interview Comics

Jack Kirby - 1ère partie

©Urban Comics édition 2015

Recontextualiser l'interview de Jack Kirby était une chose particulièrement importante dans notre démarche, et comme a pu vous le démontrer Jean Depelley dans son introduction, la rencontre entre Jack Kirby, son épouse Roz et Gary Groth cache de nombreuses anecdotes, loin d'être toutes réjouissantes ou glorieuses. Pour autant, si le King of Comics va revenir sur des éléments passionnants comme le début de son tandem avec Joe Simon ou Stan Lee, ses souvenirs d'une industrie balbutiante, etc. Dans cette première partie, Jack Kirby revient sur son enfance dans l'East Side et l'époque, ô combien difficile, durant laquelle il a grandi et s'est forgé en tant qu'homme mais aussi en tant que génie dans son art.

Réalisée en lien avec les albums Le Quatrième Monde T1, O.M.A.C., Fighting American, Nick Fury, agent du S.H.I.E.L.D. - l'intégrale T1, Kamandi T2, Kamandi T1
Lieu de l'interview : Comics Journal

interview menée
par
25 décembre 2015

Les questions sont l'œuvre de Gary Groth, la traduction est celle d'Alain Delaplace et les annotations de Jean Depelley.

Peux-tu nous parler de ton enfance dans l'East Side ?
Jack Kirby : Je ne sais pas d'où venait mon père, mais là d'où je viens, tout le monde était immigré. Mes proches venaient d'Europe. Ma famille venait d'Autriche, ma mère comme mon père. Nous vivions dans le Lower East Side, à New-York. L'argent n'avait alors pas la même valeur qu'aujourd'hui. On payait 12 dollars de loyer mensuel et un nickel valait peut-être l'équivalent d'un dollar d'aujourd'hui. C'était difficile pour un jeune homme que de réussir à obtenir un nickel de sa mère, mais on y arrivait quand même. Un jour, alors que je visitais New-York, quelqu'un s'est dit que je serais aux anges s'il m'emmenait à l'endroit où j'ai grandi, que je serais emballé à la vue des lieux et de pouvoir me remémorer mes origines modestes . En fait, je détestais cet endroit. J'ai voulu en repartir aussitôt ! [rires]

On parle du Lower East Side. De quelle rue, exactement ?
Jack Kirby : C'était dans Suffolk Street, juste à côté de Norfolk Street. J'allais à l'école à la P.S. 20 .

Pourquoi détestiez-vous cet endroit ?
Jack Kirby : Je le détestais parce que... À cause de l'atmosphère en elle-même. La façon dont les gens se comportaient. J'en ai eu assez de poursuivre les gens sur les toits et qu'ils m'y poursuivent à leur tour. Je savais alors qu'il y avait mieux, dans la vie. Mon instinct me disait que je trouverais quelque chose de mieux dans les hauts quartiers . Chaque jour, j'effectuais le trajet reliant mon quartier à la 42e rue, là où se trouvait le siège du Daily News. Comme ça, je me trouvais à proximité du Journal, des journaux de Hearst . Je jouais les garçons de courses pour les journalistes. Mon patron jouait au golf dans son bureau et il envoyait ses balles de golf au travers d'un bottin retourné, vous voyez le genre ? Ça, c'était le genre de boulot que je voulais ! [Rires.]

C'était un quartier pauvre ?
Jack Kirby : Mon quartier ? Suffolk Street ? Ça l'est toujours, ainsi que Norfolk Street, juste à côté. Toute cette zone est très pauvre.

Quel était le métier de votre père ?
Jack Kirby : Mon père travaillait à l'usine, comme tous les pères.


