamais rien créé de nouveau après ça. S'il a été aussi facile pour lui de créer tout ça, pourquoi n'a-t-il rien créé après mon départ ? C'est ça, le problème. Ont-ils jamais rien fait d'innovant ? Il te répondrait sûrement « Je n'avais pas besoin de le faire ».

Puis-je vous demander quelle était votre implication dans Spider-Man ?
Jack Kirby : J'ai créé Spider-Man. On a décidé de le confier à Steve Ditko. J'ai dessiné la première couverture de Spider-Man. J'ai créé le personnage, son costume . J'ai créé toutes ces séries mais je ne pouvais pas m'occuper de chacune d'entre elles. On a décidé de confier la série à Steve Ditko qui était la personne adéquate pour cette mission. Et il a fait un travail superbe.

Vous connaissiez Ditko ?
Jack Kirby : Je connaissais Ditko comme tout à chacun. Ditko était du genre retiré, peu loquace.

Vous vous entendiez bien ?
Jack Kirby : Je m'entendais avec lui. Je ne peux donner que mon point de vue. J'aimais beaucoup Steve.
Roz Kirby : On s'est croisés à New York, il y a trois ans.
Jack Kirby : Il m'a surpris. Il s'est montré très sociable. On a discuté et il est très ouvert aux autres, maintenant.

Quel genre de type était-ce ?
Jack Kirby : Il était très replié sur lui-même. Je ne l'ai jamais embêté parce que je sentais qu'il voulais qu'on le laisse tranquille. Je ne lui parlais que lorsqu'il le fallait. Je crois que Steve était le genre de mec à vouloir que ça se passe comme ça. C'est un merveilleux dessinateur, un concepteur génial. C'est Steve Ditko qui a fait de Spider-Man le personnage célèbre qu'il est aujourd'hui.

Vous appréciez ce qu'il fait ?
Jack Kirby : Oui parce qu'il a un style caractéristique, reconnaissable entre tous. On peut pointer du doigt n'importe quel dessin de Steve et dire « Ditko a dessiné ça ». C'est unique.
Roz Kirby : Ils ont tous l'air polonais.
Jack Kirby : Ouais. Tous ses personnages ont l'air d'être polonais [rires]

Je n'ai pas en ma possession le déroulé chronologique exact de tout ce que vous avez réalisé, mais j'aimerais revenir sur certaines choses. Vous avez réalisé Sgt. Fury. Comment est-ce arrivé ? Est-ce que vous êtes le créateur de Sgt. Fury ?
Jack Kirby : Oui, Sgt Fury était à la tête d'un bataillon ou quelque chose comme ça.
Roz Kirby : J'étais en bas, au sous-sol, avec lui quand il travaillait sur l'aspect du logo. Si Stan Lee veut savoir qui l'a créé, il peut me le demander. J'étais avec lui .
Jack Kirby : Je n'avais pas besoin de récupérer les strips d'un autre pour faire des ventes. Or mon but, c'était de vendre.

Comment est-ce que tous ces comics des années 60 ont vu le jour ? Est-ce que quelqu'un, chez Marvel, disait « Il nous faut une nouvelle série ! » ?
Jack Kirby : Non, je les créais.

Vous les créiez, comme ça, de votre propre chef ?
Jack Kirby : Exact.
Roz Kirby : Quand il a quitté Marvel pour retourner chez DC, Carmine Infantino lui a donné carte blanche.

C'était en 72 , je crois.
Jack Kirby : Je leur ai donné les New Gods.

Vous avez eu une période de peut-être quatre ou cinq ans que je considère comme ayant été incroyablement productive, dans les années 60. Plein de nouveaux personnages ont commencé à apparaître dans les séries que vous produisiez, particulièrement dans Fantastic Four mais aussi dans nombre d'autres. Pourrions-nous parler de manière très générale de la genèse de ces personnages ?
Roz Kirby : Comment Stan Lee peut-il prétendre avoir créé tous ces personnages quand lui-même n'avait pas la moindre idée de ce que Jack allait dessiner ?

