interview Comics

Jason Latour

©Urban Comics édition 2016

Jason Latour est devenu l'un des auteurs les plus appréciés des lecteurs américains de comics indé comme mainstream avec Spider-Gwen et Southern Bastards. En France, le succès est similaire et la reconnaissance également puisque sa seconde série figure dans la sélection des meilleurs polars à l'édition 2016 du festival d'Angoulême. C'est d'ailleurs là-bas que nous avons recroisé un artiste toujours aussi sympathique.

Réalisée en lien avec les albums Southern Bastards T2, Spider-Gwen T1, Southern Bastards T1
Lieu de l'interview : Festival d'Angoulême

interview menée
par
30 octobre 2016

La traduction de cette interview a été réalisée par Alain Delaplace.

Retrouvez également notre première interview de Jason Latour en cliquant ici !

Bonjour Jason, la dernière fois qu'on s'est vus, c'était au Salon du Livre, en France. Depuis, Southern Bastards est sorti ici et a connu un très bon accueil aussi bien de la part des critiques que du public. Quelle est ta réaction, face au succès que rencontre la série, que ce soit ici ou de par le monde ?
Jason Latour : Aux États-Unis, il est très difficile de créer une série à succès et même de maintenir celui-ci. Notre industrie est le plus souvent, pour le meilleur comme pour le pire, basée sur l'embauche des artistes et des auteurs pour des projets déjà bien déterminés. Et, donc, quand on réussit à trouver soi-même son public et aussi à gagner sa vie grâce à ses propres idées. C'est vraiment particulier. Tout ça pour dire que je ne prend pas l'affaire à la légère. Je baigne dans l'univers des comics US depuis l'enfance et j'ai vu nombre d'auteurs finir échoués sur les rivages du marché. Donc je suis emballé et Jason Latour Southern Bastards aussi très honoré par l'accueil fait par le public à la série – je n'aurais jamais pensé, même après un million d'années, qu'une série comme Southern Bastards aurait ... Enfin, bon, j'ai cru au projet parce que je croyais en moi mais aussi en Jason [Aaron]. J'ai cru en la qualité du projet mais qualité ne signifie pas ventes importantes non plus. Il n'y qu'à voir le nombre de très, très bons titres auxquels personne ne prête la moindre attention. C'est donc un grand honneur et je me sens très chanceux, pour ne pas dire bénit, de voir que le public a daigné accorder sa chance à notre petite série parlant de football et de meurtres.

Comment expliquerais-tu le succès de Southern Bastards ici, en France ? Tout le décor de la série nous est complètement étranger : le football, la culture sudiste...
Jason Latour : Eh bien Jason et moi-même sommes de gros fans de football US/ Mais on a toujours su qu'il est impossible d'écrire une déclaration d'amour à quelque chose tout en en occultant les aspects les plus vils. Donc, et à tous les niveaux, la série parle de ce que l'on peut détester comme le stéréotype du sportif américain ou le américain du sud mais on peut aussi y voir une sorte d'exploration post-moderniste de ces thèmes. Mais je crois que la raison pour laquelle la série a trouvé son public en dehors des États-Unis – par exemple, j'étais il y a peu en Angleterre, où Southern Bastards a l'air très populaire – c'est le caractère universel des choses en trait aux petites bourgades. Tout le monde est en quelque sorte relié à cette thématique. Je crois que la mentalité commune à ces petits bleds n'a pas de frontières et s'affranchit des clivages aussi bien culturels que socio-économiques.

Dans l'édition française, tu soulignes le fait que toi et Jason êtes tous les deux originaires du sud des États-Unis. Est-ce que cet état de fait a eu un quelconque impact sur vos échanges, durant la conception de la série ?
Jason Latour : Je ne sais pas si c'est le cas dans la littérature étrangère mais la littérature américaine a toujours eu maille à partir avec ses propres origines. Jason adore en tous cas traiter de ça dans sa partie et c'est aussi mon cas. Je vis toujours dans le Sud et, chaque jour, dès que je quitte le pas de ma porte, je suis très influencé par ce qui arrive dans le monde. Je ne sais pas si on en a parlé ici mais un très bon exemple est une fusillade qui a eu lieu dans une église, à Charleston, en Caroline du Sud. C'était un acte raciste qui a eu lieu dans une église noire. Le type est entré et il a abattu Jason Latour Southern Bastardsquelque chose comme une vingtaine de personnes. Et ça s'est passé dans mon jardin, quasiment ! C'était vraiment la porte d'à côté. Finalement, on a fait une couverture spéciale pour un numéro, histoire de traiter de ça dans la série, un peu comme il nous arrive de le faire pour des œuvres de charité. Tu sais, même si on donne l'impression de détester là d'où l'on vient, on aime toujours nos racines. C'est une relation très vivace.