Jack Kirby


Et vos parents étaient des immigrés ?
Jack Kirby : Mes parents étaient des immigrés. Et la place des immigrés était à l'usine. Ils étaient une source de main d’œuvre bon marché. Les immigrés devaient gagner leur vie, il fallait qu'ils fassent vivre leurs familles. Ils y arrivaient avec très peu et, donc, on avait très peu pour vivre... On ne pouvait pas s'offrir les meilleurs habits, par exemple. Je portais toujours des pulls à col roulé et des culottes quand je pouvais en trouver. On était deux, avec mon frère. Il n'est plus de ce monde : il nous a quittés et je suis désormais le dernier dans la famille. C'était mon cadet de cinq ans et il était plus grand que moi. Il faisait à peu près 1m85, un gamin très costaud. Quand je sortais de l'école, plein de gars me tombaient dessus; lui, il voyait mes pieds dépasser de la mêlée et il sautait dans le tas. Il me sortait de là puis il leur rentrait dedans.

Quand vous parlez de vos pieds dépassant d'un tas, c'est une image amusante mais, en vérité, ça devait être tout sauf amusant.
Jack Kirby : Ça ne l'est toujours pas aujourd'hui, maintenant que j'y repense. Les coups étaient bien portés et la colère était bien là. Et puis on se pourchassait à travers les issues d'incendie .

C'était un quartier difficile.
Jack Kirby : Le plus difficile de tous !

Que voulez-vous dire par-là ? Il y avait des gangs ?
Jack Kirby : Oui, il y avait des gangs dans tous les coins. Certains de mes amis sont même devenus des gangsters. On devenait ou non un gangster selon l'ardeur avec laquelle on désirait porter un costume. Les gangsters n'avaient rien à voir avec ce que l'on voit dans les films. Je connaissais les vrais gangsters et les véritables gangsters étaient dans ce business pour toucher le pactole et le politicien moyen était corrompu. C'était ça, d'ailleurs, mon ambition : devenir un politicien corrompu. J'en voyais dans les restaurants et ils tenaient tous de grandes conférences. Je voyais des politiciens supposément adversaires dîner tous ensemble à la même table.

Est-ce que cela a brisé vos illusions quant à la morale et à la politique, en Amérique ?
Jack Kirby : Si l'Amérique a jamais donné quoi que ce soit à qui que ce soit, c'est bien de l'ambition. Et il n'en sort pas que des bonnes choses dès lors que certains se montrent impatients. Ça ne veut pas dire que ce sont des personnes mal intentionnées, ça veut juste dire qu'ils finissent par tomber en disgrâce. C'était dur, à l'époque, de trouver un travail. Un de mes amis allait chercher un travail parce que sa mère lui avait dit de le faire. Il disait qu'il irait dessiner des images et qu'on les lui achèterait. Sur ce, sa mère lui a répondu « Mon fils ne sera pas un artiste. Tu finiras par traîner avec ces porteurs de bérets, à Greenwich Village, à discuter avec des traînées ». Les mères de l'époque étaient très conventionnelles. Tout était régi par les conventions. Il fallait avoir l'accord [de ses aînés].

C'était une vision très stricte de la société.
Jack Kirby : Très stricte et on y adhérait. Je pense que ça forgeait le caractère. Quand quelqu'un disait quelque chose, il le pensait, il ne plaisantait pas. On ne blaguait jamais. Personne n'était d'humeur à blaguer si ce n'est quand un type se prenait un coup de batte de base-ball.

Pourriez vous décrire un peu plus le contexte de cette société ? Ces gangs de jeunes, ils avaient leurs territoires attitrés ? S'agissait-il de vrais gangs ?
Jack Kirby : Ces gamins rejoignaient les gangs associés à l'endroit où ils vivaient. Ceux qui vivaient sur Suffolk Street rejoignaient le gang de Suffolk Street, ceux qui vivaient sur Norfolk Street rejoignaient celui de Norfolk Street.

Y avait-il des frictions entre les différentes ethnicités ?
Jack Kirby : Eh bien, oui, il y en avait, oui. Les Italiens étaient majoritairement catholiques. Certains gangs étaient irlandais, d'autres noirs.