Est-ce que vous ne vous êtes jamais retrouvé dans la situation dans laquelle vous n'aviez plus la place nécessaire, où vous aviez trop d'histoire à caser ? Comment structuriez-vous une histoire de manière à vous assurer de ne pas avoir à l'interrompre brutalement ?
Jack Kirby : J'écrivais une histoire de manière à ce qu'elle prenne progressivement de l'élan vers une conclusion donnée. Parfois, on peut écrire une histoire profondément dramatique et qui se conclut en silence – sans aucun dialogue? Je n'ai jamais eu de fins toutes faites. Je n'y crois pas. Rendre [les lecteurs] heureux n'était pas mon objectif. Par contre, faire dire aux lecteurs « Ah oui, c'est comme ça que ça se passerait », ça, c'était mon objectif. Je savais que [le lecteur] ne serait pas toujours content. Prenez la Chose, par exemple. À un moment donné, il mettrait 50 types KO et sortirait vainqueur. Puis peut-être qu'il s'assiérait et commencerait à y réfléchir : « peut-être ai-je blessé quelqu'un. Peut-être aurai-je pu m'y prendre autrement. » comme tout être humain le ferait, pas comme un monstre. Dans d'autre comics, le type mettrait tout le monde KO et ça se finirait là-dessus. On verrait les méchants en prison et voilà. Ou bien on aurait droit à un « La suite la semaine prochaine ! »

J'ai toujours pensé qu'un des points d'orgue émotionnels des 4 Fantastiques était la tragédie de la Chose.
Jack Kirby : C'était une tragédie. Pouvez vous une seule seconde vous imaginer en mutant, ne sachant jamais quand vous pourriez redevenir vous-même ni comment vos proches vous voyaient ? Tout le monde a l'air de vouloir m'associer à la Chose parce qu'il se comportait comme un type normal. Mais la Chose n'a jamais changé, quelque fut son aspect. Ben Grimm a toujours été Ben Grimm. Je crois que c'est pour ça que le lecteur l'aimait – cette petite touche de réalité. On ne peut pas vraiment changer un type à moins de s'attaquer à son cerveau directement ou bien de le blesser dans des situations bien particulières.

Avez-vous un titre préféré parmi ceux que vous avez faits pour Marvel ?
Jack Kirby : Non, ils étaient tous bons. Chacun de ces foutus comics était bon. Certains sortaient du lot mais ils ne surclassaient pas les autres comics. J'aimais Ego, la planète vivante. ça c'était novateur, utiliser une planète entière et lui conférer une personnalité .

Pouvez-vous nous dire comment vous travailliez ? D'après Stan, il semble qu'il vous donnait une intrigue, que vous faisiez les illustrations puis il écrivait les dialogues. Est-ce que vous êtes en désaccord avec –
Roz Kirby : Stan disait qu'il avait besoin d'une histoire et je crois bien qu'ils passaient 2 minutes au téléphone. Puis, Jack partait et allait écrire l'histoire à côté des dessins.
Jack Kirby : Stan ne savait pas de quoi parlaient les histoires.

J'ai vu des planches originales avec du texte sur le côté des pages.
Jack Kirby : Ça devait être mes dialogues.

Vous parliez avec Stan au téléphone mais à quoi ressemblait une de vos conversations habituelles ? Par exemple, quand il fallait produire Fantastic Four, qu'est-ce qu'il disait et que disiez-vous ?
Jack Kirby : Pour Fantastic Four, je lui disais ce que j'allais faire et en quoi allait consister l'histoire puis je le lui apportais. C'est tout.
Roz Kirby : Stan Lee disait toujours « super ! »
Jack Kirby : Et c'est tout ce que disait toujours Stan, « super ! » ! [Rires]

Est-ce qu'il n'émettait jamais de critiques à l'égard de vos histoires ? Est-ce qu'il ne disait jamais « je pense qu'il faudrait aller dans une autre direction » ou quelque chose du genre ?
Jack Kirby : Non, non, non, il les prenait verbatim . Si Stan Lee s'était jamais amusé à faire ça, je serais allé chez DC dans la minute.

