interview Bande dessinée

Ptiluc

©Paquet édition 2014

A 18 ans, Luc Lefèbvre a un grave accident de vélo qui change sa vie. Il s’achète une moto, se met à faire de la BD et devient « Ptiluc ». Dès lors, l’auteur bâtit une œuvre misanthropique et cynique, en s’emparant pour cela, en guise de métaphore, de l’animal qu’il trouve le plus représentatif de l’espèce humaine : les rats. Il empile les tomes de Pacush Blues, Rat’s et Pirat’s, qui font aujourd’hui place à un autre registre de bouquin chez Paquet. Avec Jeux sans frontière, en effet, Ptiluc focalise et dénonce les multiples dérives d’un continent africain qu’il connait bien pour l’avoir maintes fois sillonné… en moto. Un traitement (toujours) cynique, pour une cause on ne peut plus sérieuse et utile.

Réalisée en lien avec les albums Jeux sans frontière, Pirat's T2
Lieu de l'interview : Paris

interview menée
par
11 juillet 2014

Ptiluc, tu sors des albums depuis 1982. Quand as-tu décidé de devenir dessinateur ?
Ptiluc : Je dessine depuis que je suis tout petit, j’ai l’impression que je ne savais faire que ça. Mes parents ne voulaient pas que je fasse de la BD parce ça ne fait pas sérieux, ils voulaient que je fasse des études normales. Donc j’ai fait un an et demi de fac de médecine, pour être véto et puis j’ai eu un accident grave qui m’a fait arrêter les études. J’étais à vélo quand un camion qui roulait à gauche dans un virage m’est rentré dedans. Avec l’argent versé par l’assurance, j’ai acheté ma première moto, alors que ma mère ne voulait pas que j’ai de moto ni de mobylette. Mais entre 17 et 19 ans, ma vie a changé, c’est là que tout a basculé et c’est grâce à cet accident que je fais de la BD et de la moto. Sans cela, je serais quelqu’un d’autre. Quand j’ai arrêté mes études à 19 ans, contrairement à mes frères et sœurs qui étaient bannis s’ils arrêtaient, à moi, le seul maigrichon de la famille, on a dit « Bah allez, fais de la BD ». © PtilucMa mère a passé un deal en m’autorisant à rester à la maison, le temps qu’auraient duré mes études. Quatre ans, soit pour une école de dessin, soit pour faire ce que je voulais. Comme j’avais acheté ma moto, j’ai commencé à partir en voyage et à faire de la BD, tout en allant demander des conseils à tous les pros que je pouvais croiser dans les premiers festivals de l’époque. Je dessinais tout le temps, ce qui m’a évité de prendre des cours. Quand j’ai commencé à faire des BD, je n’avais rien compris à la perspective, j’étais incapable de placer des ombres. J’ai commencé à placer des ombres dans Le mal de mer, qui est quand même mon sixième album. Avant, il n’y a jamais eu d’ombres. Il y a des silhouettes, mais pas d’ombres. J’ai commencé au même moment à faire des perspectives correctes parce que ça va avec. Quand tu commences à comprendre instinctivement la perspective, tu sais où placer tes ombres. Tu sais dessiner quand tu penses en relief. Tu sais alors où la lumière passe ou pas. Avant, tu ne sais pas, tu recopies, tu penses tout plat. Mon moteur c’était que j’avais plein d’histoires à raconter.

Jeux sans frontière a eu beaucoup de mal à trouver un éditeur, quelles étaient les motivations des refus ?
Ptiluc : Le projet initial était pour L’écho des savanes, d’Albin Michel. Mais Glénat a racheté Albin Michel BD, or chez Glénat, l’humanitaire, on s’en fout. Chez Fluide Glacial, ils m’ont dit « on ne fait pas de politique », ce qui est vrai. Au Lombard, on m’a répondu « C’est pas notre esprit ». Quand je suis allé chez Rue de Sèvres la réponse était « On ne fait pas d’humour et en plus, c’est un peu dur, là, on le sent pas ». Avec Paquet, lors d’une première rencontre à Moscou, il y a 2 ans, il s’était montré intéressé à faire des bouquins avec mes blogs de voyages, ce que je cherche à faire depuis longtemps. Après, ça c’est fait tout seul. Et comme ils ne sont pas sous la houlette du Vatican, ils m’ont laissé faire. En tout, j’ai mis trois ans à faire Jeux sans frontière.

© Paquet, Ptiluc

Pourquoi ton choix s’est-il porté sur l’Afrique ?
Ptiluc : Quand j’étais ado, mes aînés passaient des bagnoles et me parlaient de Niamey, de Cotonou, de Ghardaia ou de Tamanrasset, j’avais des étoiles dans les yeux. Et j’avais toujours ça dans la tête quand je suis parti avec ma moto en 1997 pour mon premier voyage en Afrique. Jusqu’en 2011 j’y suis resté chaque année de un à quatre mois, en routard, parce que c’est fascinant comme continent, même si c’est difficile. D’ailleurs, quand on me demande des conseils sur des voyages autour du monde à moto, je recommande de commencer par l’Afrique, parce qu’après, tout te paraîtra simple. En Amérique du sud, par exemple, il n’y a pas de bakchich, pas de visas, les routes sont bonnes, il y a assez peu de racket, t’as pas besoin de vaccins, simple quoi ! J’ai traversé quasiment tous les pays africains, excepté la Somalie, l’Egypte, la Libye et la Guinée Bissao. Dans Jeux sans frontière, les ambiances viennent directement de mes voyages, alors que les phases avec les ONG viennent de récit d’amis qui sont d’ailleurs représentés autour de Nina sur la couverture, et qui sont toujours en poste à Bamako et à Nairobi.