Pourquoi y avait-il tant de violence ?
Jack Kirby : Principalement en raison des différences d’ethnicités et de noms. Si on était petit, on se faisait traiter de minus et il fallait se défendre, quand bien même le type qui vous disait ça était accompagné de cinq autres. Il y avait inévitablement bon nombre d'insultes basées sur les origines ethniques et j'en suis venu à penser qu'au travers de toutes ces bagarres, de toute cette adversité, on a appris à se connaître les uns les autres. Je n'avais jamais vu d'Irlandais de ma vie. Je n'avais jamais vu d'italien non plus. Ma famille n'avait jamais vu d'Italiens. On venait d'Europe centrale, vous comprenez, et on y voyait des Allemands et des Autrichiens. Mais, à un moment donné, ils nous a fallu nous sortir de cette violence, la dépasser. Et ceux qui y sont arrivés les premiers ont été les plus exposés. Ils sont devenus flics ou bien des escrocs. Et les escrocs sont ensuite devenus des gangsters. Ils sont devenus les Al Capone.

Est-ce que les politiciens corrompus et les gangsters étaient impopulaires ?
Jack Kirby : Ils étaient acceptés, mais craints. Les gangsters –

Pourquoi étaient-ils — ?
Jack Kirby : — ce n'était pas une question morale. Ça venait de ce qu'ils voulaient et de la vitesse à laquelle ils souhaitaient l'obtenir. Capone régnait sur Chicago. Il manipulait les politiciens. Il tenait la ville. Et, pourtant, sa mère venait quand même lui coller des claques quand il ne se rendait pas à l'église, le dimanche.

On les admirait ?
Jack Kirby : Oui, ils étaient admirés et craints. Je pense qu'on peut être admiré du seul fait de la crainte que l'on inspire, au même titre que l'on peut l'être pour son talent ou ce que l'on représente. Prenez Adolf Hitler, par exemple. Je ne dirais pas d'Adolf Hitler qu'il n'était qu'un simple caporal, non ? Adolf Hitler était admiré. Il était adoré comme un dieu parce qu'il était craint. Adolf Hitler s'est emparé de toute l'Europe et ma génération a dû s'opposer à lui.

Vous-même, vous êtes-vous retrouvé mêlé à beaucoup de bagarres quand vous étiez enfant ?
Jack Kirby : Oui, c'était inévitable.
Roz Kirby : Et ton frère s'est retrouvé dans pas mal de bagarres, lui aussi.
Jack Kirby : Oui, comme je disais, c'était un gamin costaud.


Jack Kirby


Un dur à cuire ?
Jack Kirby : Autant qu'un autre, mais il était jeune. Il était plus jeune que moi de cinq ans. Ma mère voulait que mon frère porte de beaux vêtements, qu'il ait de l'allure. Il faut s'imaginer un gamin portant un col en dentelle et des pantalons en velours et qui avait de longs cheveux blonds et bouclés qui lui arrivaient aux épaules. Je me bagarrais souvent à cause de mon frère, je me battais à cause de son pantalon en velours et de son col en dentelle. Mon frère étant plus jeune, il faisait ce qu'il pouvait mais moi, il fallait que je leur rentre dedans. Il fallait le faire et je l'ai fait et c'était comme ça tous les jours. Me battre est devenu une seconde nature, j'y ai pris goût. Aujourd'hui encore, j'adore la lutte. Quand je suis entré dans l'armée, j'ai fait du judo. Au sein d'une classe de 27 élèves, moi et un autre type, on a été les seuls à être certifiés. Je n'avais pas de problème [avec la violence], j'adorais ça.

Ces bagarres, dans votre quartier, c'était du sérieux. C'était violent, les gens se mettaient K.O.
Jack Kirby : Oh oui, pour sûr. Et pas seulement ! C'était aussi des bagarres par les toits. Il y avait une boutique qui vendait des monuments funéraires et on passait notre temps à courir par-dessus ces monuments. On sautait d'un monument à un autre tout en se pourchassant. Pour autant que je sache, cette boutique existe peut-être encore, sur Suffolk street.