Je crois que, la majeure partie du temps, vous illustriez trois séries, chaque mois, et chaque série faisait à peu près 24 pages. Donc vous ameniez à peu près 75 pages chaque mois. C'était dur ?
Jack Kirby : Non, j'aime travailler dur. Pas seulement ça, mais si vous jetez un œil à quelques unes de mes vieilles planches, vous remarquerez l'expression des gens. ce sont de véritables expressions. J'étais complètement immergé dans mes personnages. Je dessinais vite, j'écrivais vite. Personne n'aurait pu l'écrire pour moi car ils n'auraient pas pigé la situation ou encore ce qu'il fallait faire.
Roz Kirby : Il n'a jamais écrit l'histoire à l'avance, il écrivait en dessinant.
Jack Kirby : En d'autres termes, je n'ai jamais anticipé d'histoire –

C'est ma prochaine question. Quand vous réalisiez une histoire, disons par exemple, la première histoire de Dragon Man, dans Fantastic Four, qui prenait place sur un campus. Est-ce que vous visualisiez d'abord l'histoire dans votre esprit ?
Jack Kirby : Non, non, je commençais par le début puis je me demandais « Que ferait-il ? ». Le voilà, c'est un dragon – ce type est mal barré ! C'est un être humain mais il a le corps d'un dragon. Que ferait un être humain dans cette situation, dans ces circonstances ? Puis je trouvais une réponse. Je ne planifiais pas toute l'histoire. Je devais la traiter case après case parce qu'il me fallait me mettre à la place de chaque individu. Parfois, après avoir tout pensé, l'histoire m'apparaissait sous un autre angle parce qu'en route, quelque chose s'était produit et le type devait changer ses plans.
Roz Kirby : Au cours de toutes ces années, je ne me souviens pas avoir jamais vu Jack effacer une case.

C'est vrai ?
Jack Kirby : Ouais.

Et comment avez-vous créé Black Panther ?
Jack Kirby : J'ai créé Black Panther parce que j'ai réalisé qu'il n'y avait pas de personnes noires dans mes comics. Je n'avais jamais dessiné de personnage noir. Il m'en fallait un. J'ai découvert tout d'un coup que j'avais beaucoup de lecteurs noirs. Mon premier ami était noir ! Et voilà que je les ignorais parce que je m'associais à tous les autres. J'ai eu cette révélation – croyez-moi quand je vous dis que c'était pour des raisons humaines – je découvrais soudainement que personne ne dessinais de noirs. Et moi, un des plus grands dessinateurs, je n'en faisais pas non plus. Et j'ai été le premier à dessiner un asiatique. Je commençais à réaliser qu'il y avait tout un faisceau de différences entre les humains. Rappelez-vous qu'à mon époque, dessiner un asiatique revenait à dessiner Fu-Man-Chu, c'était le seul asiatique que l'on connaissait. Les asiatiques étaient forcément rusés...

Est-ce que votre conception originale du Silver Surfer est celle qui s'est concrétisée ?
Jack Kirby : Mon idée du Silver Surfer était celle d'un être humain venu de l'espace avec cette forme particulière. Le Surfer est arrivé au moment où tout le monde se mettait à surfer – j'avais lu ça dans un journal. Les gamins en Californie commençaient à surfer. Je ne pouvais pas en faire un adolescent ordinaire qui surfait alors j'ai dessiné une planche de surf sur laquelle était juché un extra-terrestre.

Comment vous est venu Galactus ?
Jack Kirby : Galactus était Dieu et j'étais moi-même à la recherche de Dieu. Quand j'ai eu l'idée de Galactus, j'étais en adoration devant lui. Je ne savais pas quoi faire du personnage. Tout le monde parle de Dieu mais de quoi a-t-il l'air ? Eh bien il doit être impressionnant et Galactus m’impressionne. Je l'ai illustré de manière à ce qu'il soit imposant et impressionnant. Personne n'a jamais su quels étaient ses pouvoirs ou quoi que ce soit d'autre à son sujet et je pense que, symboliquement, cela équivaut à notre relation [avec Dieu].