Quelle a été ton approche au moment du design des personnages, de leurs psychés ?
Jason Latour : Certains personnages sont issus de nos souvenirs, de nos expériences personnelles. Mais, très tôt dans le développement de la série, Jason et moi avons beaucoup discuté des frères Coen et de leur talent pour concevoir des personnages énormes, plutôt absurdes mais, aussi, effrayants. Ça nous a amené à parler du fait que, dans la vraie vie, certaines des personnes les plus marrantes d'aspect étaient aussi carrément intimidantes. Et, donc, une grande partie de Southern Bastards s'efforce de trouver l'équilibre entre les deux. Par exemple, l'entraîneur de foot porte des shorts ridiculement courts, c'est à la fois une blague mais aussi quelque chose de bien réel. [rires] Même si les personnages ont parfois l'air d'être stéréotypés, ils sont aussi fondés, d'une certaine manière, sur des personnes ayant existé. Personne en particulier, personne dont je me rappelle ou bien que j'ai pu croiser. Ça ajoute une petite touche de subtilité à l'ensemble, si tant est que cela veuille dire quelque chose. Mais dans les mains d'autres personnes, le trait aurait certainement été trop forcé car ces gens-là n'auraient jamais croisé quelqu'un comme Esaw. J'ai déjà rencontré Esaw, plein de fois. [rires] Aussi grossier et ridicule qu'il soit à mes yeux, autant qu'il puisse l'être aux yeux d'un autre, j'ai déjà eu une véritable conversation avec lui et ça, ça change complètement la manière dont je traite le personnage.

Quel est ton personnage favori, dans Southern Bastards ?
Jason Latour : Ça dépend de l'instant. Par exemple, le numéro n'est pas encore sorti mais je viens juste de terminer le douzième numéro, qui sera dans le troisième volume. Dedans, on se focalise sur Ted, le petit garçon que l'on voit dans le premier volume. Et aussi sur Materhead, le pote d'Esaw. Et je n'aurais jamais pensé avoir grand chose à dire sur ces deux personnages jusqu'à ce que je me mette à écrire sur eux. Et là, j'étais, genre, « ooh, mais j'adore ces deux personnages !». Jason Latour Southern BastardsDonc, en fait, ça change d'un numéro à l'autre, à chaque nouveau personnage. Il y a beaucoup de nouveaux personnages dans le troisième volume. Il y en a quelques uns qui vont arriver qui auront une grande importance dans la suite de la série et je suis tombé amoureux d'eux. C'est ça, être en couple avec son boulot. Tu te lèves, le matin, et tout ce que tu as à faire c'est de tomber amoureux de ce que tu fais, chaque jour. Et quand je parle d'amour, je veux dire que c'est comme dans un mariage. Il y a des jours où on est là « J'en peux plus ! Laisse-moi tranquille ! » [rires] et d'autres où on dit « Non, ne me quitte pas ! Jamais ! » [rires]

Alors que, dans Scalped, la tension montait graduellement, Southern Bastards projette tout de suite son histoire et ses personnages dans la violence. Comment avez-vous conçu la mise en scène et comment en êtes-vous venu à cette différence de tempo ?
Jason Latour : Avec Scalped, Jason a pris des risques dans le sens où il n'est pas, lui-même, natif américain. La fiction autour du monde des natifs américains n'est pas très prévalente. Sachant cela, je pense que Scalped est plus lent parce que – il faudrait lui poser la question à lui, ce que je te dis, c'est juste mon opinion en tant que fan de la série – c'est indispensable. Il y a beaucoup plus de choses à présenter et à expliquer aux lecteurs tandis que le truc, avec Southern Bastards, c'est qu'on y va direct dans le sens « Voilà, il y a ce à quoi vous vous attendez et nous, on va le faire un peu autrement. On va marquer le pas par rapport aux stéréotypes et vous montrer des choses que vous n'avez jamais vues. » Il y a aussi le fait qu'on ne voulait pas faire un Scalped 2. On voulait faire une histoire qui soit la nôtre, Scalped étant essentiellement l'enfant de Jason et de Guera. Il fallait s'y prendre autrement. Finalement, Southern Bastards est un cousin un peu bizarre de Scalped mais c'est bel et bien une série différente. Il y a un paquet de choses que l'on a pu mettre dedans parce qu'on vient tous les deux du Sud. On a le droit de s'en moquer d'une certaine manière alors que d'autres n'auraient pas pu faire de même.

