interview Bande dessinée

Bruno le Floch'

©Dargaud édition 2012

A l'occasion du festival de la bande dessinée d'Angoulème 2012, nous avons rencontré et interviewé Bruno Le Floch’. Il nous a raconté avec passion ses débuts en tant que storyboarder, son métier d'auteur de bandes dessinées, son inspiration historique pour Chroniques outremer… Mais aussi de quelle façon sa « bretonitude » se traduit dans ses ouvrages. Son style graphique épuré n'est pas sans rappeler un certain Hugo Pratt, une influence certaine qu'il revendique sans pudeur.

Réalisée en lien avec l'album Chroniques outremers T2
Lieu de l'interview : festival d'Angoulême

interview menée
par
3 mars 2012

Bonjour Bruno, en quelques mots, peux-tu te présenter et nous dire comment tu en es venu à faire de la bande dessinée ?
Bruno le Floch' : Je ne suis plus un gamin : j'ai 55 ans bientôt. Je suis Breton, l'essentiel de mon travail après mes études d'art déco à Paris, je l'ai fait en tant que storyboarder pour le dessin animé. J'ai donc fait la plus grande partie de ma carrière là-dedans. J'ai travaillé sur plein de séries différentes, dont L'île de Blackmore, avec Jean-François Laguionie, un dessin animé absolument extraordinaire. C'était vraiment génial de travailler là-dessus pendant un an et demi. Pour donner un point de comparaison, c'est comme si j'avais été cuisinier dans une cantine scolaire et que l'on m'avait offert la possibilité d'aller travailler pendant un an et demi dans un super resto. On a un peu du mal à revenir vers la cantine scolaire après. Je me suis dit, alors, que je pouvais maîtriser la bande dessinée. J'avais des idées et je voulais raconter des histoires. J'ai donc fait le projet Au bord du monde. J'avais alors 45 ans déjà. Au festival de St Malo, je suis allé voir plusieurs éditeurs et Delcourt m'a pris tout de suite, en l’espace de 3 jours de temps. Cela s'est donc passé hyper facilement. Voilà mon passage vers la bande dessinée.

Comment t'est venue l'idée de Chroniques outremers ?
BLF : J'ai fait un livre, chez Delcourt, qui s'appelle Une après-midi d'été et qui raconte une histoire se passant dans les tranchées, pendant la première guerre mondiale. Pour faire ce livre-là, je me suis renseigné, j'ai pris plein de documentation sur le sujet, j'ai appris énormément de choses sur la première guerre mondiale… Et puis, il y a quelques temps de cela, après avoir lu d'autres bouquins, j'ai réalisé que la guerre de 1914 avait eu lieu en même temps que les révolutions irlandaise, russe et surtout mexicaine. Je me suis dit que c'était complètement fou, que les images ne correspondent pas du tout, avec d'un côté les poilus, leur vieux fusils, les tenues gris- bleues et de l'autre les cow-boys hurlants, pétaradants dans tous les sens, avec de gros chapeaux et en galopant à cheval. Tu mets ça sur une même illustration, ça ne colle pas, alors que ce sont deux évènements simultanés sur une même période. Cette histoire-là, donc, raconte au travers de ce vieux cargo qui fait tout ce périple, en partant de la méditerranée, et qui va passer l'atlantique pour se rendre au Mexique jusqu'à remonter le cours d'un fleuve afin de livrer des armes. Voilà une façon de relier ces deux moments de l'histoire.

Comment t’est venue l'idée du personnage du capitaine Liro Tana ?
BLF : Ça me vient de mes lectures préférées. Conrad en particulier, mais aussi Gabriel Garcia Marquez et Francisco Coloane. Ce sont des écrivains d'aventures, qui ont créé des personnages très étonnants, mystérieux, romantiques, au sens littéraire du terme. Ce sont des personnages qui emportent avec eux un souffle de mystères, d'aventures… C'est extrêmement agréable pour l’auteur de bande dessinée que je suis, de créer un personnage qui est plein de possibles.

L'ambiance de l'album est particulièrement âpre…
BLF : Ce sont aussi deux univers d'une dureté absolue : la première guerre mondiale, on le sait tous, mais aussi la révolution mexicaine. J'ai lu beaucoup de choses dessus et la violence m'a impressionné, c'est fou ! Le monde des bateaux aussi, c'est un monde dur, un monde d'hommes où la mort est omniprésente. Je suis Breton, donc ayant vécu dans un monde de marins-pécheurs, je connais la dureté du milieu. Dans mon petit port de Loctudy ou dans le quartier maritime du Guilvinnec, il y avait toujours des naufrages, des marins qui disparaissaient, autant de familles endeuillées. Tu imagines l'horreur ! C'était dur. La mer est un monde très très dur.

Ton trait de dessin rappelle un peu celui d'Hugo Pratt…
BLF : Eh eh eh ! C'est mon univers quoi ! Je me sens bien là-dedans, comme dans mes scénarios. Je suis plus proche des auteurs que je citais précédemment, Conrad, Marquez. Ce qui est du traitement de l'histoire, de la narration, de la façon de laisser des silences, de la place au lecteur pour qu'il se fasse lui-même son propre paysage, Hugo Pratt est absolument fabuleux pour ça. Il laisse une place que parfois je regrette de ne pas trouver dans les bandes dessinées traditionnelles, extraordinairement chargées, mais que je retrouve dans le roman. Quand tu lis un roman, il y a une espèce de partage des taches. Un romancier te propose quelque chose et toi tu te fais des images à la place. C'est pour ça qu'on est toujours troublé quand il y a une adaptation d'un roman au cinéma. C'est pas cette tête là, c'est pas cette voix là que devrait avoir le personnage. Parce que nous, lecteurs, on crée un personnage. Pratt est génial pour ça, car il nous laisse une liberté absolue de créer tout un tas de trucs. Lui, il est pire que moi encore, car il crée avec trois traits. Pourtant on sait lire l'histoire et on s'emporte. En tout cas, moi je m'emporte dans cette façon d'écrire et de dessiner.

Tu comptes finir l'histoire en combien de tomes ?
BLF : L'histoire est finie en deux tomes. Elle est écrite depuis belle lurette maintenant. C'est une histoire qui, pour des raisons éditoriales, a été coupée en trois volumes. Mais c'est une seule histoire, ça aurait pu être un one-shot de 160 pages. Je connais la fin, donc il n'y aura pas de suite après le tome 3, je passerai à autre chose. A chaque fois, je fais des histoires un peu différentes, même si on retrouve souvent la mer dans mes histoires. J'essaie de satisfaire mes propres curiosités, donc, ça change de thème.

Quels sont tes projets ensuite ?
BLF : Je ne travaille sur rien d’autre pour le moment. Ou plutôt rien n'est écrit. Mais évidement, il y a quelque chose qui murit. C'est long de faire murir une histoire. Il faut que je me renseigne, que je m'alimente… Alors oui, il y a un embryon de quelque chose… Mais cela peut très bien changer encore.

Lis-tu de la bande dessinée ?
BLF : Oui ! Mais je ne suis pas un goinfre. J'ai lu récemment les albums de Larcenet, et le dernier Davodeau.

Si tu avais le pouvoir cosmique de te rendre dans la tête d'un auteur, ça serait qui et pour y trouver quoi ?
BLF : Ça serait Pratt ou quelqu'un comme ça… Ou un type comme Gomez. Je pensais à Fred parce que c'est un type que j'aime depuis que j'ai 18 ans, mais je n'ai pas ce côté surréaliste ou féérique. Je fais des choses plus terre à terre, comme Pratt.

Merci Bruno !