Jack, est-ce que vous avez mis de votre personne dans le personnage de Ben Grimm ?
Jack Kirby : C'est vrai qu'on m'a associé au personnage de Ben Grimm. Je suppose qu'on se ressemble beaucoup. Je ne me défile jamais devant une bagarre, je me moque de mes chances d'y arriver et je suis aussi, parfois, un peu rustaud mais je m'efforce toujours d'être quelqu'un de correct. C'est comme ça que j'ai toujours vécu. Parce que j'ai des enfants... En d'autres mots, j'ai toujours eu pour ambition d'être le parfait Américain. Un Américain, c'est un type riche qui a une famille, un type bien qui a autant d'enfants qu'il le souhaite, fait ce que bon lui semble, travaille avec des gens qu'il apprécie et prend du bon temps tout du long de sa vie.

J'ai toujours pensé que votre période chez Marvel, dans les années 60, était votre période la plus riche, artistiquement parlant.
Jack Kirby : En effet, les comics sont alors devenus pour moi plus qu'un gagne-pain, ils sont devenus...

Direz-vous qu'ils sont devenus une passion ?
Jack Kirby : Oui parce que j'y mettais de la passion. J'ai découvert que je pouvais être créatif de plein de façons différentes. Je créais quelque chose puis une autre fois, dès que j'en avais fini avec celle-là, j'en créais encore une autre. Je commençais à penser à tout un tas de nouvelles choses à faire.

Pouvez-vous me dire pourquoi cette période a été aussi fertile, pour vous ? Y a-t-il eu d'autres circonstances qui y ont contribué ?
Jack Kirby : Marvel était sur son cul, littéralement, et quand je suis arrivé, ils en était presque à dégager le mobilier. Ils étaient en train de le faire, en fait. Ils commençaient à déménager et Stan Lee était assis là, en train de chialer. Je leur ai dit de tout mettre en suspens et j'ai juré que j'allais leur livrer le genre de bouquins qui allaient remonter leurs ventes et sauver leur affaire. Et ça, ça a été ma grosse erreur.

[Rires] D'accord. Donc, vous pensez que c'est la pression qui vous a amené à créer tous ces personnages et à plonger dans ...
Jack Kirby : Il fallait que je gagne ma vie. J’étais un homme marié. J'avais une femme, une maison, des enfants. Il fallait que je gagne ma vie. C'est ça qui motive la plupart des hommes. Il se trouve que cette motivation a surgi au moment où il me fallait retourner chez Marvel. C'est ce que je savais faire de mieux, quoi. Je serais nul pour toute autre chose. Etant au poste du mec créatif, ce que je suis, j'ai trouvé le moyen de graisser les rouages de la machine Marvel. Et c'est ce que j'ai fait. Les scripts de l'époque sont encore là aujourd'hui.

Donc, en gros, ce sont les circonstances qui vous ont amené à produire...
Jack Kirby : Les circonstances m'y ont forcé. J'y ai été obligé.

N'étiez vous pas enthousiaste durant cette période où Marvel a commencé à avoir du succès ?
Jack Kirby : Non, il n'y avait pas d'enthousiasme ou d'excitation. L'atmosphère était horrible, morbide. Le seul sentiment d'excitation qu'on pouvait y trouver, c'était celui de la peur, celui de ne pas savoir quoi faire ensuite, celui de ne pas savoir ce qu'on va trouver, là, dehors. ça a toujours été comme ça, dans cette industrie. Qu'est-ce que je vais faire maintenant que je ne travaille plus avec cet éditeur ? Je peux aller voir ailleurs. Je dois gagner ma vie.

C'est une agitation qui trouve sa source dans le désespoir.
Jack Kirby : C'était du désespoir, oui, mais c'était un désespoir créatif car c'est là qu'on est obligé de réfléchir à fond. C'est un peu comme l'histoire de Hulk que je vous ai racontée et aussi de cette histoire d'une femme soulevant une voiture. Si on le veut vraiment, on peut soulever des immeubles. Je ne dis pas que vous le pouvez vraiment et je ne dis pas non plus que vous ne vous collerez pas une hernie mais je n'écarte pas la possibilité que vous y arriviez. Si vous trouvez la bonne prise, vous arriveriez peut-être à soulever cet immeuble. Peut-être pas de beaucoup, de quelques centimètres. Peut-être que l'immeuble n'est pas très grand. J'ai vu les êtres humains réussir à tout accomplir. Je pense que l'Homme est un animal capable de tout, le bon comme le mauvais, ce qui est facile comme ce qui est atrocement difficile.

