interview Bande dessinée

Christophe Bec et Paolo Mottura

©Les Humanoïdes Associés édition 2006

Christophe Bec connaît une rentrée chargée : dessinateur et co-scénariste de Bunker (chez Dupuis avec S. Betbeder), auteur complet sur Le temps des loups (chez Les Humanos) il nous prépare encore 3 nouvelles séries pour 2007 : Pandémonium, Carthago, Deus ! En outre, il clôt aujourd'hui en compagnie du talentueux italien Paolo Mottura une trilogie étrange et envoûtante. Carême propose en effet une plongée hors du temps, le conte d’une amitié improbable entre deux hommes en un monde de beautés et nostalgies...

Réalisée en lien avec l'album Carême T3
Lieu de l'interview : Angoulême

interview menée
par
2 octobre 2006

Bonjour Christophe, Bonjour Paolo ! Un petit mot de chacun pour débuter et vous présenter ?
Christophe Bec : Eh bien, c’est notre première interview cette année à Angoulême alors nous ne sommes pas encore épuisés !
Paolo Mottura : Je travaille surtout pour Disney en Italie, Disney qui y est le grand éditeur de BD avec entre autre Le journal de Mickey. Je fais cela depuis 1988 mais désormais moins puisque mon temps se partage aussi avec mes obligations en France. Il existe de grandes différences entre les deux pays. Chez moi, il s’agit essentiellement de magazines et non d’albums cartonnés. Une BD, c’est donc une chose plus « commerciale » que l’on lit puis que l’on jette. Elle n’est pas destinée à être gardée sur les étagères d’une bibliothèque. Il se vend des cartonnés mais néanmoins les séries majeures mettent en scène le héros Tex ou ceux de Disney auxquels les italiens sont très attachés. Il est ainsi très difficile à un éditeur de proposer quelque chose de nouveau…
Christophe Bec : Pour ma part, je parlerais de notre rencontre parce que cela fait 15 ans que je suis dans le métier alors si je dois faire ma bio... on est pas rendu ! Nous nous sommes connus il y a 2 ans par l’intermédiaire, classique, de notre éditeur Les Humanoïdes Associés. J’ai eu en mains quelques planches du travail de Paolo et j’ai été séduit. Puis rapidement, il a dessiné des pages d’essais très convaincantes, et voilà, c’est parti de manière assez simple.

Très justement, comment travaillez-vous ? Votre collaboration évolue-t-elle ?
Christophe Bec : On travaille de manière très classique, rien de très original. Je fais un découpage, Paolo me retourne les crayonnés sur lesquels je peux faire quelques rares remarques. Très rares même, car notre collaboration se passe parfaitement bien, on se comprend et on s’entend à merveille, je pense, non ? (Paolo acquiesce d’un sourire). Ainsi pour cette même raison, il n’y pas d’évolution notable entre les deux premiers albums. Ce qui marchait sur le tome 1 nous l’avons conservé. Pourquoi changer une recette qui gagne ? Pas compliquée la vie !

Alors, l’univers de Carême vient entièrement de toi. Paolo n’en réalise que l’illustration… Me trompe-je ?
Christophe Bec : C'est-à-dire que sur un scénario préexistant, Paolo a tout de même amené son univers, apposé son empreinte. Par exemple, j’imaginais à l’origine une ville de l’Est, du style de Budapest pour le décor du second tome. Paolo a insufflé un petit quelque chose venu d’ailleurs, des influences diverses. (Il se retourne vers son compère) Peut-être américaine, des années 50 ?
Paolo Mottura : Oui, américaine… et tout de même européenne. On retrouve les deux influences en une même atmosphère. C’est un mélange, une ville imaginaire dont l’époque n’est pas clairement définie. Cela ressemble au début du XXe siècle, cela pourrait être les années 50, ou 40…

Christophe, sur Nuit blanche (t.1), tu salues d’une phrase en préface « trois livres d’enfance perdus » qui inspirèrent cette histoire parce que leur atmosphères « sont restées profondément encrées » en toi. Tu n’as vraiment aucune idée de leur titre ?
Christophe Bec : Ben non puisqu’ils sont perdus ! J’ai des souvenirs, je revois comme des saynètes, mais je suis incapable d’en citer l’auteur ou donc un titre. Des scènes comme celle de deux hommes qui se rencontrent dans une auberge, d’un gars qui récupère un chien [cf.t.1]. En fait, je me rappelle de trucs et je les récupère sans savoir si je les ai vraiment lus dans ces bouquins, si même je les ai réellement lus ! Voilà, ce sont de petits souvenirs d’enfance qui m’ont marqué…

