interview Comics

Jean-Yves Mitton

©Original Watts édition 2016

Venu exceptionnellement à la bibliothèque Gaspard Monge de Beaune en compagnie de son éditeur Original Watts pour présenter notamment la sortie des premiers fascicules d’Epsilon, nous avons le plaisir et la chance de pouvoir obtenir quelques instants avec cet immense artiste qu'est Jean-Yves Mitton et lui poser nos questions dans un cadre et une ambiance intimistes.

Réalisée en lien avec l'album Kronos
Lieu de l'interview : Bibliothèque Gaspard Monge à Beaune

interview menée
par
5 septembre 2016

Les 4 et 5 juin 2016 ont eu lieu à Lyon le Comic Gone avec un hommage officiel aux Editions LUG à la mairie de Lyon où l’on reconnait votre apport au milieu du comics. Que pensez-vous de ces hommages récents ?
Jean-Yves Mitton : Un homme, bien sûr, on ne peut que le recevoir de manière positive et souriante, mais c’est un peu tardif car il y a eu beaucoup d’absents étant donné que les gens qui ont travaillé à LUG ont aujourd’hui plus de 80 ans ou en tous cas plus de 70 ou alors ils ne sont plus sur cette planète mais sur une planète peuplée de super-héros. Il y avait un côté officiel dans ce palais de l’hôtel de ville de Lyon, c’était très émouvant, d’autant plus qu’il y avait l’ancienne patronne, Claude Vistel, 79 ans – je ne devrais pas dire son âge car c’est une dame. Elle était présente, exceptionnellement, je ne l’avais revue depuis 1990. Donc cet hommage rendu aux éditions LUG a permis de rencontrer les quelques rares survivants de l’époque et les fils qui sont venus nous voir : « vous vous rappelez, je vous ai connu, j’avais douze ans ». Ce fut un grand moment de plaisir. Beaucoup de Lyonnais ne savaient pas que des BD étaient faites à côté de chez eux, ça a pourtant duré une quarantaine d’années et ils ne le savaient pas, ils l’ont découvert à ce moment-là, même certains journalistes.

Jean-Yves Mitton Entre la bande dessinée de style franco-belge, la bande dessinée d’inspiration italienne ou le comics, vous avez exploré des genres très différents, est-ce qu’il y en a un pour lequel vous avez une petite préférence ?
Jean-Yves Mitton : Je peux dire que ma carrière a été vraiment coupée en deux du point de vue inspiration et édition. La première partie, c’était d’abord du petit format qui est maintenant réédité chez Original Watts en grand format. C’était pour la plupart des récits qui venaient d’Italie, presque tous. On nous a permis, dans les années 60 / 70 de travailler sur ce matériel italien. Nous avons créé nos propres héros ou reproduit des héros italiens comme par exemple Blek. J’ai commencé en 1961 avec d’abord un travail d’atelier pendant 11 ans : retouches, ce qui ne m’empêchait pas de faire de la bande dessinée le soir et lorsque les éditions LUG ont mis la clef sous la porte, en 1988, il a fallu que je passe à autre chose. Après Mickey, Pif, Semic, je suis passé chez Glénat, Delcourt, Soleil donc j’avais changé complètement d’inspiration pour ce que vous appelez du franco-belge, c’est-à- dire de la bande dessinée réaliste sur l’histoire humaine à différentes époques selon la demande du public, la demande des éditeurs ou parfois même notre propre volonté. Donc je peux dire que sur ces 55 ans de carrière, en gros, il y a 25 ans d’un côté et 30 ans de l’autre. J’ai connu deux périodes, disons-le.