Un prochain voyage en préparation ?
Ptiluc : Je vais partir en Russie, jusqu’au lac Baïkal avec mon R100 GS, un vieux trail BM équipé de chaines et de patins, pour la neige et la glace. Elle n’est pas vraiment fiable, mais je la connais par cœur et peux la gérer quoiqu’il arrive. D’autant que Moto Magazine m’envoie les pièces en cas de panne. Des fois, tu attends trois semaines, mais comme c’est à chaque fois que tu tombes en panne qu’il se passe quelque chose, t’as intérêt à partir en sachant que tu vas avoir une panne. Mes meilleurs souvenirs de voyages c’est quand j’étais bloqué. Parce que d’un coup, tu t’installes pour une durée indéterminée et là t’es vraiment un voyageur. Tu vas réellement rencontrer les gens que tu vois au bord des routes et à qui tu fais bonjour, parce qu’ils te font toujours bonjour. Et là, ça s’arrête et ça bascule, tu tombes dans leur réalité à eux. Le temps s’arrête et tu commences à vivre comme eux.

© Paquet, Ptiluc

Sur quel projet travailles-tu en ce moment ?
Ptiluc : Une BD sur les sites de rencontres dont je mets les planches en ligne au fur et à mesure, comme pour Jeux sans Frontière. Cette fois, c’est présenté sans cases, avec des textes manuscrits. C’est entièrement fait au stylo-bille pour changer et surtout pour pouvoir dessiner partout. Je cherche à mettre au point des techniques pour emmener mon boulot partout, c’est pour ça que ce n’est pas une mise en page classique, ça serait bien en petit format épais. Je choisis de le mettre en ligne pour capter un auditoire par une sorte de prépublication détournée, puisque ça n’existe plus, les prépublications. En me disant qu’un bouquin lu sur le net par petits bouts, quand tu vois l’album en rayon, ça peut te donner envie d’avoir le bouquin. Je ne sais pas si c’est un bon calcul, mais au moins tu t’actives, ça te motive, tu as des réactions. Alors qu’un bouquin qui sort, des fois, c’est un peu angoissant de savoir qu’il ne reste que 10 jours en librairie et qu’il disparait. Après, c’est pareil pour tout : la littérature, les films, tout a des carrières très courtes. C’est quand même un peu flippant quand tu bosses trois ans sur un bouquin et qu’il reste une semaine en librairie. Sur le net, ça ne te rapporte rien, mais en tant qu’artiste, c’est important de savoir que tu es lu.

Es-tu conscient d’une certaine lassitude des lecteurs pour les rats ?
Ptiluc : Oui, les rats, je laisse un peu ça en stand-by parce que j’ai l’impression que les gens les ont trop vus. Il y a toujours beaucoup de monde en dédicaces, mais les éditeurs n’y croient plus depuis le bide du treizième Pacush. C’est un peu comme en musique, même si tu as une série qui a 20 ans et qu’une fois ça ne marche pas, quand tu commences le suivant ils te disent « Ecoute, oui, mais on va réviser ton contrat à la baisse ». Ça, c’est la formule qui tue. Alors tu te dis « Bah alors je vais peut-être faire autre chose », parce que dans le monde moderne, c’est la loi de la jungle.

© Ptiluc

Si les rats n’existaient pas, quel animal aurais-tu choisis ?
Ptiluc : Il n’y a aucune espèce animale qui se prête mieux à la caricature de l’humain que le rat. Déjà, c’est son frère de l’ombre : il y a autant de rats que d’humains dans chaque ville. Ils vivent dans nos égouts, ils sont agressifs, ils se reproduisent sans réfléchir comme nous. Ils se régulent par la guerre comme nous. J’ai essayé avec d’autres animaux, comme les singes, ça m’avait plu d’ailleurs. Mais tu ne peux pas parler des singes comme des hommes ou des rats. Il n’y a aucune culture de la violence si proche de l’humain que chez le rat.

© PtilucLa misanthropie dans ton œuvre est-elle naturelle ou induite par les autres ?
Ptiluc : Quand j’étais petit, à la récré, j’étais celui qui prenait des claques parce que j’étais plus petit et que je dessinais au lieu de jouer au foot. Du coup, je prenais des beignes. Ça, ça te forme un peu. Ce n’était pas la banlieue, juste la ruralité betteravière. Pour autant, je ne suis pas tellement sûr que ce soit de la misanthropie, c’est du pessimisme fondamental. Je crois qu’on va dans le mur, non pas par misanthropie, mais par une inconscience créée par notre animalité. Je ne suis pas assez hargneux dans la vie pour être misanthrope, je suis plutôt atterré qu’en colère. A chaque fois, je me dis, évidemment, le primate humain ne peut pas réussir. On est une espèce fragile, fécondable non-stop, comme le rat… On se reproduit et on amasse par peur, on sur-peuple et on régule en faisant la guerre. Comme le côté belliqueux, le machisme, tout ça vient de l’homo-sapiens quand il n’était pas sapiens. On est sensé être sapiens ; mais en fait, on est erectus.

Si tu avais le pouvoir cosmique de rentrer dans le crâne d’un autre auteur pour saisir les ficelles de son art et son approche de la question, lequel choisirais-tu et pour y trouver quoi  ;?
Ptiluc : Artistiquement, ça serait Goosens, pour y trouver le secret sur cette manière de créer une intensité dramatique avec rien. Goosens a une maîtrise de l’attitude, il te fait des pages complètes où il ne se passe rien, mais où il y a une tension uniquement dans la mise en scène et dans la gestuelle, dont j’aimerais percer le secret.

Merci Ptiluc !

© Vents d’Ouest, Ptiluc