L'histoire :
« Mon père ne parlait pas ou peu. Derrière sa barbe, y avait il une bouche ? Ma mère parlait tout le temps, elle était crainte. Derrière sa bouche, y avait-il des yeux pour voir ? Et c'est ainsi que je suis née retroussée. L'endroit était pour moi l'envers. (...) Mon silence me faisait voguer dans les profondeurs d'une rivière de tristesse. Je me cognais à un mur jamais franchi de paroles trop lourdes, d'émotions obscures, trop confuses pour être partagées. Elles me tenaient à distance des autres, lestaient ma langue d'un poids infini. (...) Je sentais qu'il était temps pour moi de prendre le large, et de quitter la maison, mais chaque fois que je m'éloignais, j'étais rattrapée par l'angoisse... » La narratrice va connaître une grossesse, s'enfuir et terminer sa course dans un aéroport, où elle est recueillie par Ange, un grand noir agent de sécurité, qui lui trouve un travail de serveuse...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Ce qui semble commencer comme une autobiographie dérive assez rapidement dans un conte fantastique philosophique. En page 30, le récit s'échappe, le personnage récitant devenant géant, coiffé d'une tête « normale », se posant dès lors comme le masque observatoire du début de la vie adulte et amoureuse de la narratrice. Le récit évolue sur cette trame, vers une longue prose poétique dénonçant les violences faites aux petites gens, et aux femmes. S'il est difficile de résumer le récit à ces quelques raccourcis, c'est parce que Fanny Michaelis a choisi de privilégier le langage graphique, dans une démonstration époustouflante de son talent, où les aplats crayonnés sombres, la typographie, les formes cubistes ou au contraire arrondies, s'articulent avec force dans une élégance remarquable autour d'un texte cohérent allant de plus en plus vers les dialogues, comme pour mieux importer le vivant et la violence dans une trame tout d'abord relativement abstraite. C'est dans cette violence, dans cette relation subie et ce fracas des corps que nous amène l'autrice, terminant avec un questionnement : « Et maintenant, vous l'entendez ? » Oui, Fanny, nous entendons ce cri, et la manière si belle et poétique de l'avoir ainsi amené vaut mille applaudissements. Un cri fascinant comme celui d'un nouveau né. Fanny Michaelis a déjà travaillé musicalement et graphiquement avec Ludovic Debeurme, et leurs univers sont proches. Si vous aimez l'un, vous apprécierez sûrement l'autre.