Dans l’ensemble, vous avez des thématiques fortes qui se dégagent, en particulier le goût pour l’histoire toutes périodes confondues (Antiquité, des choses sur les Vikings qui s’annoncent, le XVIIIe siècle avec Blek) et d’autre part des récits fortement marqués par la Science-fiction, est-ce que ces deux thématiques là vous tiennent particulièrement à cœur ?
Jean-Yves Mitton : Je n’ai jamais vraiment vu de différences entre le passé et le futur. Quand on parle du passé, c’est aussi de la fiction. Si je parle des Aztèques, de l’époque gréco-romaine, l’époque viking, les périodes fortes de l’Histoire, ce ne sont que des massacres, je fais de la fiction. J’ai narré Vercingétorix à Alésia, la moitié, c’est pratiquement de l’invention. Pourquoi ? Parce que c’est un passé qui nous est inconnu et la bande dessinée n’est pas une œuvre d’historien, c’est d’abord une œuvre romanesque, ce que nous voulons, c’est amuser, intéresser le public : le passé, c’est aussi de la fiction, moins scientifique, mais ça reste de la fiction malgré tout, sauf quand on approche de 1914-1918 où il y a déjà la photo, le cinéma et parfois des personnes survivantes. Quant au futur, je ne dirais pas qu’on peut raconter n’importe quoi mais qu’est-ce qu’on fait ? On s’inspire du passé, on ne fait que projeter dans le futur ce que l’humanité a vécu dans le passé. On pourrait très bien refaire une sorte d’Alesia sur la Planète Mars. Finalement, on cultive toujours les mêmes thèmes, on change les costumes, la technologie, mais la manière de penser, la manière d’agir, la politique en général, les religions, tous les problèmes inhérents à l’Humanité…on retrouve toujours les mêmes.

Jean-Yves Mitton Et ces thématiques vous tiennent à cœur ? Le racisme, la différence, ce sont des thèmes que vous explorez dans vos récits.
Jean-Yves Mitton : Oui, l’humanisme en somme, la compassion envers les humains, essayer de lutter contre les totalitarismes, les fascismes, tous les travers de notre société, le racisme, l’ostracisme…tout cela apparait dans mes bd – je ne suis pas le seul heureusement – parce que on tend un fil qui est prêt à se casser, ça fournit une tension que nous vivons encore actuellement et que nous vivrons certainement toujours : entre les civilisations, entre l’homme et la femme, entre les pauvres et les riches…c’est inhérent à l’Humanité. J’essaie de l’exploiter dans mes bd parce que j’essaie de me rapprocher le plus possible de la condition humaine. Qu’il ait un casque romain ou un casque d’astronaute dans le futur, c’est le même sous le casque ou alors il faut remonter à Cro-Magnon pour peut-être observer des changements même si quand l’homme a imprimé sa main sur une caverne, il y avait déjà une intention : il voulait dire « j’existe, je suis chez moi, c’est ma tribu, déjà il s’appropriait les autres. Ça n’a pas changé : quand on plante un drapeau américain sur la Lune, on fait exactement le même geste : Armstrong a mis le pied, il aurait pu mettre le gant : il faisait le même geste qu’à Lascaux. Je profite de ces tensions humaines pour mettre en scène, pour donner de la passion : il faut que ça bouge ! Pas question de raconter des histoires de train qui arrive à l’heure.

Il y a beaucoup de petites touches d’humour dans vos récits, mais souvent le fond reste assez dramatique finalement, est-ce que vous êtes un pessimiste ?
Jean-Yves Mitton : Non pas vraiment, je suis comme tout le monde, je me pose des questions, on est tous lunatiques, on peut se lever pessimiste ou optimiste, suivant si on a mal aux dents, si on écoute la radio ou on ouvre le journal. Mais l’humour nous sauve ! C’est grâce à l’humour que quelqu’un comme Woody Allen a pu raconter ce que c’était qu’un petit juif aux Etats-Unis, ne parlons pas de la Shoah où là, il n’est vraiment pas question d’humour. L’humour, ça permet déjà de rire de soi-même, ce qui permet de rire des autres. Il faut garder ce côté risible, humour, clin d’œil : imaginez un super-héros qui n’a pas d’humour, ce serait une vaste connerie ! Il est sur un gratte-ciel, en slip pour sauver le Président entre 8 heures et 9 heures, c’est ridicule, on sombre dans la mascarade ! Si jamais il n’y a pas un clin d’œil, s’il ne se moque pas de lui-même à ce moment-là, c’est fichu, le personnage s’écroule, il sombre dans le ridicule, ça devient un personnage de carnaval. Tous les héros ont besoin d’humour, heureusement. Sans humour, on est fichus !

