interview Bande dessinée

Diego Agrimbau

©Sarbacane édition 2020

Souvent associé à son compatriote dessinateur Gabriel Ippoliti, Diego Agrimbau est un scénariste argentin plutôt… pointu. Intéressé par tout, il aurait tout de même un petit faible pour la dramaturgie et l’anticipation, surtout lorsqu’elle peut être fun et faire sens, comme dans Planeta Extra. Ce « vaudeville » spatial qui s’intéresse tout autant à la problématique des migrants qu’au théâtre italien, a mis plus de 10 ans à être édité par Sarbacane en France… mais c’est un petit bijou ! Cette interview d’un auteur hispanophone a été réalisée en anglais par un français… Vive le téléphone arabe.

Réalisée en lien avec l'album Planeta extra
Lieu de l'interview : Festival d'Angoulême

interview menée
par
8 avril 2020

Bonjour Diego Agrimbau, qui es-tu ?
Diego Agrimbau : Je suis un scénariste argentin, qui vient de publier Planeta Extra, édité en France par les éditions Sarbacane et dessiné par l’artiste Gabriel Ippoliti. Je suis venu cette année à Angoulême pour faire des dédicaces et rencontrer plein de monde, ce genre de choses.

Copyright PlaneteBD

Pourquoi cet album a-t-il attendu 10 ans dans les cartons à dessins avant d’être publié ?
DA : Planeta Extra a effectivement été réalisé il y a plus de 10 ans dans l’objectif de décrocher un prix attribué par l’éditeur espagnol appelé Planeta DeAgostini, un éditeur plutôt orienté comics. Or nous avons effectivement obtenu ce prix et avons signé un contrat avec eux, un contrat qui avait une durée de 10 ans, pour une publication uniquement en Italie et en Espagne. Mais ce contrat ne prévoyait pas de publication en France. Nous avons donc dû attendre 10 ans, car c’était trop compliqué de trouver un arrangement au niveau des droits pour cela. Lorsqu’enfin 10 ans ont passé et que la clause du contrat est devenue caduque, je me suis souvenu que les éditions Sarbacane étaient intéressées pour publier cette histoire. J’ai donc appelé Fred de chez Sarbacane pour lui signifier que le voyant était au vert ! Et voilà. Il suffisait juste d’attendre 10 ans…

Qu’est-ce que ça raconte, Planeta extra ?
DA : C’est une histoire d’immigrants. Dans un avenir proche, une famille modeste a tout fait pour rester sur Terre, mais cet objectif est difficile, car notre planète est devenue invivable. Or à cette époque, il est possible d’immigrer vers une lune de Jupiter qui s’appelle « Europa ». C’est le vrai nom de cette lune, je n’ai rien inventé. C’est un peu une métaphore du choc des argentins lorsqu’ils immigrent en Europe. La fille de la famille et son petit ami trouvent alors le moyen d’avoir un ticket officiel pour Europa. Mais le père de famille n’est pas trop d’accord pour la laisser partir, à tout jamais. Il fait donc tout ce qu’il peut, jusqu’à dépasser largement le cadre de la loi – de la petite criminalité tout de même – pour empêcher le départ de sa fille. C’est une histoire inspirée du théâtre italien, qui est très apprécié par les argentins, mais adaptée ici à la conquête spatiale. A la fin, il leur faut décider de rester ou de partir à travers l’espace…

Comment as-tu imaginé le « système visuel » de ce curieux futur, où il est possible de voyager jusque Jupiter, mais où de vieilles bagnoles volent en lévitation ?
DA : Cette vision de vieilles voitures volantes, c’est un vieux cliché de la science-fiction, ça n’est pas très original. Bilal et Moebius l’ont déjà largement utilisé dans leurs BD. Ce sur quoi je voulais insister, c’est cet assemblage qu’on croise souvent en Argentine entre de très vieux trucs, des machins rustiques ou à la limite du détritus, et la modernité. Le contraste m’a paru très intéressant entre ces vieilles machines qu’on répare sans cesse, toujours une fois de plus, parce que de toute façon personne n’a les moyens d’en acheter de nouvelles, et qui donc continuent par la force des choses à être utilisées.