Pour ma part à la lecture, j’ai de suite pensé au chef d’oeuvre Des souris et des hommes (Steinbeck), pour son humanité, sa poésie et la complicité qui existe entre les deux protagonistes, Aimé Carême et Martinien Fidèle…
Christophe Bec : Des souris et des hommes, c’est un roman que j’ai lu et aimé mais ce n’est pas une influence directe. Sur Carême, si l’on devait citer une influence majeure, même si elle peut sembler étrange, c’est Astérix et Obélix ! Si l’on y réfléchit à deux fois, on retrouve un gros [« enveloppé » !], un maigre malin et un chien. J’aime ce trio improbable et il fonctionne parfaitement. Un duo de héros, à l’instar de Blake et Mortimer ou de Tintin et Hadock, cela marche parce que l’auteur s’y projette un peu lui-même, on est tous un brin schizophrène… Ainsi, Martinien me paraît plus proche de mon caractère alors qu’Aimé, c’est certes aussi un peu de moi, plutôt du moins de ce que j’aimerais être mais qui reste difficile à atteindre… Attention, pas sur le plan physique !

Revenons sur les noms « programmatiques » de nos deux héros. Es-tu croyant ?
Christophe Bec : Croyant ? Non, du tout. Pour Aimé, je souhaitais choisir un prénom, j’ai pointé mon doigt sur un calendrier au hasard et je suis tombé dessus. Puis, son nom provient tout naturellement de la période de l’année où il fut recueilli : pendant les semaines de Carême. Voilà ! Non, un peu plus sérieusement, pourquoi « Carême » ? Si je l’ai trouvé effectivement par hasard, je trouvais qu’il possédait une résonance forte, une consonance un brin rétro qui convenait à l’intrigue… Et « Martinien Fidèle » s’est imposé de lui-même.

Cette réflexion amère sur les hommes haut placés qui passent leur temps à « manœuvrer » plutôt qu’à travailler » (t.2 : Cauchemars, p.24), elle sent le vécu…
Christophe Bec : Non, c’est de l’observation ! Certaines anecdotes s’inspirent du vécu. Enfant, j’ai été « traumatisé » (sic) par les endives ! En revanche, gober les flambys, j’adorais cela… Ecrire des scénarios permet d’exorciser, c’est une forme de thérapie.

A lire les titres Nuit blanche, Cauchemars et connaissant tes antécédents (notamment Sanctuaire), on se pose une question : il t’arrive de dormir la nuit ?
Christophe Bec : Mais oui ! Je dors des fois. Et le prochain et dernier tome du cycle s’intitule Léviathan. On sort donc du domaine de la nuit, on aborde un tournant en un sens mais je ne peux [et ne veux !] rien dire… Cependant, il s’y passe énormément d’événements dont nombre de dramatiques. Je pense qu’il sera le plus fort des trois, celui qui apporte les réponses. Et c’est une fin de parcours pour certains, alors qu’une nouvelle vie débute pour d’autres. Bref, un tome agité et bien rempli.

Au final, comment as-tu écris cette histoire ?
Christophe Bec : L’intrigue était écrite en trois tomes dès le départ. Je connaissais la fin [suggérée dès la première planche] sans avoir arrêté toutes les étapes qui m’y amèneraient. Une remarque : dans ce troisième opus, on trouve une évocation (d’actualité) des attentats du 11 septembre 2001. N’y voyez aucun message politique particulier, ce n’est pas le propos.

Bien, si l’on s’occupait un peu de Paolo désormais… Une critique : je trouve ton trait élégant, racé !
Paolo Mottura : Elégant, racé ? Bon, ça va pour moi ! Non, en fait, c’est difficile de se qualifier. Il vaut mieux effectivement laisser les autres juger. Un auteur est trop la tête à ce qu’il fait pour réussir à s’en détacher. J’apprends, car pour moi, faire de la bande dessinée en France est une découverte. J’expérimente et j’essaie de nouvelles choses, bonnes et moins… Une chose est sûre : j’évolue. Si j’essaie de maintenir une continuité sur les trois albums (parce qu’il est nécessaire qu’une série ait une continuité, une homogénéité), en revanche cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas évoluer. Au contraire, le changement est sain et naturel.