Vous êtes venus ici à Beaune avec votre éditeur Original Watts qui fait un gros travail de réédition de vos œuvres, vous semblez suivre tout ceci de très près, comment s’est initiée cette collaboration et avez-vous de nouveaux projets ensemble ?
Jean-Yves Mitton : Je commence par la fin : les projets, c’est à peu près tous les trois jours : quand on se voit et qu’on se boit un petit bourgogne, j’aime autant vous dire qu’il y a une floraison de projets. Certains resteront inaboutis et heureusement, sinon, on n’y arriverait pas. Ça nous fait vivre, ça nous fait regarder devant, ça ne nous fait pas trop regarder dans le rétroviseur même si les titresJean-Yves Mitton sortis pour l’instant ont 40, 30 ans, il faut bien qu’Original Watts ait un matériel qui soit libre de droits parce que les droits coûtent très cher. A partir du moment où il y a le matériel, où l’auteur peut être présent en dédicace et pour peu qu’on fasse des bons repas ensemble et qu’on s’entende autour de projets, c’est un long fleuve tranquille. Il y a trois ans qu’on se connaît environ, il n’y a jamais eu un mot plus haut que l’autre. Un jour ils ont débarqué à la maison, ils ont vidé le grenier, je posais mes cartons sur la table et je leur ai dit : « faites ce que vous voulez ». Résultat, ils font du très bon travail et ils reviennent même un peu en arrière en faisant du périodique : ils osent sortir des périodiques à un rythme régulier. A côté de ça, ils publient des one-shot en puisant dans mon travail mais aussi d’autres auteurs en sortant de France et de Rhône-Alpes puisqu’ils ont des relations en particulier avec les Italiens. Moi, je les remercie d’être venus un jour à la maison. J’étais sceptique au début, c’est normal, je pensais arrêter la bd étant à la retraite, j’avais eu une maladie. Il y avait toujours la passion, la feuille blanche, le pinceau, ils ont réussi à me persuader et ils ont fait le reste.

On note un regain d’intérêt pour les super-héros grâce aux films notamment, est-ce que vous suivez les parutions actuelles ?
Jean-Yves Mitton : Vous avez dit le mot, c’est le cinéma qui a relancé les super-héros. J’ai connu les années 90 où le super-héros était, en gros, démonétisé. Les chiffres de Strange, Titans, Nova commençaient à baisser même s’il y avait encore des bons chiffres : Titans, c’était environ 100 000 par mois, Strange autour des 120 à 130 000 mais les chiffres baissaient, au mieux se stabilisaient. Les éditions LUG ont vu arriver le vent, ils ont vendu. Les super-héros ont été repris ensuite avec moins de succès par Panini mais…place à autre chose avec des modes qui se succédaient à peu près tous les deux ou trois ans : il suffit qu’un Spielberg passe au cinéma et c’est parti : dinosaures…Quand Gladiator est sorti, on nous a redemandé du peplum. Un blockbuster peut faire repartir un genre de bd, ce sont des modes qui passent vite. On pensait que le super-héros était mort, Hollywood est arrivé : ils ont mis les X-Men sur un écran, ils ont mis Spider-Man…et ça a marché parce qu’Hollywood est capable d’effets spéciaux à moindre prix, ils peuvent détruire la planète pour quelques dollars, avant il fallait mettre 10 000 figurants, fabriquer des studios énormes, ça coûtait très cher. Comme pour tout cinéma à succès, la bd a suivi derrière, immédiatement, ça a été très rapide, on a redemandé du Spider-Man, du X-Men, tout ce qu’Hollywood venait de ressusciter.

Vous les lisez ces publications ?
Jean-Yves Mitton : Je vais vous faire un aveu : la dernière bd que j’ai achetée, c’était le nid du Marsupilami de Franquin, un des plus grands génies que la Terre ait jamais porté, je n’ai jamais plus acheté de bd, j’en ai lu par professionnalisme, pour savoir quand même ce que faisaient les autres, comme le pâtissier qui va à la pâtisserie d’en face pour voir le concurrent, pour ne pas tomber dans le plagiat non plus : on peut éventuellement copier sans le savoir. Mais non, je n’en lis pas, ça me protège mais en même temps, je regarde quand même, je me tiens au courant par les fanzines mais je ne suis pas un lecteur bd.

Jean-Yves Mitton Par contre, vous êtes très présent dans les festivals, notamment avec votre éditeur Original Watts, vous faites beaucoup de rencontres avec votre public, ça reste important pour vous ?
Jean-Yves Mitton : J’ai commencé ma première dédicace à Aix-en- Provence, je m’en rappelle, c’était avec les éditions LUG, c’est la seule fois où les éditions nous ont invités dans un festival. A l’époque, à part Angoulême, il n’y avait pas de festival ou un peu en Belgique. Depuis cette année-là, je n’ai pas arrêté ! La maladie est arrivée, ça a duré deux ans, je m’en suis sorti et Fabrice et David (d’Original Watts) sont arrivés en même temps que ma guérison, ils m’ont relancé, sinon je crois que j’aurais arrêté les festivals, je coulerais une retraite tranquille en cultivant mon jardin comme Candide. Mais ils m’ont relancé, à tel point que maintenant, on prépare un nouveau récit, quelque chose d’inédit dont on ne peut pas encore parler, c’est bien de garder un peu de mystère. Les décisions éditoriales leur appartiennent, moi, je fournis, je suis Original et eux, c’est Watts !

