interview Bande dessinée

Jordi Lafebre

©Dargaud édition 2022

Jordi Lafebre s'est lancé en tant qu'auteur complet avec son album Malgré tout. Un véritable défi pour ce dessinateur, qui devient également scénariste, sur un album à la narration particulière, puisqu'il nous propose une narration à rebours. Rencontre avec cet auteur barcelonais qui s'est fait un nom en bande dessinée avec notamment ses albums Lydie ou encore Les Beaux étés.

Réalisée en lien avec l'album Malgré tout
Lieu de l'interview : Quai des Bulles (St Malo)

interview menée
par
7 mars 2022

Bonjour Jordi Lafebre, peux-tu te présenter pour les lecteurs qui ne te connaissent pas encore ?
Jordi Lafebre : Je suis Jordi Lafebre, auteur barcelonais, avec mon accent barcelonais. Je ne sais pas, j'ai déjà fait plusieurs albums, notamment la série Les beaux étés. J'ai sorti un album en solitaire, en solo on va dire, Malgré tout, et ça fait 1 an. C'était mon premier album à l'écriture et au dessin, et mon premier roman graphique. Je me suis jeté à l'eau, et voilà !

D'habitude tu es plutôt sur de l'illustration…
Jordi Lafebre : Oui, ma base c’est dessinateur. J'ai fait des études des Beaux-Arts, des études de dessinateur BD, mais l’envie d'écrire une histoire était toujours là, et à un moment donné il faut y aller : donc j'ai pris le courage et je me suis lancé.

Tu as mis combien de temps pour écrire le scénario de Malgré tout ?
Jordi Lafebre : Je ne me sens pas encore scénariste, j'écris des histoires, j'adore écrire des histoires, mais je prends du temps. C'est vraiment je prends du temps, j'ai pas une technique très fluide on va dire, je panique la plupart du temps. Et cette panique ça prend des mois. Il y a d'abord la première partie de réflexion, des sujets, des idées que je veux traiter, les différentes grandes parties, et après en fonction de ce qu'on a là, le travail de scénario en tant que scénario. Les différentes approches techniques, et après il y a l'écriture même de dialogues, le découpage, jusqu'à la version finale. Et ça prend du temps, dans mon cas ça prend du temps. J'ai un énorme respect pour les scénaristes qui font plusieurs albums par année avec une fluidité énorme, moi je suis pas encore là.

J’imagine que tu vas plus vite sur du dessin ?
Jordi Lafebre : Oui le dessin, c’est mon métier, j'ai plusieurs techniques pour aller d'une façon, on va dire, fluide.

Copyright Lafebre, Dargaud En plus là tu te lances en tant que scénariste, mais avec une narration particulière, qui sort de l'ordinaire : tu te mets des challenges !
Jordi Lafebre : Oui en fait c’est un peu l’intérêt. Après, le challenge c’était vraiment si je me lance ce défi, c’est vraiment pour proposer quelque chose de spécial, de différent, de personnel aussi, de sentiments sincères. Donc voilà la proposition à l’envers de Malgré tout, propose aux lecteurs une sorte de jeu de déconstruction du récit. C'est marrant, mais c'était un vrai challenge, c’était très intéressant comme travail.

C'est une narration à rebours, est-ce que quand tu as eu fini ton scénario, parce que c’est fluide dans un sens, est-ce que tu l’as relu dans l’autre sens, pour voir si cela fonctionnait aussi bien à l’endroit qu’à l’envers ?
Jordi Lafebre : J'ai l'impression qu'à un moment donné, le scénariste il a plein de scénarios et quand on trouve la fin de l'histoire il faut revenir au départ pour planter les pistes au lecteur. C'est une des techniques possibles dans l'écriture. Effectivement il y a des gens qui se jettent dans l’improvisation, dans la fluidité du récit, ce n'est pas mon cas. Je suis issu d’une école de construction du récit assez classique on va dire, et oui, j'avais la fin de l'histoire que j'avais en tête et dans ce cas c'est la première partie de l'histoire. C’est une histoire à rebours, dont la fin du bouquin c'est le départ de l'histoire des personnages. Une fois que j'avais une image finale du récit, je voulais revisiter l'histoire que j'avais dans ma tête pour voir que tout se tenait.