Et si au moyen d’une gomme magique, tu pouvais modifier quelque chose d’une planche déjà éditée…
Paolo Mottura : Changer des choses ? Sur le premier tome, oui, j’aimerais beaucoup, surtout au niveau du dessin. Aujourd’hui avec le recul, j’en aperçois les erreurs. Je préfère par exemple les planches qui racontent quelque chose de l’histoire, qui décrivent une ambiance générale plutôt que des planches « cartes postales », même majestueuse habillant une pleine page (ex. pp.7 contre 17 du t.2).

Outre le trait, Carême est une série où la couleur prime…
Paolo Mottura : L’alchimie de la série repose sur une atmosphère. Alors les couleurs prennent une importance certaine, leur luminosité et les ombres afférentes. Je travaille sous Photoshop et, à dessein, je travaille moins le crayonné et les encrages pour donner plus d’espace à la couleur. Si tu regardes bien, il n’y a pas (ou peu) de noir encré car toutes les ombres et les volumes sont donnés par la couleur. En définitive, le rendu de l’ensemble est pensé en fonction de la couleur. Une version crayonnée d’un des albums n’aurait pas grand sens et demanderait de surcroît beaucoup de reprises. Je garde chez moi les planches non encrées, mais ce n’est qu’un résultat à moitié, sans encore cette idée de l’ambiance réelle, par ailleurs automnale, voire hivernale.

Recevoir le prix Albert Uderzo du jeune talent à Nîmes en 2005 pour Cauchemars prime aussi ?
Paolo Mottura : Non pas du tout ! Cette récompense m’a fait plaisir bien sûr. Je suis un fan d’Astérix depuis tout petit et avoir l’opportunité de rencontrer le maître…
Christophe Bec : …Et il est un peu tôt pour savoir si le prix aura un impact sur les ventes même si l’éditeur a communiqué dessus.

Si vous étiez des bédiens, quelles seraient les BD que vous aimeriez faire découvrir aux terriens ?
Christophe Bec : Waouh, c’est dur ça ! Je pense que je choisirais une bande dessinée qui m’a marqué durant mon enfance. On y revient… Tintin et le temple du soleil ! Pas très original, si ? Sinon les albums de celui qui me donna envie de faire de la BD : William Vance. C’est un auteur trop méprisé, on parle toujours de XIII (et de sa fin interminable) mais on oublie le grand dessinateur qui réalisa de belles séries comme Bruce J. Hawker. Allez, réhabilitons Vance !
Paolo Mottura : Je n’ai pas de bande dessinée à conseiller sinon les classiques très connus. Ma dernière BD lue ? Un album signé Carlos Trillo (et Sàenz Valente au dessin) paru récemment (janvier 2005) chez Albin Michel : Mémoires d’une vermine. Et s’il fallait réhabiliter quelqu’un, je voterais pour ma part pour Carlos Nine dont j’étais fan étant jeune.

En conclusion, si vous aviez le pouvoir de vous téléporter dans le cerveau d’un autre auteur, chez qui éliriez-vous domicile ?
Paolo Mottura : Peut-être dans la tête d’un grand dessinateur que je n’ai jamais compris : son œuvre m’interroge, un des grands initiateurs de la BD : Windsor McCay
Christophe Bec : J’irais pour ma part voir du côté du septième art : Stanley Kubrick. Pourquoi ? De manière générale, je trouve qu’actuellement on a tendance à trop classifier les choses. Ainsi, en BD, mettre la bande dessinée dite « intellectuelle » d’un côté et l’opposer à celle « populaire », c’est oublier qu’il existe des bandes dessinées intellectuelles populaires, que tout cela n’est pas si compartimenté qu’il n’y paraît. On trouve chez les indépendants [petits éditeurs] de bons albums mais aussi de mauvais ! De même, parler de « la nouvelle bande dessinée » est un truc de journaliste, ça flatte peut-être les ego. Cependant, il faut se faire son idée par soi-même et ne pas suivre les modes.

Merci Paolo, merci Christophe, merci à tous deux d’avoir dit ce que vous aviez sur le cœur !