interview Bande dessinée

Rodrigo Elgueta

©Ilatina édition 2023

A l’occasion de la parution de l’album Nous les Selk’nams, paru aux éditions Ilatina et réalisé par Carlos Reyes et Rodrigo Elgueta, nous avons rencontré Rodrigo, le dessinateur, et Thomas Dassance, éditeur et traducteur. Ce superbe album est un exercice de Mémoire remarquable : 135 pages sans flancher, avec un dessin majestueux… Un challenge relevé avec brio, qui se double d’un voyage « intérieur » concrétisé par l’effet graphique d’introduction et de conclusion. Embarquement immédiat pour un voyage au cœur d'une des histoires tragiques des Terres de feux !

Réalisée en lien avec l'album Nous les selk'nams
Lieu de l'interview : Angoulême

interview menée
par
25 février 2023

Bonjour Rodrigo. Même si, évidemment, Carlos est scénariste, vue la construction du découpage, L’Art invisible de Scott Mc Cloud est-il une référence pour vous ?
Rodrigo Elgueta : Merci beaucoup pour vos gentils mots en introduction. C’est très significatif, car pour moi et Carlos ça a été un véritable défi. Il y a beaucoup de notre propre expérience qui se retrouve dans le livre. C’est un livre très intime, beaucoup plus que Les années Allende, où nous avions l’impression d’avoir guéri notre histoire commune. Carlos qui est un véritable chercheur né, un grand lecteur de bande dessinée et de théorie, a construit le scénario et m’a en même temps laissé de la place pour y apporter mon côté visuel et artistique. Cela dit, l’influence de ScottMc Cloud a été apportée par Carlos. J’ai utilisé ce livre comme un défi pour essayer de rompre mes propres limitations graphiques.

Nous les Selk’nams

Vous assurez un dessin vraiment classieux, avec des effets de lavis magnifiques par moments ainsi qu’ un style plus « simple » et dans l’esprit gravure, comme lors des pages consacrées à Magellan. Quelle école avec-vous suivie et quels ont été vos autres travaux (de formation) avant « Allende » ? Avez-vous publié dans des revues ou fanzines ?
Rodrigo Elgueta : Si. Bueno. Le dessin, je le pratique depuis mon enfance. J’ai d’abord été à l’école « de l’autoformation », en copiant Zorro, et une revue très fameuse sur des aventures d’enfants qui s’appelait Barrabas. Le travail de hachure, je l’ai connu avec l’école Philippine dans les revues Marvel à l’époque. Lorsque j’ai découvert cette école, vers douze ans, j’ai eu une sorte de révélation. Et à l’université, j’ai découvert alors leurs influences : Albert Dürer, Gustave Doré… j’ai profité de l’école pour me plonger dans les livres de gravure et travailler les hachures.

Combien de temps avez-vous passé pour la recherche et sur le projet, plus généralement ?
Rodrigo Elgueta : Avec Carlos, nous avons une méthode bien à nous, où chacun, dans sa partie, garde sa liberté. On avance sans savoir exactement où l’on va, bien que l’on ait une vision globale. On fait l’histoire en même temps que l’on avance. L’histoire est comme fractionnée en blocs, qui eux-mêmes peuvent être intervertis… D’ailleurs, le livre en français est différent de l’édition chilienne.
Thomas Dassance : En fait, je suis intervenu en tant qu’éditeur, en faisant sortir la narration intercalée de fiction, incluse dans l’imaginaire local, qui suivait une histoire de couple partant vers le Sud du Chili. Il fallait se recentrer sur la partie journalistique, et par contre, rajouter une partie subtilement effleurée, celle du zoo humain à l’exposition universelle de Paris qui nous touchait plus, ainsi que l’affaire des villages de Bamboulas. En fait, comme ils avaient travaillé en bloc, cela n’a pas été si difficile d’en enlever pour reformuler le récit.


Ce n‘est pas si courant que ça.
Thomas Dassance : Oui, effectivement, je ne crois pas. C’est quelque chose que l’on a fait sur les Selk’nams, et aussi sur Cayetano, où on a dit aux auteurs que l’on ne voyait pas les effets du monstre sur la société. Et c’était un peu comme la troisième patte qui lui manquait. On a donc demandé au scénariste de rajouter la partie sur le journaliste qui mène l'enquête. Et là aussi, le récit était monté en blocs.

