interview Comics

Lee Bermejo

©Urban Comics édition 2019

Lee Bermejo ! Un nom qui fait forcément résonance aujourd’hui puisque l’artiste s’est imposé comme un des plus grands dessinateurs de comics. Tutoyant les plus grands artistes de l’ère actuelle comme Gabriel Dell' Otto ou Alex Ross, l'américain a créé son style identifiable entre tous. Un dessin ultra réaliste qui sent la chair et le sang, d’une puissance et d’une beauté inouïe. Avec un talent pareil, il fallait un scénariste digne de ce nom pour créer une alliance explosive. Lee Bermejo et Brian Azzarello sont devenus des partenaires inséparables avec des comics mémorables. Les voici de retour avec un Batman Damned plus ténébreux et marquant que jamais. Ils étaient les invités prestigieux du Comic Con et nous avons eu la chance de rencontrer Lee Bermejo le lendemain du festival, dans les bureaux d’Urban. Une rencontre au sommet !

Réalisée en lien avec l'album Batman Damned
Lieu de l'interview : Les locaux d'Urban

interview menée
par
16 décembre 2019

Lee, tu as commencé les comics à 19 ans. C’est très tôt, non ?
Lee Bermejo : Oui, il y a très longtemps ! Jack l’Eventreur tuait encore des gens à cette époque (rires). Oui j’étais probablement trop jeune. Quand j’ai démarré, les comics ne se vendaient pas très bien. C’était donc plus facile de débuter dans l’industrie car ils cherchaient de nouvelles personnes, des jeunes artistes qui avaient faim. Je me suis senti plutôt chanceux de débuter là car je n’étais pas vraiment prêt pour devenir professionnel. Entrer dans le Wildstorm Studio ou le studio de Jim Lee a été une véritable aubaine pour moi car c’était un très bon endroit pour apprendre à faire des comics.

Comment c’était de travailler avec Warren Ellis sur Global Frequency ? Copyright Lee Bernejo
LB : Je n’ai jamais rencontré Warren et je n’ai jamais parlé avec lui. Il m’envoyait le script et tout était plutôt simple. C’était si complet et si détaillé que je n’avais aucune question à lui poser. Je savais ce que je devais faire. Pour moi, c’était surtout une bonne expérience d’un point de vue artistique car c’était le premier comics que j’ai réalisé avec la technique d’encrage et c’était donc le premier pas pour mon évolution artistique personnelle. Quand je regarde en arrière, je suis très heureux d’avoir participé à ce projet mais je ne pourrais pas te dire comment c’était de travailler avec Warren. J’ai entendu dire qu’il n’était pas très satisfait de ce travail et du résultat final. Je n’ai donc pas eu l’occasion de retravailler avec lui.

Je te vois bien un jour travailler avec Garth Ennis. Pas toi ?
LB : J’adore Garth Ennis ! Je suis un très grand fan de son travail. Mais il n’y a jamais eu d’occasions jusque là pour que cela se fasse. La relation professionnelle que j’ai avec Brian Azzarello est tellement positive ! Elle évolue tout le temps. C’est très intéressant pour moi car on ne cesse de penser à de nouveaux projets : un travail en amène à un autre. Il y a plusieurs scénaristes que j’apprécie : j’aime Jason Aaron par exemple. Mais d’habitude, je sais ce que sera mon prochain travail et c’est souvent avec Brian.

Comment as-tu rencontré Brian Azzarello ?
LB : Jim Lee nous a présentés. A l’époque, je travaillais sur Gen 13. Il voulait faire un crossover entre les personnages de Wildstorm et ceux de DC. J’ai appris que son projet s’appelait Batman Deathblow. Jim était curieux de savoir qui pouvait écrire cette histoire. Il nous a contactés tous les deux. Brian avait déjà publié quelques tomes de 100 bullets et j’étais fou de ce comics. J’étais un très grand fan et je pensais que c’était la meilleure série comics à l’époque. Je pensais que ce gars pouvait faire de grandes choses et j’étais très intéressé à l’idée de travailler avec lui.

Est-il un collègue pour toi ? Un ami ? « Un partenaire de crime » ?
LB : Tout cela en même temps. Nous avons réalisé cinq projets ensemble et d’autres sont à venir. C’est une excellente collaboration.

