L'histoire :
Gwenaëlle revient chez ses parents à Saint-Brieuc. Son père lui raconte l’histoire de l’usine « Joint Français », implantée en 1962 en Bretagne grâce à des aides publiques et municipales. A l’origine du Val d’Oise, elle souhaite trouver une main-d’œuvre bon marché et de la nouvelle accessibilité offerte par les grands projets routiers. Cette implantation, symbole du « mur des 400 km » qui séparait Paris des régions jugées périphériques, marque un tournant économique pour le territoire. Parmi les témoins de cette époque figure Eugénie, entrée à l’usine en 1962. Elle décrit des conditions de travail éprouvantes : longues semaines de 49 heures, cadences soutenues, interdiction de parler ou de bouger, exposition à des poussières et solvants toxiques. Les femmes, cantonnées aux tâches de contrôle, subissaient en outre des agressions de la part de leurs supérieurs hiérarchiques masculins. Beaucoup y ont laissé leur santé, même si une forte solidarité féminine leur a permis de tenir. En 1972, les salariés réclament une augmentation de 70 centimes de l’heure. Face au refus de la direction, la grève et l’occupation de l’usine s’organisent. Le patron fait appel à un escadron de 400 gendarmes et à des CRS pour réprimer le mouvement. Pourtant, la mobilisation s’élargit : agriculteurs, habitants, élus et même l’Église soutiennent les grévistes, tandis qu’une caisse de solidarité recueille des dons venus de toute la Bretagne et au-delà. La municipalité de Saint-Brieuc instaure la gratuité de la cantine pour les enfants des ouvriers. En avril, le patronat venu de Paris est là pour « négocier ». Faute d’écouter, les salariés les séquestrent. Cette lutte, inscrite dans l’élan contestataire de l’après-68, illustre la détermination d’un monde ouvrier en quête de reconnaissance et de meilleures conditions de vie. Mais une question demeure : les travailleurs obtiendront-ils leurs 70 centimes d’augmentation ?
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
L’autrice Gwénaëlle Régereau, enseignante de formation, s’attelle ici à l'exercice délicat de la BD documentaire. D’origine bretonne, elle met en image le conflit ouvrier qui a marqué sa région en 1972. Sensibilisée très tôt à la cause par son père, militant syndicaliste, elle puise à la fois dans ses racines, sa Bretagne natale, et dans l’histoire ouvrière qui l’a façonnée. Avec un crayonné simple et efficace, en noir et blanc, elle met en avant le propos plutôt que la forme. À travers la grande Histoire, elle interroge la petite : celle des ouvriers et ouvrières qui se sont battus pour obtenir des miettes. Elle montre aussi l’envers du décor : tous les moyens financiers et structurels déployés grâce à l’argent public pour accueillir l’usine n’ont pas suffi. Pire, cette délocalisation a servi de prétexte pour payer les ouvriers bretons, moins chers que leurs homologues du Val-d’Oise. Face à des travailleurs pacifiques réclamant justice, les dirigeants ont préféré appeler les forces de l’ordre plutôt que dialoguer. Gwénaëlle Régereau réussit le pari à être à la fois didactique et abordable. Cette bande dessinée éclaire autant sur les luttes ouvrières que sur la politique de décentralisation et les aménagements urbains destinés à attirer les entreprises. Elle rappelle que ces combats, censés appartenir à l’Histoire, trouvent encore aujourd’hui de troublants échos.