interview Bande dessinée

Eric Cartier

©Delcourt édition 2015

Perdu dans la colline, au milieu des pins, il y a une maison. Dans cette maison, il y a Eric Cartier. C'est dans la pinède, autour d'un café, qu'il nous a livré ses impressions sur son dernier album, Route 78. Il le présente comme un quitte ou double, l'album qu'il n'aura jamais pensé faire et puis... qui s'est fait. Avec son bienveillant regard bleu azur de gentil baba-cool, Cartier déroule un discours ordonné, carré, limpide. Retour sur un album très personnel, et dont la réalisation a bousculé sa vie.

Réalisée en lien avec l'album Route 78
Lieu de l'interview : Le cyber espace

interview menée
par
15 avril 2015

Bonjour Eric. Histoire de faire connaissance, pouvez-vous vous présenter : votre vie, votre œuvre, comment en êtes-vous venu à faire de la bande dessinée ?
Eric Cartier : Ma vie, mon œuvre… Diantre, comme vous y allez fort ! Ma vie, elle est cool, comme je le souhaite à tout le monde, j’ai toujours suivi les conseils du chapelier irlandais qui avait baptisé ma première casquette au whisky : « now, you be good, but not to much… ». Je suis né en 57, j’ai 57 ans ceci explique cela. C’est le pourquoi de Route 78, un regard sur nos 20 ans, publié pile poil l’année des 20 ans de nos gamins jumeaux Tom et Max. De toute façon, je ne peux guère plus en dire que tout ce que j’en dis dans le livre. Je ne suis pas venu à la bande dessinée, j’en ai toujours fait depuis mon enfance, dans des cahiers, des fanzines, puis le dessin est devenu une manière de vivre et de gagner sa vie, simplement, année après année, à ne jamais arrêter de rêver comment vivre chaque projet. Bien évidemment, pendant une dizaine d’années, j’ai fait une tonne d’autres jobs qui blindent l’humilité plus qu’un CV. Mais c’est ce que l’on appelle la Bohème.

Comment est né Route 78 ?
À trop parler, tard le soir, bourré avec des amis, vieux et jeunes, et Audrey a traitreusement profité d’une gueule de bois carabinée post halloween pour me soumettre quelques pages de transcription, scénarisées comme un début de narration. C’était parti. Quelques semaines pour trouver un style rapide, pour un album speed prévu en 12 mois… Et après des mois de gamberge et mille et un jours plus tard, le bouquin sort au bout de 4 ans ! Initialement prévu comme un roman graphique de souvenirs de voyages, il m’est apparu au bout d’un moment que cela devait demander une « mise en scène » en fonction des anecdotes à choisir, zapper certaines et utiliser d’autres qui, doucement, traçaient tout autant un portrait relationnel qu’un parcours initiatique commun à bien des gens de notre génération partis sur la Route. Je me suis concentré sur le découpage, les plans, tout l’arsenal de trucs appris à mater des milliers de films, story board plus que BD, avec variation de l’écran à chaque plan, calibrage du contenu de chaque séquence en une ou deux pages comme des micro chapitres dans une nouvelle, trouver un rythme et essayer de retranscrire l’impression d’un moment, l’illusion du réel, avec un crayon, un pinceau, les couleurs complices de Pierô Lalune et la syntaxe implacable de Audrey Alwett derrière chaque bulle…