Nous les Selk’nams

On est donc sur de la reconstruction. Ton intervention n’est pas tout à fait anodine.
Thomas Dassance : Oui, enfin, il a eu carte blanche lorsqu’il a bien compris l’intérêt. D’ailleurs là aussi, l’édition argentine est bien différente de la française. C’est un peu le rôle d’éditeur que l’on se donne. D’autant plus que l’on ne fait pas vraiment de création chez Ilatina.
Rodrigo Elgueta : Avec tout ça, ce livre a mis sept ans pour être réalisé. La toute première page que j’ai faite [NDLR il montre la page 12], c’est une page qui a été faite avant même Les Années Allende. Et l’arrivée sur l’écran était une idée de Carlos Reyes.
Thomas Dassance : Après avoir fait la première page, qui est en fait aujourd’hui la page 12, c’est le scénariste qui a dit « en fait on pourrait faire ce montage »
Rodrigo Elgueta : Et la preuve que ça a été fait il y a longtemps : nous deux, auteurs, nous sommes représentés là, bien plus jeunes qu’aujourd’hui, ah ah.


Avez-vous été sur place ? Avez-vous personnellement rencontré des Selkn’ams ?
Nous les Selk’namsRodrigo Elgueta : Si. Toutes les entrevues ont été faites en vrai. Et j’ai vécu, avant de faire le livre, dans la ville de Magallanes, qui est face à la Terre de feu. Punto Arenas, durant quatre ans. Par contre Carlos n’y est jamais allé. Concernant les relations avec les Selk’nams, c’est celle que l’on montre dans le livre avec la photo de l’esprit du Haïn : « Kotaix ». Carlos lui, c’est cette photo qui l’a intrigué ; quant à moi, lorsque j’étais enfant, j’étais allé au musée d’histoire naturelle à Santiago, où il y avait une représentation grandeur nature de deux mètres de Kotaïx, l’esprit à corne avec les bandes peintes sur le corps, avec une unique lumière qui tombait dessus, qui faisait un effet fou sur les visiteurs. Tous les enfants ont été sous cet impact, qui demeure encore d’ailleurs. Du coup, c’est ce qui leur a transmis l’intérêt de ce peuple, capable d’exprimer ses relations artistiques sur leurs corps. Ma mère aussi a nourri cette passion, car elle était grande lectrice et j’ai eu accès à pas mal de livres d’illustrations, dont certains sur les Selk’nams. Ce qui est choquant, c’est de découvrir plus tard qu’ils ont ensuite été chassés.

Y avait-il des explications accompagnant cette représentation au musée, avec ce qui est arrivé ensuite à ce peuple ?
Rodrigo Elgueta : Non, aucune. D’ailleurs, à l’époque, c’était l’école de Pinochet. Et tout ça était complètement occulté.

Nous les Selk’nams

Votre précédent livre a été publié par les éditions Otium. Comment celui-ci s’est-il retrouvé aux éditions Ilatina ?
Thomas Dassance : Je vais te donner ma version et il te donnera la sienne : Dans le cadre des Années Allende, il ne connaissait pas du tout Raoul d’Otium et c’est l’éditeur qui a contacté leur agent. De là est né une amitié avec Raoul. Dans le cas des Selk’nams, je connaissais déjà bien Carlos Reyes, puisque je vivais en Argentine. Et lorsque j’ai monté mon projet, j’avais fait un planning éditorial où figurait les Années Allende. Manque de bol, un jour en vacances en France, je vois le livre en librairie, qui venait d’être publié par Otium. Du coup, comme j’avais parlé de mon intérêt à Carlos, il m’a présenté un autre projet, les Selkn’ams que j’ai adoré. En fait ce qui est bien, c’est que Raoul ne comptait pas sortir ce livre. Or on s’entend bien, ce qui permet de faire venir les auteurs en frais partagés et de partager aussi les séances de dédicaces.

Merci beaucoup Rodrigo et encore félicitation pour ce superbe livre. Et Thomas, merci pour l’opportunité et la traduction en direct de cet entretien.

Nous les Selk’nams