Tu as aussi travaillé seul depuis. Est-ce que c’est difficile de tout faire tout seul ?
LB : Batman Noël n’a pas été difficile à faire pour moi. C’était plus un exercice qu’autre chose. J’ai fait ce Batman car je voulais entreprendre Suiciders. Je savais qu’on ne me laisserait pas dessiner et écrire mon propre projet. Mais je travaillais sur Suiciders depuis plusieurs années. Je ne suis pas véritablement un scénariste dans le sens strict du terme. Il me faut beaucoup de temps pour développer mon histoire. J’écris des choses par ci par là puis je reviens dessus et je réécris souvent. Suiciders est le fruit de nombreux changements et de plusieurs années de travail. Batman a été mon ticket pour pouvoir réaliser Suiciders en travaillant d’abord sur un personnage connu et en prouvant que j’étais capable de le faire. Avoir les idées c’est bien mais le temps que je les développe, je suis content de travailler sur d’autres projets avec Brian ou d’autres scénaristes.

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As-tu d’autres projets que tu veux réaliser seul ?
LB : Oui. J’ai un projet sur lequel je travaille depuis quelques années. Cela ressemble un peu à Suiciders mais j’espère que cela prendra moins de temps ! J’attends que l’histoire devienne vraiment bien et je ne veux pas aller trop vite. J’attends d’avoir tous les morceaux et éléments de mon histoire.

Parlons de Batman Damned. Même si le comics fait partie du Black Label, tu as été censuré en dessinant Bruce Wayne nu. Comment cela s’est-il passé ?
LB : Quand on a commencé à travailler sur ce comics il y a trois ans, il y avait une organisation différente chez DC Comics. DC a été racheté ensuite par AT&T et le nouveau patron a des idées radicalement différentes sur le contenu des comics. Et ses premiers pas chez DC correspondaient à la sortie du comics aux Etats-Unis. Les journaux et les gens ont beaucoup parlé de cela et DC a mal réagi et a exagéré les choses. Mais en réalité, c’est parce que tout le monde avait peur de perdre son poste ou son boulot donc il ne fallait pas faire de vagues. Je pense qu’ils voulaient juste être le plus tranquille possible. Ils ne pouvaient pas revenir en arrière car le comics était déjà imprimé alors qu’ils ont décidé de le censurer ! Ils ont rajouté la mention « sexe » sur la publication. C’était donc un mauvais moment à passer. Mais je m’en fiche de la censure car ce ne sont pas mes personnages! Batman n’est pas mon personnage. Ce qui me gêne et me dérange dans tout ça, c’est qu’ils n’ont pas défendu leurs artistes. Ils auraient pu se débarrasser du problème facilement en disant : « oui, c’est une nouvelle ligne. C’est une ligne plus adulte. » C’était un épisode malheureux, une convergence de mauvais évènements. C’est ce qui s’est vraiment passé : le reste n’est que de l’histoire. Le côté amusant dans tout ça, c’est qu’en le censurant, ils ont fait beaucoup de publicité au comics. En plus, la version non censurée a été revendue très cher et cela a créé une grosse spéculation.

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Tu y redessines John Constantine. Tu étais heureux de retrouver ce personnage ?
LB : Oui, c’est un de mes personnages préférés en dehors de l’univers de Batman. J’adore aussi les personnages Deadman ou le Spectre et j’étais excité à l’idée de les dessiner. C’était donc intéressant et amusant de les introduire dans cette histoire.

Ton dessin a évolué sans cesse. Je trouve qu’aujourd’hui ton style est devenu de plus en plus élégant et peut-être un peu moins « sale ». Es-tu d’accord avec ça ?
LB : Heureusement qu’il y a une évolution ! Joker est bien différent par rapport à Batman Damned. C’est la façon dont j’ai toujours travaillé. Je ne veux pas me sentir stagner ou je ne veux pas avoir l’impression de ne pas aller dans une direction. Pour chaque album, j’ai besoin d’avoir un nouveau challenge. Avec Joker et Lex Luthor, j’ai intégré beaucoup plus de couleurs et d’encrage sombres. L’histoire du Joker était un exercice de style pour moi. J’ai moi-même totalement colorisé Batman Damned donc c’est un tout autre défi. Pour chaque comics, j’ai essayé de faire quelque chose de différent. Il y a aussi une influence de l’histoire car, dans Batman Damned, je pensais que c’était une histoire parfaite pour avoir ce type de couleurs. Je voulais donner l’impression de plonger dans le récit et que tout devienne de plus en plus absorbant. Quand tu dessines de la violence de façon aussi réaliste, il y a plusieurs effets différents sur les gens. Si cela a un style caricatural, les gens le prennent plutôt bien. Un nu dessiné de façon caricatural n’a pas le même effet qu’un nu dessiné de façon réaliste. Je pense que le style contribue également à l’effet du comics. C’est une chose de représenter Batman mais c’est aussi autre chose de représenter Batman de façon plus réaliste. Cela devient beaucoup plus immersif. Quand on voit un de mes décors, je veux que les gens voient vraiment ce décor.