Vous entendez quoi, par des « bagarres par les toits » ?
Jack Kirby : Dans une bagarre par les toits, on escalade un building. On grimpe sur le toit via les escaliers incendies et on s'y bat, puis on se bat encore tout le long de la descente, on se bat dans les escaliers... Bien entendu, je n'ai pas gagné toutes celles auxquelles j'ai pris part. Mais il fallait se battre à la loyale : si le type d'en face voulait se battre et qu'on le mettait K.O. il fallait faire de son mieux pour l'aider après ça. On ne voulait pas se blesser, sorti de la bagarre même. Une fois, j'ai été assommé et on m'a déposé devant la porte de ma mère. Et les gars sont allés jusqu'à me rendre présentable et à faire en sorte que je n'ai pas l'air trop amoché pour qu'en ouvrant la porte, ma mère ne soit pas choquée de me voir allongé là.

Vous avez donc déjà été mis K.O. ?
Jack Kirby : Eh bien, oui...

Et vous n'avez jamais été gravement blessé ? Des fractures, ou bien...
Jack Kirby : Non, je ne crois pas. J'étais plutôt bon, pour être franc, mais avec cinq mecs en face... Vous savez, ça ne m'a jamais fait peur.
Roz Kirby : Tu étais comme Captain America.
Jack Kirby : Oui. Captain America, lui, aurait affronté dix types. Je me demandais alors [en dessinant une telle scène], « Comment est-ce qu'on se bat contre dix types ? ». Je prenais très au sérieux les bagarres, dans Captain America. Si on y regarde bien, c'était de vrais combats. Je me demandais « Qu'est-ce qui arrive à ce gus pendant que Cap affronte les quatre autres ? » et je mettais ça en scène à la manière d'un ballet. C'était ça, un ballet.

Pensez-vous que la violence que vous avez côtoyée dans votre jeunesse a, en quelque sorte, influencé vos illustrations et vous a orienté vers les comics d'action ?
Jack Kirby : Eh bien en tous cas ça m'a permis de vivre. De survivre.

Je voulais dire en termes d'influence artistique...
Jack Kirby : Oh, oui. Vous pouvez en juger vous-même, dans mes premiers épisodes de Captain America. Je dessinais alors en me basant sur ce que je connaissais et, dans une scène de bagarre, on peut même reconnaître un de mes oncles ! Je l'ai dessiné sans m'en rendre compte et je ne m'en suis aperçu qu'une fois que j'avais ramené la planche à la maison. Ce que je dessinais était réel et c'est ça que l'on voit à travers mes dessins : la réalité. Mais, en vieillissant, je suis devenu moins... Non, en fait, on ne devient jamais moins bagarreur.

[Rires] Non, c'est vrai.
Jack Kirby : Ça reste en vous et, d'une certaine manière, ça finit toujours par servir, à un moment.

Et quelles activités pratiquiez-vous, enfant ? Jouiez-vous au base-ball dans la rue, ou bien ...?
Jack Kirby : Oui, je jouais à tout. Au stickball, au baseball. Je jouais sur le champ gauche dans mon équipe, au lycée.

Et quelles étaient vos relations, avec vos parents ?
Jack Kirby : Mes parents m'aimaient. Mon père avait l'habitude de me porter sur ses épaules et je sais qu'il m'aimait. Toutes les familles aiment leurs enfants et nous étions de bons petits garçons.

Et l'école, aimiez-vous y aller et étiez-vous un bon élève ?
Jack Kirby : J'étais bon élève dans les matières dans lesquelles je souhaitais l'être. Le cursus était excellent, là où j'allais. Je m'y connais plutôt bien en Histoire.

Comment se passait la vie de famille ? Vous étiez proches ?
Jack Kirby : Oui, on l'était. C’était une famille merveilleuse.

J'ai cru comprendre que vous étiez alors ce qu'on peut appeler un rat de bibliothèque.
Jack Kirby : Oui.

Est-ce qu'il vous a fallu cacher cela aux autres enfants du quartier ? C'était peut-être considéré comme –
Jack Kirby : Oui, je l'ai fait.

