L'histoire :
Tout commence avec un gribouillis dans un coin de la page de garde d’un catalogue. Mais ce gribouillis se met soudain à bouger, à se doter d’un museau, d’oreilles, puis d’une patte, de deux, de quatre… et à marcher. Le gribouillis devient chien. Dans un premier temps, il part à la conquête de sa page. Celle-ci étant immaculée, il se dirige rapidement vers les pages de l’autre côté de l’agrafe. Il arrive alors sur une page répertoriant différents « appareils de chauffage ». Tous sont parfaitement dessinés, très détaillés. Et surtout… ils parlent, contrairement à lui. Considéré comme une rature, il est démocratiquement exclu. De retour sur sa page de garde, Gribouillis pleure son rejet. C’est alors qu’un diable apparaît. Il lui offre gracieusement une ombre portée et un langage bien à lui. Attaché au bout d’une laisse, Gribouillis est traîné à travers les pages du catalogue. De retour face aux appareils de chauffage, le diable les rassure : Gribouillis est un « concept artistique ». Et après tout, « le mauvais goût est très tendance en ce moment ». C’est ainsi qu’il est introduit aux autres occupants du catalogue : de merveilleuses usines mécaniques modernes. Ébloui par la qualité des dessins, Gribouillis en prend plein les mirettes. Or bientôt, la visite l’ennuie profondément, son guide parle beaucoup trop. Il finit par se débarrasser de sa laisse et prend la tangente. Une brigade de draps de lit se lance alors à sa poursuite. En cavale, Gribouillis se retrouve dans un paysage lugubre, devant un château où est enfermée une jolie princesse aveugle : Dentelle, la fiancée du patron. Prisonnière du diable, elle lui révèle que tous les objets inanimés qu’il a croisés jusque-là ont été privés de leur âme par ce dernier.
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
C’est l’histoire improbable d’un gribouillis qui prend la forme d’un chien, au sein d’un catalogue d’objets dirigés par un diable tyrannique. Avec cet album, Turf, auteur notamment de La Nef des fous, change radicalement de registre et s'offre une respiration. Il plonge dans l’absurde : un gribouillis s’anime et devient le héros d’un récit d’aventure. Le diable despote qui règne sur le catalogue présente Gribouillis aux autres objets comme un concept artistique. À travers cette définition de son personnage, l’auteur désigne aussi la nature même de sa démarche créative, qui traverse tout l’album. Il s’aventure là où on ne l’attendait pas, et sa notoriété lui permet de publier ce projet singulier chez Delcourt. L’ouvrage se distingue par un travail de mise en page inventif : le personnage interagit avec les éléments du livre lui-même : pages de garde, agrafes, marges, interstices, brouillant ainsi les frontières entre l’histoire et son support. Cet exercice de style est globalement réussi. Cependant, il est un peu regrettable que le gribouillis ait été doté d’une forme reconnaissable. Le choix de lui donner une apparence définie affaiblit la force du propos, là où une figure plus énigmatique, à l’image de son langage inventé, aurait renforcé la démarche artistique. Un parti-pris plus radical en faveur de l’abstraction et de l’absurde aurait sans doute été plus cohérent. De même, l’introduction du héros dans un catalogue d’objets animés ouvre de belles perspectives absurdes, mais celles-ci sont vite abandonnées. L’histoire dérive vers un récit plus classique : un château obscur, une princesse aveugle à délivrer… On glisse alors vers le romanesque, au détriment de l’univers absurde esquissé au départ.