Copyright Lafebre, Dargaud Dans cette bande dessinée, nous suivons deux personnages principaux. Comment les as-tu construits, car ils sont charismatiques, ils ont chacun leur personnalité, et l’on peut s'identifier facilement à chacun d'eux ?
Jordi Lafebre : En fait je voulais une histoire d'amour un peu, pas compliquée, mais entre deux personnages qui s'empêchent eux-même d'avoir une histoire d'amour. C'est la tradition des histoires romantiques, il y a toujours une force très forte qui empêche les gens qui sont amoureux d'être ensemble. Mais j'ai posé la question, alors c'est quoi aujourd'hui cette force qui pourrait empêcher ce couple d'être ensemble. Et finalement, j'ai compris que je voulais parler d’à quel point aujourd'hui, on s’empêche nous-mêmes d'avoir la vie qu'on voulait. Je connais beaucoup de gens qui sont vraiment engagés dans le travail et dans leur carrière, qu’ils ont un rêve, ils ont envie d'avoir une vie différente, mais on y arrive jamais. J'ai trouvé ça intéressant d’en parler du côté de l'amour. Et à la fin, ce sont deux personnages très engagés dans leur travail, dans leur carrière professionnelle, notamment elle surtout qui est maire de sa ville, qui est engagée dans une carrière politique, engagée dans son travail toute sa vie en fait. Et lui par contre, il est plutôt dans l'improvisation, dans l'intérêt scientifique, dans l'intérêt de voyager, c'est une âme libre. Mais à la fin il se sent un peu esclave de lui-même, chacun est l'esclave de lui-même. Et c'était évident pour moi pour évoquer ces personnages, qu'on parlait de caractères assez forts, de personnalités assez particulières et colorées en plus, avec plein de petites contradictions internes. Ces contradictions internes, ça a été un vrai travail, j'ai adoré travailler comme ça, de chercher précisément ce petit détail, qu’on démontre la contradiction qu'on a tous à la fin.

Copyright Lafebre, Dargaud On voit ces deux personnages vieillir, on les voit à différentes époques de leur vie : est-ce que c'est un travail qui est facile de suivre un personnage, de suivre son évolution graphique sur une grande partie de sa vie ?
Jordi Lafebre : Ca c'est une de mes parties préférées, quand j'ai travaillé sur cet album. Il y a plusieurs romans, dans lesquels on voit évoluer le personnage durant toute sa vie, et je trouve ça adorable. Dans la tradition nord-américaine de la littérature, tu vois un personnage évoluer toute sa vie, et je trouve ça fascinant, en tant que lecteur je trouve ça fascinant. Alors que normalement ce sont des romans de milliards de pages, et faire en bande dessinée un milliard de pages, ça prend du temps ! Donc je voulais pas faire un milliard de pages de planches de bande dessinée, mais la bande dessinée, le dessin ça nous permet de faire des ellipses assez larges, parce que le dessin ça le soutient. On voit les personnages, on suit le personnage par le dessin plus que par le texte, donc travailler ces ellipses, comment le temps se passe à travers le visage, le physique, ça c'est un vrai défi de dessinateur et un des plaisirs du scénariste aussi.

Sur la page de titre, on voit que vous avez été deux à coloriser l’album : Clémence Sapin et toi…
Jordi Lafebre : Oui on était deux, c'est Clémence Sapin qui m'a énormément aidé sur Malgré tout. Pour l'anecdote l’album s’est fait en confinement. On était tous confinés donc les dates c'était chaud, c'était compliqué, et Clémence a été d'une aide incroyable, on a fait la couleur ensemble.

Comment avez-vous fonctionné pour faire une colorisation à deux ?
Jordi Lafebre : Normalement dans ces cas-là, et après on a aussi pu faire la colorisation pour le tome 6 des Beaux étés, Clémence prépare les aplats avec une palette très belle, parfaitement préparée. Et après, déjà au scénario et aussi au dessin, j'imagine une certaine ambiance, qui est difficile à transmettre avec des mots, je l'ai en tête. Donc après les applats et l’ambiance générale de Clémence, qui a une palette que j'adore. En fait c'est moi qui l'ai contacté, en lui disant moi j’adore la palette que tu travailles. Je rajoute des détails, plutôt de la lumière, parce que c'est une ambiance que j'avais déjà en tête au départ.