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la lecture, vu le quartier dans lequel vous avez grandi ?
Jack Kirby : Un jour, je sortais de l'école et je suis tombé sur une revue « pulp ». Il pleuvait et le bouquin flottait dans le caniveau, vers les égouts. Je l'ai ramassé et c'était un Wonder Stories avec une fusée en couverture. Je n'avais jamais vu de fusée. Je me suis demandé « Mais qu'est-ce que c'est que ce truc ?» j'ai ensuite ramené la revue à la maison et je l'ai cachée sous mon oreiller pour que personne ne sache que je la lisais. C'est sûr que si les autres gars m'avaient attrapé en train de lire ça ou en train de faire quoi que ce soit de vaguement scolaire en dehors de l'école...

Vous lisiez des « pulps » mais est-ce que vous lisiez aussi les strips, dans les journaux.
Jack Kirby : Oui et je les adorais. J'adorais Barney Google. Je crois d'ailleurs que c'est ce qui m'a poussé vers le journalisme. Les comics, dans les journaux, y étaient si grands, si pleins de couleurs. Ces énormes pages... J'adorais ça. Et aussi Prince Valiant, bien sûr. C'était incroyable de voir ces magnifiques illustrations dans le journal, ça changeait tellement du format des comics ordinaires.

Parlons de la façon dont vous avez appris à dessiner. Je crois que, vers l'âge de 11 ans, vous avez entamé la lecture d'une revue d'apprentissage du dessin et que vous avez commencé à —
Jack Kirby : Oui. En fait, au début, je dessinais pour le compte d'une petite agence . Je dessinais des illustrations pour les éditoriaux. J'ai dessiné un truc intitulé « Your Health Comes First ». On m'a aussi appelé, une fois, pour réaliser un dessin quand Chamberlain a signé le pacte avec Hitler. On m'a alors demandé « Comment est-ce qu'un minus dans ton genre peut avoir le cran de faire un tel dessin ?». J'ai répondu que je savais reconnaître un gangster quand j'en voyais un – Hitler était en train de mettre la main sur toute l'Europe.

En quelle année est-ce que ça s'est passé ? En 1938, peut-être ?
Jack Kirby : Avant ça, même. C'était autour de 1936. Je dessinais toutes sortes de strips.

Qu'est-ce qui vous a lancé dans le dessin ? Qu'est-ce qui vous a donné l'idée de vous y mettre ?
Jack Kirby : Parce que je voulais le faire et que je me disais que je pouvais y arriver. J'ai dessiné parce que je me suis dit que tout le monde pouvait y arriver. Les êtres humains peuvent arriver à faire tout ce qu'ils veulent faire, ils peuvent arriver à faire tout ce qui les attire.

Jack Kirby


À l'âge de 14 ans, vous êtes entré à l'institut Pratt.
Jack Kirby : Oui.

Pouvez-vous me dire comment ça s'est passé ? Vous étiez un gamin des quartiers mal famés et vous voilà, débarquant à l'institut Pratt. Ça devait être curieux, comme situation.
Jack Kirby : Je suis allé à l'institut Pratt mais je n'y suis pas resté longtemps. Je n'aime pas les endroits où l'on doit respecter des règlements.

Pendant combien de temps êtes-vous allé à Pratt ?
Jack Kirby : J'y suis allé une semaine. [Rires.] Je n'étais pas le genre d'étudiant que Pratt recherchait. Ils cherchaient des gens patients capables de rester à travailler indéfiniment sur un même projet. Je ne voulais pas avoir à travailler constamment sur la même chose. Je voulais accomplir des choses. J'ai fait le meilleur dessin possible – quelque chose de viable, de flexible. Ce que je faisais avait l'air de trouver un écho auprès des autres étudiants de la classe de dessin mais aucun d'entre eux n'a réussi à se détacher de sa vision personnelle du Dessin.

Diriez-vous que l'Institut Pratt était en quelque sorte conforme à l'idée qu'on se fait des Beaux-Arts ?
Jack Kirby : Oui. C'était une approche qui est celle des Beaux-Arts, conventionnelle et respectée. Je la respectais aussi. J'avais beaucoup de respect pour l'Institut Pratt mais j'avais fait de mon mieux, de mon point de vue, mais ça ne collait pas avec leur version de ce qui était le meilleur.