Quand Marvel a commencé à décoller – quand la compagnie est devenue populaire sur les campus universitaires et a acquis un profil médiatique – aviez-vous le sentiment de vous trouver au centre d'un nouveau et impétueux mouvement créatif ?
Jack Kirby : Non. Je savais dès lors que je n'allais réussir qu'à – en fait je gagnais déjà bien ma vie. Je touchais de belles sommes et mon mariage se portait bien. Je songeais à déménager et à aller vivre dans un plus bel endroit. Roz et moi, on était jeunes et on avait des idées plein la tête. Peut-être pouvions-nous envisager un deuxième enfant . La vie allait de l'avant et, quand la vie va de l'avant et qu'on est soi-même très actif, l'atmosphère est alors très stimulante.
Roz Kirby : Mais c'était un peu encourageant d'apprendre que des étudiants de la fac s'intéressaient à nos ouvrages.
Jack Kirby : Oh, oui. Les comics touchaient un public plus large. Bien entendu, c'est universel, aujourd'hui, mais on ne peut pas parvenir un atteindre un public plus large sans être créatif. On ne trouve plus ça nulle part, aujourd'hui.

Est-ce que vous en tiriez une certaine satisfaction ?
Jack Kirby : Bien sûr que oui ! C'était une belle période de ma vie. Hélas, la direction s'est peu à peu rendue compte que je gagnais de l'argent. Et quand j'emploie le terme « direction » , je parle en fait d'un seul individu. Je gagnais plus d'argent que lui, ok ? Comme c'est un individu, il commence à dire « Eh bien, tu vois... » et de là naît le vieil adage « Tant pis pour toi, je me sers !» ok ? Il m'a fallu rendre à César ce qui, d'après lui, lui appartenait . Et voilà comment un type qui n'a jamais écrit une ligne de toute sa vie – il avait même du mal à épeler – a pris le crédit pour tout ce qui touchait à l'écriture. Il m'a fallu ruser pour m'en sortir et j'étais plutôt mal. Je ne voulais pas me retrouver dans cette situation et pourtant, il me fallait gagner ma vie. Je suis alors allé à DC et j'ai commencé à créer pour eux.

Vous étiez payé à la page, chez Marvel ?
Jack Kirby : Oui et je bénéficiais d'un bon tarif.

Est-ce que le tarif auquel on vous payait la page a augmenté de manière substantielle durant les années 60, à mesure que vos comics devenaient de plus en plus populaires ?
Jack Kirby : Oui, ça a été le cas. Mon but était d'aider l'éditeur à faire des ventes. C'était ça, mon boulot. Mon boulot n'était pas d'être Rembrandt.
Roz Kirby : Ça n'était pas une grosse augmentation.

Vous souvenez-vous à peu-près de la différence que ça a représenté, entre le début et la fin des années 60 ?
Roz Kirby : Je ne me souviens plus du tarif de la page.

Pensez-vous que ce tarif ait doublé durant les années 60 ?
Jack Kirby : Je ne pense pas que ça ait doublé .
Roz Kirby : Doublé ? Non, je ne crois pas mais ça a augmenté progressivement et plus rapidement que d'habitude.

Les ventes de comics ont connu une progression historique.
Jack Kirby : Oui et c'était lié à ça. Je savais que ça dépendait des ventes du comics. Si les ventes commençaient à stagner, alors votre salaire aussi. Si les ventes diminuaient, votre salaire allait être réduit. Et si les ventes s'effondraient, alors vous alliez être rémunéré bien moins qu'auparavant. Ça fonctionne dans les deux sens, bien sûr.

Mais vous n'avez aucune garantie de voir le prix de vos planches croître significativement, même si les ventes de comics augmentent elles aussi de manière significative.
Jack Kirby : Ça dépend du type de personne que l'on est.

Est-ce qu'il vous fallait réclamer une augmentation ou bien est-ce que l'on vous le proposait d'emblée ?
Jack Kirby : Non, non. Il fallait que je la demande. Il a un système de classe, dans les comics.