Copyright Lafebre, Dargaud Dans les couleurs, on est toujours sur des teintes assez douces, comme on peut les retrouver sur tes précédents albums, d'ailleurs. Est-ce que cela te permet peut-être de faire passer plus de sentiments ?
Jordi Lafebre : C'est une question d'équilibre. Malgré tout c'est une grosse pagination, il y a une ligne très détaillée, il y a plein de petits détails dans la ligne noire. On avait en tête, on refusait de trop charger les planches avec trop de détails, trop d'informations. Alors la couleur, ça fait comme une sorte de musique de fond, qui rajoute l’ambiance, qui aide dans la lecture. Ca apporte à la narration en arrière-plan. Paradoxalement, ça a pris de l'importance. Précisément c'est une couleur qui a rajouté pas mal de plaisir au lecteur et à moi-même. C'est évident que c'est un bouquin qui est très coloré, donc oui c'est toujours une palette assez pastel, dont la lumière est toujours importante. Il y a toujours une source de lumière qui arrive, soit de la fenêtre, soit du ciel, soit d'une lampe. Mais je voulais donner de l'espoir aux séquences et c'est métaphoriquement à partir de la lumière qui arrive.

Tu le disais, cet album comporte une importante pagination, et en plus cette fois-ci tu t'es lancé sur le scénario, tu tâtonnais peut-être un peu plus. Combien de temps t’a-t-il fallu pour réaliser cet album ?
Jordi Lafebre : Le tempo de l'album est difficile à dire, parce que comme je te le disais, on était tous confinés et la planification de l'album était plus compliquée. L’album était déjà commencé avant que l’on soit confinés, seulement à un moment donné, tous les confinements ont compliqué vachement les choses. Donc le tempo n'était pas en production normale, donc j'espère que c'est le premier et dernier album à faire en confinement. Donc ça a pris des mois, des mois, des mois, on était dans le bon planning pour faire un album. C'est une grosse pagination, mais on était dans le bon tempo, on n'était pas pressés, mais finalement on était tous dans le stress final parce que la situation globale était très compliquée.

Tu travailles sur d’autres projets en ce moment ?
Jordi Lafebre : Oui, je me suis lancé dans l'écriture à nouveau, sur un nouvel album en solitaire. Mais je suis que dans la première étape d'écriture donc je ne préfère pas trop en parler.

Tu travailles toujours sur un seul projet à la fois ?
Jordi Lafebre : Oui, il y a toujours des idées, des propositions, des projets on va dire. Mais je ne travaille que sur un bouquin à la fois. Je partage aussi, parfois je m'engage dans des projets d'animation, notamment des films d'animation. Et j'adore même si j'ai une partie très particulière de design, de character design. Donc pour travailler l'album en parallèle on va dire. Mais j'ai déjà changé de casquette, à chaque fois donc ça me suffit. Je travaille qu'un seul album à la fois, et quand un album est fini je me lance sur le prochain, mais rarement je travaille sur deux albums en parallèle.

Si tu avais le pouvoir cosmique de rentrer dans le crâne d'un autre auteur, chez qui irais-tu voir le monde et pour y trouver quoi ?
Jordi Lafebre : Ouh la la… Il y en a plusieurs… Pas forcément un auteur de bande dessinée ? L'auteur dont j'adore la capacité d'observation, et la capacité de synthétiser le petit détail subtil c’est Jane Austen. Elle a une capacité drôle, très drôle, par rapport à sa période historique, et ses romans ça reste moderne, parce qu'elle était capable de faire passer toute une personnalité par des petits gestes. Je trouve ça très intelligent. C'est évident qu’elle est d’une intelligence supérieure et j'aimerais bien avoir cette capacité d'observation donc Jane Austen.

Merci Jordi !