Est-ce que parmi vos œuvres, il en existe une que vous considérez comme vous étant plus personnelle ?
Jean-Yves Mitton : L’œuvre qui m’a le plus attaché du point de vue scénaristique comme du point de vue graphique, c’est quand même Vae Victis, c’est une série qui a duré 15 ans avec 15 albums, même si je faisais d’autres séries en même temps, j’ai toujours fait deux ou trois séries de front. Vae Victis, c’était chez Soleil avec Simon Rocca, c’est-à- dire Georges Ramaïoli. Ils sont venus me voir au festival de Hyères en 1988 ou 1989 avec Mourad Boudjellal qui était le patron des éditions Soleil et ils sont venus me voir en me disant : « voilà, on voudrait mettre en scène la Guerre des Gaules de César. Déjà, j’étais intéressé par l’histoire humaine comme on le disait tout à l’heure, la période est intéressante comme le côté peplum. En plus, ils me disent : « c’est l’histoire d’une jeune fille ». Je n’avais encore jamais mis en scène une héroïne, c’était toujours des mecs musclés, baraqués, des super-héros. L’expérience est intéressante du point de vue de la sensualité, quelles armes peut utiliser une jeune fille en 58 avant J.C ? On s’est mis dans la documentation, moi-même, j’avais pas mal de documentation sur la Guerre des Gaules, sur l’histoire de Rome et celle du Triumvirat –Pompée, Crassus, César – ça m’a passionné immédiatement. Deux mois après, je livrais mon premier album, 44 planches noir et blanc. Et c’est parti, ça a duré 15 ans : un album par an, la série fonctionne toujours, on me la demande souvent en dédicace. Ça m’a passionné et je suis allé plus loin dans la documentation, il m’est arrivé de consulter des cartes pour retrouver les noms celtes et gallo-romains, le nom des rivières, des montagnes, l’histoire de Bibracte, la bataille du Mont-Beuvray, l’arrivée des Helvètes jusqu’à Alésia. Sur Alésia, je me suis évidemment beaucoup inspiré de la Guerre des Gaules mais c’est vu du côté du vainqueur, du côté romain, c’est comme si on racontait Verdun du côté allemand. Mais il fallait les deux côtés, j’ai pu obtenir de la documentation difficile à trouver parce que du côté celte, il n’y a rien ! L’iconographie est fausse, ils n’avaient pas de petites ailes, pas de cornes aux casques. Avec Rocca, on s’est attachés à être le plus près possible, non pas de l’histoire mais du plausible, d’une certaine authenticité : les mœurs, les armes, les stratégies etc. C’est dans Vae Victis que je me suis le plus investi.

Si vous exploriez le cerveau d’un autre artiste qui choisiriez-vous ?
Jean-Yves Mitton : Quand je rentre dans un musée, j’écarte un peu l’art moderne, j’ai quelques réserves : une boule sur un cube…enfin chacun ses choix. Il est certain que la peinture impressionniste m’impressionne. Quand je vois un Renoir, je tombe sur les fesses, c’est merveilleux ! Un Monet, un Manet, un Van Gogh, ça bouge, ça vibre. Il y a quelque chose de l’âme du peintre à l’intérieur, ce n’est pas simplement la copie de la Nature, c’est une interprétation de la lumière et du mouvement. Je ne voudrais pas connaître ce qu’ils ont connu : la mistoufle, la misère mais c’est là ce qui me passionne le plus : l’Impressionnisme. Sinon, comme tout le monde, le grand classique, en particulier la peinture hollandaise : quand je suis devant un Vermeer, je suis émerveillé par cette perfection. Je pourrais en citer d’autres : même Salvador Dali. Mais, si je rentre dans le cerveau d’un artiste, ce sera quand même la palette de Renoir.

Merci Jean-Yves.

Jean-Yves Mitton