Copyright Agrimbau/Ippoliti Sarbacane

Les problèmes que doit surmonter le héros Kiké sont de pire en pire. Il s’enfonce dans un marasme personnel qui ne semble pas avoir de limite… mais néanmoins le ton global de l’histoire reste toujours fun et positif…
DA : Il essaie, surtout, de rester positif ! Il veut à tout prix que sa fille reste sur Terre. C’est la chose qui compte le plus pour lui, qui surpasse les problèmes. L’unité de la famille est une thématique très italienne. Et pour un père, une fille est la chose la plus importante du monde. Or évidemment, vu le contexte, son challenge est impossible et il court à sa perte…

Copyright Agrimbau/Ippoliti Sarbacane

En France, ce genre de problématique infernale familiale sans fin, est appelée « Vaudeville » au théâtre. Tu connais ce terme ?
DA : Oui, on utilise aussi ce terme en Espagne et en Italie pour caractériser les drames familiaux au théâtre. Des drames avec beaucoup d’humour, à la limite du grotesque. Ce registre a été une grande influence pour moi, qui aime écrire de la dramaturgie. J’étudie et manipule ce registre depuis 15 ans que je fais de la bande dessinée, depuis mon premier album, La bulle de Bertold, inspirée de l’œuvre de Bertold Brecht.

Pourquoi travailles-tu si souvent avec Gabriel Ippoliti ? C’est un ami ?
DA : Ha ! C’est juste le plus grand artiste de tous les temps. J’en profite pour dire cela car il n’est pas avec moi. Lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois, il y a une vingtaine d’années, cela a immédiatement « matché » entre nous. Nous avons aussitôt eu envie de travailler ensemble. Les scénarios que j’écris collent à son univers graphique… Nous sommes logiquement devenus d’excellents amis. Notre partenariat, notre association est vraiment fructueuse. Aujourd’hui, par exemple, il n’est pas avec moi, et il me manque terriblement pour faire les dédicaces à mes côtés. J’espère que nous allons pouvoir continuer à travailler ensemble encore très longtemps.

Quel est l’état du « marché » de la bande dessinée en Argentine ?
DA : Dans les années 90, il y a eu une crise qui a tout arrêté en Argentine. A partir de ce moment, il ne s’est plus rien passé au niveau éditorial. Un arrêt total, une fermeture de tous les éditeurs. Progressivement, avec de jeunes amis, nous sommes donc rentrés dans un processus de fanzinat, à partir de micro-structures éditoriales qui fonctionnent en mode « do it yourself » (tout faire soi-même). Très lentement, nous avons essayé de faire grossir ces structures, jusqu’à les faire atteindre une taille moyenne. Aujourd’hui, tu peux ainsi trouver les albums de ces maisons d’édition dans les commerces quand tu viens en Argentine. Mais les plus gros éditeurs en Argentine restent ceux dédiés aux super héros, ou au manga Naruto, ce genre de licences très grand-public. Mais le marché de la BD Argentine culmine entre 100 et 200 nouveaux albums par an au grand maximum. C’est un marché bien plus petit que dans n’importe quel pays Européen. Cela dit, c’est toujours mieux que rien ! Toujours mieux que dans les années 90… J’aimerais évidemment que notre marché se développe, mais je suis surtout réaliste et fier de ce que nous avons accompli jusqu’à présent.

Copyright Agrimbau/Ippoliti Sarbacane

Arrives-tu à lire de la BD franco-belge ?
DA : Oui de temps de temps, même si ça n’est pas facile à trouver de l’autre côté de l’Atlantique. A chaque fois que je viens ici, j’en profite pour acheter tout un tas de trucs que je rapporte à la maison. Mais les albums en français ne sont pas traduits en espagnol. Alors j’achète aussi des BD franco-belge en numérique… ou je récupère des trucs pirates… tout ce que je peux choper ! Je les lis en français, ce qui n’est pas évident pour moi qui ne parle pas cette langue, mais avec un peu de patience et un bon dictionnaire, j’y arrive ! Je n’ai pas d’autre solution… à part celle d’en acheter plein quand je viens en France.

Quel est l’auteur qui t’inspire le plus ?
DA : C’est difficile de n’en choisir qu’un… Il y a plein d’auteurs cultes, des monstres sacrés comme Alan Moore, René Goscinny… Mais je m’intéresse aussi à la nouvelle production, qui se montre très talentueuse : je peux ainsi citer Fabien Vehlmann, Zidrou, Brian Bolland côté comics… Mais aussi beaucoup de mangas. Je lis beaucoup de mangas. J’essaie de garder un œil sur un peu tout, venant de tous les pays. En Espagne, par exemple, en ce moment, l’offre est incroyablement riche. Je pense que les artistes les plus talentueux du moment viennent d’Espagne.

Copyright Anne Douhaire / France Inter Si tu avais le pouvoir magique de piquer le talent de l’un de ces nouveaux artistes, chez qui irais-tu espionner ?
DA : Je crois que j’irais voir dans le cerveau de Bastien Vives. J’adore ce que fait ce mec, il est vraiment bon. Mais je crois que je découvrirais le cerveau d’un mec complètement fou. Il y aurait certes plein de femmes nues, jusqu’à perte d’horizon, mais c’est un génie. En tant que scénariste, moi, je ne sais pas dessiner, mais je pense que lui a un don spécial pour ça.

Merci Diego !