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Pour atteindre ce réalisme, tu travailles à partir de photos ?
LB : Quand j’ai du mal à trouver la bonne position ou la bonne expression, je prends parfois des photos de moi en guise de référence et je les retravaille par ordinateur. Je le fais si je veux augmenter l’aspect réaliste de la scène mais généralement, je ne photographie rien. Je dessine d’abord et j’utilise parfois quelques photographies pour de petits détails si besoin.

Ton style est souvent très sombre. Peut-on imaginer un jour que tu dessines des histoires plus « joyeuses » ?
LB : Je ne sais pas. Peut-être que ce sera une prochaine évolution. Je dois dessiner comme je le ressens. Je pense que je suis un artiste « fétichiste » dans le sens où je suis totalement satisfait quand mon travail m’a fait « saigner ». Je ne suis pas intéressé par la positivité ou la négativité. Ce qui m’importe, c’est d’amener les lecteurs à voir des choses qu’ils ne voient pas d’habitude dans les comics. Je veux que quand ils voient Batman, ils ressentent les plis de la cape ou la saleté de Gotham. J’essaie d’ajouter des éléments qu’il n’y a pas dans d’autres comics. C’est mon objectif.

Copyright Lee BernejoTu fais également beaucoup de couvertures et notamment chez Marvel. Pourrais-tu dessiner un jour chez eux ?
LB : Je suis en train de dessiner une histoire courte chez Marvel en ce moment. Cela n’a pas encore été annoncé mais cela se fera l’année prochaine. C’est une histoire courte de douze pages. Vous en saurez plus en mars, je pense.

As-tu des personnages que tu aimerais encore dessiner chez Marvel ou chez DC ?
LB : Je n’ai pas vraiment une liste de personnages que je veux dessiner. Cela dépend beaucoup plus de l’histoire ou du projet qui peut m’intéresser. Si c’est un script fort, alors je le fais. Les personnages sont moins importants que l’histoire pour moi. J’avais beaucoup de séries que je suivais quand j’étais jeune. J’ai lu Daredevil parce que Frank Miller a travaillé dessus ou j’ai suivi la version de John Romita Junior par exemple. Je n’ai pas la même affection que les autres gens sur les personnages. J’ai dessiné déjà beaucoup de personnages que j’aimais : Batman, le Joker, Superman et maintenant le Spectre, Dead Man. J’ai aussi adoré faire Swamp Thing.

Que penses-tu des films qui adaptent les comics, et notamment Joker, la dernière sortie au cinéma ?
LB : J’ai beaucoup aimé Joker. C’est un excellent film et une belle avancée pour le cinéma. Les adaptations en films sont généralement sans visage. Je trouve tous les blockbusters de super héros ennuyeux car c’est toujours la même chose. La même histoire ressassée. Pour moi, c’est comme un bonbon. Parfois, c’est vraiment sympa mais cela n’a pas beaucoup d’intérêt au fond. Je voudrais voir des films comme le Joker avec des vrais personnages et un scénario travaillé et non des gros effets spéciaux et un combat final entre un gros méchant et un super-héros. Ce n’est pas intéressant pour moi mais je ne suis pas le bon public pour ces films.

As-tu d’autres projets avec Brian Azzarello ?
LB : Oui, on travaille sur quelque chose de nouveau.

Pour DC ?
LB : Non, pas pour DC. On va faire une pause avec DC…

A cause de l’épisode de la censure ?
LB : Oui, ce n’est plus la même maison aujourd’hui. Cela n’a rien de personnel. C’est juste une question de timing : ce que l’on fait ne correspond pas avec ce qu’ils veulent faire. Le nouveau patron veut des histoires plus grand public et il tend vers cette direction. S’ils veulent un Batman de cette façon, ce n’est pas ce que je veux faire.

Tu as aussi souffert avec l’aventure Suiciders
LB : Le problème avec Suiciders, c’est qu’aux Etats-Unis, c’est dur de proposer une histoire qui est au-dessus des personnages. De plus, ils ont insisté sur le fait que l’histoire se base sur des robots et de la violence mais ce n’est pas le sujet principal. Je pense que si Suiciders paraissait aujourd’hui, cela aurait été différent.

Copyright Lee Bernejo


Merci Lee et merci à Clémentine pour nous avoir ouvert les portes de la maison Urban !