Jason et toi avez beaucoup de boulot, en ce moment, sur pas mal de séries différentes. Est-ce que travailler sur Southern Bastards, c'est pas un peu comme une récréation, par rapport au reste ?
Jason Latour : Tu sais, Jason et moi, on passe une grande partie de nos journées à travailler sur des trucs de super-héros. Mais autant on aime ça, autant on est des êtres humains, avec nos centre d'intérêt, nos vies et out un tas de choses qui n'ont rien à voir avec des gus portant des capes. Alors oui, c'est Jason Latour Southern Bastardssacrément fun d'avoir quelque chose comme Southern Bastards dans sa vie. Comme l'a déjà dit maintes fois Jason « Tu infliges des trucs pas possibles à tes personnages pour ne pas avoir à en infliger à d'autres toi-même, dans la vie ! » [rires] Je pense que c'est quelque chose de complètement différent. On s'est volontairement mis à travailler ensemble sur cette série afin d'avoir une série sur laquelle on travaillerait ensemble. Tout ça parce que, à un moment donné, nos carrières allaient si vite que si on n'avait pas pris le temps de s'y mettre immédiatement, on n'en aurait peut-être jamais eu l'occasion par la suite. Et je rendrai toujours grâce au fait que nous ayons pris la décision de travailler ensemble.

De quoi a l'air le script de Jason, quand il arrive sur ton bureau ? Est-il volontairement précis dans ces instructions ou bien laisse-t-il de la place à l'interprétation ? Quel est ton apport au script ?
Jason Latour : Jason est un auteur de renom, tout particulièrement aux États-Unis et ce depuis un long moment. Alors quand on s'est lancés sur ce projet, il a été très chaleureux avec moi et il a tout fait pour m'inclure dans le processus de réalisation du comics, au niveau de l'écriture même et ça, je lui en suis gré, chaque jour. Mais pour en venir à l'écriture de l'histoire, ça consiste surtout en des conversations téléphoniques au cours desquelles on détermine ce que l'on veut faire ensemble. Puis, une fois qu'on a une bonne idée de la direction que l'on souhaite prendre et qu'on est tombés d'accord dessus, il part écrire son script. C'est un très bon auteur dans le sens où il résume chaque chose de manière très succincte, sans descriptions superflues. Et oui, il m'a toujours donné la possibilité de changer les choses au vol et il y a donc beaucoup d'improvisation, dans la série. Heureusement, les grandes lignes sont en général suffisament bien tracées pour que, quand bien même je change quelque chose, ce n'est jamais pour réparer quoi que ce soit mais toujours pour apporter quelque chose en plus, tu vois ce que je veux dire ?

La série met un coup de projecteur sur le football US et sur son importance aux yeux des communautés locales. C'est un peu l'opium du peuple en même temps que les jeux du cirque. Comment définirais-tu cette influence ?
Jason Latour : Je crois qu'il est important que Jason et moi soyons tous les deux fans de football et aussi que j'ai moi-même joué au foot, au lycée. Tous les deux, on adore ce qu'on étudie à la loupe, dans la série. Alors, tu vois, tout ce qui touche au foot, dans Southern Bastards et quand bien même on admet que ça peut être moche, on pense aussi que ça peut être magnifique. Une des rares qualités de Coach Boss Jason Latour Southern Bastardset vous pourrez voir dans le troisième volume est que c'est un super entraîneur de football. Il sait comment bien mener de jeunes hommes dès lors qu'il s'agit de gagner des matches de foot. Donc oui, on est très critiques du sport et, oui, c'est toutes ces choses que tu cites : l'opium du peuple, les jeux du cirque... Mais c'est aussi, dans la vraie vie, quelque chose de bien plus complexe que ça. Tout ce qu'on fait, c'est de donner un exemple très spécifique d'une manière dont ça peut mal tourner.