Pourriez-vous expliciter ?
Jack Kirby : OK. Le dessinateur est la forme de vie située tout en bas de la pyramide alimentaire. Les personnes en charge de la publication sont en général des hommes d'affaires qui traitent avec d'autres hommes d'affaires. Ils ont affaire avec les publicitaires, les financiers, les comptables, des gens travaillant à un niveau bien plus élevé comme le fisc mais ils ne s'intéressent aucunement aux dessinateurs, aux dessinateurs indépendants et encore moins aux jeunes artistes. Il ne vont pas s'intéresser aux petits jeunes, ils vont vous tapoter la tête et vous dire « Comment ça va, Jackie ? », ce genre de choses. Mais le fait est que ce sont des petits jeunes qui font le boulot et qui permettent à ces gens de mener le train de vie qu'ils ont. Mais tout le monde s'en moque. Eux aussi, ce sont des êtres humains et, s'ils ne pensent pas que vous êtes important, ils vous traiteront de cette manière. C'est très bizarre, mais c'est comme ça. Quelqu'un de très jeune peut se ramener avec une idée, Superman est un exemple classique. Ces hommes d'affaires sont tous au sommet de la pyramide mais cette pyramide même repose sur deux petites pierres. Et la gigantesque pyramide réfute l'existence de ces petites pierres. La pyramide est peuplée d'officiels mais ce sont les petites pierres qui font tenir l'ensemble, c'est elles qui supportent l'édifice et c'est là que je me trouvais.

Est-ce que vous voyiez les patrons chargés de la publication de Marvel, dans les années 60 ?
Jack Kirby : Non. La direction, pour nous, c'était l'éditeur. Je voyais les gens de la publication de temps à autres. Ils sortaient de leurs bureaux. Je travaillais tout le temps à la maison et je venais apporter mon travail deux, peut-être trois fois par mois. Parfois, j'arrivais tard et tout le monde quittait les bureaux. Le type de la publication me disais alors « Bonjour, Jackie » et moi je disais « Bonjour monsieur Machin ». Bien entendu, ce type était le grand patron. Je disais « Bonjour, Patron ». Le grand patron sortait de son bureau, me tapotait la tête « Comment ça va, Jackie ? » et c'est tout. Voilà ma relation avec les chargés de la publication. Je pense que ceux d'aujourd'hui se rappellent encore de ce type de relations.

Vous pensez qu'ils font encore comme ça ?
Jack Kirby : Oui. Je pense que c'est aujourd'hui l'attitude d'un éditeur.

À ce moment-là, aviez-vous l'impression d'être traité avec condescendance ?
Jack Kirby : Oui, on me trait avec condescendance. Mais, pour le bien-être de ma mère, puis pour celui de ma femme et enfin celui de mes enfants, je vivais avec. Je détestais ça. C'est pas mon genre. Parfois, on se retrouve avec des gens à qui on aimerait en coller une.

La plupart du temps, probablement.
Jack Kirby : Probablement. Beaucoup de gens travaillent dans des bureaux et y passent un sale moment. Aujourd'hui, on appelle ça de la pression mais ce n'en n'est pas, de la pression. Ce sont des relations. La pression peut être levée avec de meilleures relations, à mon avis. Mais là, les relations étaient figées dans un schéma pyramidal avec les gens de la publication au sommet. Alors, si vous vous trouviez en bas, c'était quelque chose de voir un des types au sommet dire «Bonjour, Jackie.»

Et comment étiez-vous rémunéré ? Étiez-vous payé de manière hebdomadaire ?
Jack Kirby : On me payait quand je livrais mon script. J'étais freelance. On est payé à la semaine quand on est employé, au bureau. Et je n'ai jamais travaillé dans leurs bureaux.

Donc, quand vous leur apportiez un numéro des The Fantastic Four, ils vous donnaient un chèque ? C'était aussi simple que ça ?
Jack Kirby : Ils faisaient envoyer le chèque. Ils ne me le donnaient pas mais je le recevais la semaine suivante. Ils étaient ponctuels, à ce niveau-là. On n'a jamais eu de problème vu que je leur apportait des ventes. On avait de bonnes relations.

Découvrez la cinquième (et dernière) partie de l'interview de Jack Kirby


Jack Kirby