C’est un beau travail collectif ! Mais le ton est très personnel. Comment êtes-vous passé de l’album de souvenirs prévu au début à ce roman-déclaration d’amour que Route 78 est finalement devenu ?
Très vite, il s'est avéré qu'en enchaînant les anecdotes, c'est le caractère des personnages qui se dessinait, et de fil en aiguille c'est leur relation qui a pris le pas sur le voyage. Ce n'est plus une « soirée diapo » sur les USA, c'est l'occasion d'un travail sur soi, les autres, l'autre, et sur le travail du dessin lui-même...
La mise en scène de l'histoire a surtout consisté à choisir des temps forts et des moments qui peuvent sembler plus anodins, mais donnent une proximité au récit. Quand j'étais jeunot, j'ai assisté un jour à une réunion éditoriale à la Marvel où des potes m'avaient traîné ; Stan Lee himself a dit un truc du genre : « Tout ce qui ne fait pas avancer l'action doit définir les caractères et tout ce qui ne définit pas les personnages doit faire avancer l'histoire ». Qui eut cru qu'un jour j'appliquerais ce postulat à un récit aussi intimiste ! Autre rencontre déterminante sur les années : suivre quelques cours de Will Eisner à la School of Visual Arts où il s'évertuait à répéter à de jeunes rêveurs de super héros qu'on ne dessine bien que ce que l'on connaît et que cela seul mérite d'être dessiné...
Bref, en partant de ça, je me suis dit que pour éviter le déjà-vu, il fallait viser du jamais vu, du jamais lu. Il parait que la Bande Dessinée est un art. Un art que j'aime, avec lequel j'ai voulu exprimer de l'amour.


Vous êtes un grand voyageur. C’est une source d’inspiration pour vous ?
J’ai été. Nous avons en effet beaucoup voyagé avec Patricia pendant une vingtaine d’années avant de nous spécialiser dans l’élevage de bébés au grain et en plein air. En réalité, ce voyage n’a été que la première traversée en stop des USA. On l’a refait deux fois, les années suivantes, puis le virus était pris. J’ai toujours fait des livres autour plus ou moins de ces voyages, surtout sur un mode cartoon (Flip in paradise qui se passait en Jamaïque, Mékong King en Thaïlande, des batiks en Malaisie, des carnets rigolos qui finançaient d’autres billets charter pour faire d’autres livres. Avec le temps, je suis revenu sur le motif de manière de plus en plus illustrative (Roots & Dubs, Black no sugar) avec parfois des tentatives plus réalistes (Thompkin Square Santera). Les voyages ont élargi ma vision du dessin et de sa lecture, sa fonction et sa perception. Petit à petit, je me suis mis à faire de plus en plus de paysages et cela a même influencé ma manière de vouloir raconter le réel.

Quels sont vos autres projets et/ou travaux et cours ?
Carpe diem. Pour l’instant je vais savourer le plaisir de ne justement rien faire après cette longue traversée, de redessiner au hasard, de comprendre et digérer les implications de ce type d’introspection dont le but n’a jamais été de tartiner de l’égo. Retour à la case départ, c’est ça la Bande Dessinée ! Peut-être est-ce le moment de faire éditer les paysages grand format que j’ai accumulés.

Quelles sont vos influences, vos références, vos modèles ?
Le listing serait aussi foutraque que les étagères de tout un chacun ! Un mélange de culture et de contre-culture, de classiques et d’underground, avec précisément une préférence pour des créations qui rendent la vie plus intéressante que l’art. Ce livre est placé sous la bonne étoile d’une postface de Gilbert Shelton (créateur des Freak Brothers) qui était particulièrement représentatif de ces années-là. Crumb, également, mais tout autant Moebius et Charlie Schlingo. Tous les auteurs où se sent la jubilation du trait. Ils sont légions.

Quelles sont les dernières bonnes lectures que vous conseilleriez aux terriens ?
Vous m’embarrassez, nommer un ami me ferait en perdre vingt ! Peu importe mes conseils, ce sont les livres qui nous choisissent paraît-il. Mais passer à côté de Larcenet, Bastien Vives, Boucq, Lepage ou Daniel Clowes serait par exemple une faute certaine de goût. Et là, je viens de perdre l’amitié de cent autres pas cités. Merci.

Si vous aviez le pouvoir cosmique de pénétrer quelques instants dans la peau d’un autre auteur de BD (à l’instar de John Malkovitch), afin de comprendre leur démarche, leur talent, qui visiteriez-vous mentalement ?
Et bien justement, ce serait Moebius, il avait un sacré paquet de trucs dans sa caisse à outils, un maître pour beaucoup, une ligne organique et intelligente, une manière de poser le regard et le pinceau ou la plume. Bref, de quoi bosser une vie et d’une pierre deux coups, de savoir ce qu’il y a après.

Merci Eric !