Donc, après Pratt, vous vous êtes auto-formé au dessin.
Jack Kirby : J'ai appris à dessiner tout seul et j'ai vite compris que c'était ce que je voulais faire de ma vie. Je ne pensais pas que j'allais un jour créer un chef-d’œuvre, à la manière d'un Rembrandt ou d'un Gauguin. Je pensais que les comics étaient un art populaire et très américain – l'Amérique est la patrie de l'homme du peuple et tout homme du peuple peut réaliser un comic. Le comic est une forme d'art américaine praticable par toute personne munie d'un stylo et d'une feuille de papier.

C'est un art démocratique.
Jack Kirby : C'est un art démocratique, oui. Ce n'est pas figé par des règles. Je pense qu'un grand artiste n'en n'a jamais fini avec son travail car ce n'est jamais parfait, à ses yeux.

Vous ne pensez pas avoir atteint une certaine forme de perfection dans votre œuvre ?
Jack Kirby : Si, je le pense. J'ai atteint la perfection, ma perfection – celle de la narration visuelle. La narration était mon style. J'étais un artiste mais pas un grand artiste auto-proclamé, juste un type normal qui œuvrait dans une forme d'art devenue désormais universelle. Je reçois aujourd'hui encore des lettres de personnes dans la même situation.

Comment avez-vous alors appris à dessiner ? Avec des livres ?
Jack Kirby : J'utilisais toutes les méthodes que je trouvais.

Alliez-vous dans la rue ou ailleurs pour dessiner ce que vous pouviez y voir ? J'ai essayé de trouver où vous avez appris à dessiner, comment vous aviez appris l'anatomie.
Jack Kirby : J'ai appris l'anatomie tout seul, dans mon coin. Je crois que c'est à la portée de tous. Je dessinais de manière instinctive. Mon style même était instinctif.

Avez-vous jamais envisagé, à un moment de votre vie, à suivre une formation académique ?
Jack Kirby : Non. Je dis aux jeunes qu'il y a des avantages à étudier l'art...

Donc vous avez étudié de votre propre chef l'anatomie, l'emplacement des muscles, leurs connections et tout ?
Jack Kirby : J'ai fait mes propres recherches. J'ai créé ma propre musculature et j'ai donné à mes personnages l'aspect le plus puissant possible.

Comment avez-vous appris la perspective ?
Jack Kirby : La perspective, on l'apprend en... Disons que si vous avez grandi en ville, vous savez tout de suite quand quelque chose cloche. Si vous avez grandi au cœur d'une ville, vous êtes capable de la restituer au détail près, à partir de vos seuls souvenirs. Quand vous dessinez une ville occidentale, vous pouvez la retracer en suivant votre seul instinct. Certains dessinateurs peuvent pour cela se baser sur des illustrations existantes ou encore des photos mais il leur manquera toujours ce aspect viscéral et instinctif qu'on trouve chez celui qui a vu la ville de ses yeux.

Quels artistes admiriez-vous, durant votre adolescence ?
Jack Kirby : Je les admirais tous. J'admirais toute personne parvenant à gagner un seul sou avec ses dessins. [Rires]

Vous deviez avoir l’œil pour repérer les dessins de qualité.
Jack Kirby : J'aime le travail bien fait. Les comics comme Prince Valiant. J'adorais Milton Caniff et son oeuvre – comme tout le monde. Si quelqu'un était bon dans ce qu'il faisait, il était apprécié de tous.

Étiez-vous quelqu'un d'indépendant, quand vous étiez adolescent ?
Jack Kirby : Oui, je l'étais.

Et ça venait d'où, d'après vous ? De votre père ?
Jack Kirby : Non, ça venait du seul fait d'avoir grandi dans le Lower East Side.