Quelle équipe comptes-tu supporter, pour le prochain Superbowl ?
Jason Latour : [rires] Les Carolina Panthers ! C'est de là que je viens ! J'ai un pass saisonnier ! C'est mon équipe depuis toujours. J'ai grandi à Charlotte et j'ai toujours eu un pass et ce depuis 20 ans. Je suis excité comme un fou à l'idée du Superbowl. Ca a été une saison incroyable et j'ai même eu la chance de faire la connaissance de certains joueurs. Un de mes très bons amis est centre : c'est lui fait le snap. J'ai même pu aller voir le dernier Star Wars avec toute l'équipe. C'était bizarre, carrément surnaturel de me retrouver au cinéma avec près de 25 sportifs professionnels. Et ils ont tous adoré L'éveil de la Force alors que je suis celui qui l'a le moins aimé, je pense. [rires] Ça a été une drôle d'année dans ma vie de supporter. J'ai eu beaucoup de chance.

Au Japon, il existe de très nombreux mangas sur le sport. En Europe aussi, on trouve des BDs sur le sujet. Paradoxalement, il semble ne pas y en avoir, aux U.S.A. C'est pas un peu bizarre ? Comment l'expliquerais-tu ?
Jason Latour : Je crois qu'auparavant, la culture geek et celle des sportifs étaient dans l'adversité. Je veux dire par là qu'aux État-Unis, traditionnellement, les lecteurs de comics sont les ennemis des sportifs. Et un des gros points positifs issus de toutes ces adaptations cinés de comics Marvel et des adaptations de comics dans d'autres médias en général, aussi bien, donc, The Walking Dead ou les films Marvel, c'est que de plus en plus de gens de tous les horizons...

Peut-être que tu pourrais pitcher une série sur le foot US mâtinée de Walking Dead ?
Jason Latour : Ouais ! [rires] Mais c'est ce précipice placé entre ceux qui lisent des comics et les sportifs qui s'est réduit. Tu sais, je suis un gros fan de basket-ball et, à un moment donné de ma carrière et avant de casser ma pipe, j'adorerais faire une série sur le basket. C'est drôle mais, en grandissant, on réalise que la plupart des films sur le sport que l'on apprécie aux États-Unis ne sont, en fait, pas terribles. Du point de vue de la narration, il ne contiennent pas d'histoire.

Jason Latour Southern Bastards Est-ce que tu connais Takehiko Inoue? C'est l'auteur de Slam Dunk et il a aussi sorti un autre manga intitulé Real qui parle du basket-ball en fauteuil roulant...
Jason Latour : Ça a l'air intéressant. Je crois que la clé pour réussir une série fondée sur un sport est de traiter avant tout les personnages et non le sport en soi. Dans tous les matches, on a ces confrontations personnelles qui surgissent et c'est de la que vient tout l'intérêt. On s'en fiche de savoir qui gagne, ce qui est intéressant ce sont les joueurs et ce qu'ils traversent. C'est comme ça qu'on réussit à injecter du drame dans le sport. On parle des joueurs, des entraîneurs. On s'intéresse aux individus qui prennent part à l'épreuve et non au résultat de celle-ci.

Je t'ai déjà posé la question qui suit auparavant mais, peut-être que ta réponse sera différente. Si tu avais le pouvoir cosmique de visiter le crâne d'une personne célèbre pour comprendre son génie ou pour voir simplement comment son esprit fonctionne, qui irais-tu visiter ?
Jason Latour : Jack Kirby. Parce que... Son imagination était tellement débridée et ce d'une façon étrange et spécifique et que c'est quelque chose que je sais apprécier. En tant qu'artiste travaillant à la fois sur des comics hyperréalistes et aussi sur des comics de super-héros, je ne peux pas m'empêcher d'être attiré et influencé par une oeuvre si... On dirait que rien ne pouvait lui imposer de limites. Il n'y avait pas d'idée qui soit trop folle, trop idiote, trop superficielle ou trop profonde à ses yeux. Et il n'y avait aucune prétention dans ce qu'il faisait. Sûr, il a fait des choses qui n'étaient pas si géniales que ça, mais ce qu'il a fait de vraiment génial, c'était le summum, pour moi. Sans compter qu'il a aussi créé son propre langage visuel : son oeuvre est très abstraite et c'était, étrangement et de manière très particulière, son langage à lui, visuellement parlant. Et quiconque aimant ou devant dessiner et qui en vient à dessiner des choses de manière réalistes se doit d'envier quelqu'un pouvant dessiner aussi facilement une arme ou une voiture en ajoutant un petit gribouillis à une simple boite et hop, ça ressemble à une voiture, tu vois ? [rires] Il avait cette capacité unique à employer le pouvoir des comic-books, contrairement à ceux qui tentent de transposer les comics dans notre monde réel ou inversement. C'est quelqu'un qui m'a toujours fasciné.

Merci encore Jason !

Jason Latour Southern Bastards