Avez-vous vu beaucoup de films, quand vous étiez enfant ?
Jack Kirby : Oui. J'étais cinéphile. Je crois que c'est une des raisons pour lesquelles j'ai dessiné des comics : c'était galvanisant. Quand Superman est sorti, ça a galvanisé l'ensemble de l'industrie. Il fait aujourd'hui partie du paysage américain et Superman est désormais immortel. On lira les aventures de Superman dans le siècle à venir, quand vous et moi ne serons plus de ce monde. Et je pense que c'est ce que j'ai cherché à faire : je voulais être connu. Je ne voulais pas créer un comics qui disparaîtrait du jour au lendemain.

J'ai cru comprendre qu'à 18 ans, vous aviez eu un job auprès d'une petite agence de presse.
Jack Kirby : Newspaper Features.

En quoi est-ce que ça consistait ?
Jack Kirby : Je faisais des éditoriaux. J'ai fait Your Health Comes First. J'ai aussi fait un autre comics quotidien. Sur chaque strip, je mettais un nom différent. J'ai été Jack Curtis, Jack Cortez... Je ne voulais pas me fixer dans un environnement en particulier, je voulais être un Américain de tous les jours. J'ai gardé Kirby. Ma mère m'a maudit. Mon père m'a maudit. Ma famille m'a désavoué.

Vous avez vraiment changé votre nom pour Jack Kirby ?
Jack Kirby : Quand j'ai commencé à faire les strips.

Pourquoi avez-vous changé votre patronyme ?
Jack Kirby : Je voulais être un américain. Mon vrai nom est Kurtzberg.

Pourquoi pensiez-vous que Kurtzberg n'était pas assez américain ?
Jack Kirby : J'avais l'impression que si on voulait un nom qui en jette, il fallait s'appeler Farnesworth, vous ne pensez pas ? Ou Stillweather. Je me suis dit que Jack Kirby était proche de mon vrai nom.

Vous êtes juif. Y avait-il de l'antisémitisme, alors ?
Jack Kirby : Oui. Beaucoup. C'était une époque conflictuelle durant laquelle des gens d'origines diverses et variées devaient cohabiter. Et ça n'a pas changé. Il y a encore de l'antisémitisme de nos jours.

Étiez-vous juif orthodoxe ?
Jack Kirby : Mon père était Conservateur. Nous n'avons jamais été orthodoxes mais nous étions Conservateurs. Je suis allé à l'école hébraïque. Elle se trouvait au-dessus d'un bâtiment servant de pension pour chevaux. Jusqu'à mon dernier souffle, je me rappellerai de cette merveilleuse table à laquelle nous nous asseyions. C'était pas pour les tendres, l'école hébraïque. Un jour, un avion est passé au-dessus de nous et j'ai couru à la fenêtre. Les élèves se poussaient les uns les autres et un type m'a carrément jeté hors de sa route - je l'ai assommé.

Quel âge aviez-vous ?
Jack Kirby : À peu près 12 ans. Je n'avais pas encore eu ma bar-mitzvah. Ils ont dû le ramasser. Mais j'étais tellement excité. C'était tout nouveau pour nous, d'entendre un moteur d'avion passer au-dessus de nos têtes. Il fallait que je sois devant. J'étais attiré par tout ce qui avait l'air inédit ou avancé. J'ai été voir La Machine à Remonter le Temps.

Vous aviez vu les films de Chaplin ?
Jack Kirby : Oui. J'ai vu les comédies de Chaplin, Buster Keaton. J'ai vu les Marx Brothers sur scène, avant même qu'ils ne passent au cinéma.

C'était un spectacle ?
Jack Kirby : C'était un spectacle. J'allais à l'Académie de Musique, dans la 14e rue à New York. Ça s'y trouve peut-être encore, pour autant que je sache. Les Marx Brothers étaient sur scène et ils ont fait leur numéro. Je les ai vus au cinéma. J'adorais les Marx Brothers. Je voulais aller en Californie et ma mère m'a dit « Non, tu ne peux pas aller en Californie ». Ce n'était pas pareil, à l'époque, on ne parlementait pas avec la mère.

Découvrez la seconde partie de l'interview de Jack Kirby


Jack Kirby