interview Bande dessinée

Roger Martin

©Emmanuel Proust Editions édition 2010

Professeur et écrivain, Roger Martin est aussi reconnu pour être LE spécialiste français du Ku Klux Klan. Depuis 2002, il transmet son expérience et sa vigilance sur le sujet à travers une série de BD à mi chemin entre le docu et la fiction, Amerikkka. Dessinée par Nicolas Otero, la série met en scène un couple d’activistes anti-Klan, qui se retrouvent en 2010 à devoir protéger le président noir des USA, un certain Barack Obama. Une interview s’imposait pour éclairer les rouages d'une série atypique…

Réalisée en lien avec l'album Amerikkka T7
Lieu de l'interview : le cyber espace

interview menée
par
5 décembre 2010

Pour faire connaissance avec les lecteurs qui ne vous connaissent pas, pouvez-vous vous présenter : comment êtes-vous venu à faire de la BD ? Quelles sont vos œuvres ?
Roger Martin : Professeur de lettres, passionné d’histoire, militant politique depuis mon plus jeune âge, j’ai d’abord écrit des articles sur la littérature française du XIXe, concernant surtout des auteurs populaires un peu oubliés ou méconnus comme Claude Tillier, Erckmann-Chatrian, Eugène Le Roy et des dizaines d’articles sur le Roman noir américain, auquel je consacrais par ailleurs un fanzine, Hard-Boiled Dicks, qui a connu 23 numéros entre 1981 et 1990. Puis je suis passé à l’écriture romanesque et, de 1985 à 2010, j’ai publié une vingtaine de romans noirs et de documents d’investigation. Parmi eux, Jusqu’à ce que mort s’ensuive, qui a obtenu plusieurs prix et AmeriKKKa, Voyage dans l’Internationale néo-fasciste, qui a connu plusieurs rééditions et qui est considéré comme l’ouvrage de référence sur le KKK. Mon dernier ouvrage, Les Ombres du souvenir, paru au Cherche Midi, est un gros roman noir qui entremêle politique, social et Histoire.

Comment devient-on un « spécialiste » du KKK ? Qu’est-ce qui vous a fasciné dans ce groupe extrémiste ?
Roger Martin : Mon intérêt pour le KKK date de mon enfance. J’ai appris à lire, si j’ose dire, dans Jack London, James Oliver Curwood, Stevenson et Fenimore Cooper. Puis j’ai dévoré Mark Twain et ma première rencontre avec le KKK remonte aux Aventures d’Huckleberry Finn. Ensuite, j’ai lu La Case de l’Oncle Tom puis j’ai découvert Howard Fast et sa Route de la liberté, et tout ce qui traitait du mouvement noir aux Etats-Unis. Forcément le Klan croisait ma route. Je me suis passionné très jeune pour l’histoire des Etats-Unis, surtout celles des minorités, Indiens, Noirs et celle du mouvement ouvrier extraordinairement riche et mouvementée. A l’époque, Howard Zinn n’avait pas encore publié son Histoire populaire des Etats-Unis qui est devenu un de me livres de chevet. J’écoutais et je le fais encore Pete Seeger, Woody Guthrie, Cisco Houston, Paul Robeson, ces chanteurs engagés qui ont ouvert la voie à Bob Dylan et Joan Baez. Mon intérêt pour le KKK n’a cessé de croître avec les années et mes amitiés avec des auteurs de roman noir comme Marvin Albert, William Peter Mc Givern, Elmore Leonard m’ont permis de constater que le KKK n’était pas mort, loin de là. En tant que militant, ce qui m’a fasciné dans le Klan, c’est que contrairement à beaucoup d’affirmations, il est, dès sa naissance, un mouvement terroriste au service d‘une idéologie de reconquête du pouvoir. A 12 ans, en 1962, j’ai entendu les hurlements de mon voisin, le commandant Joseph Kubasiak, que l’OAS assassinait. Il y avait pour moi un parallèle extraordinaire car ces deux mouvements se ressemblaient finalement beaucoup !

De la spécialisation universitaire à la bande dessinée, il y a tout de même une compétence artistique qui ne coule pas de source. Comment vous-êtes vous formé à la « narration graphique » ?
Roger Martin : Me suis formé à la narration graphique ? Je n’en sais rien ! J’avais surtout lu les classiques, Tintin et surtout Alix, dont l’épisode La Griffe noire a marqué mon imagination. C’est le cinéma qui m’a aidé dans ma tâche. J’ai essayé de penser en termes de film noir ou de western et je me suis lancé. Naturellement, avec des erreurs et des imperfections. Si j’avais à recommencer le premier épisode, Les Canyons de la mort, le prologue couvrirait trois planches et non cinq. Mais ces choses-là viennent en travaillant et avec le temps !

Pourquoi avoir choisi le médium BD pour raconter des fictions en lien avec le KKK ?
Roger Martin : J’avais publié un gros document, AmeriKKKa Voyage dans l’Internationale néo-fasciste, qui avait bien marché mais je constatais que les jeunes ne le connaissaient que rarement. J’ai pensé depuis le début que le KKK était un thème par excellence de BD et qu’il avait été rarement traité. Quand ç’avait été le cas, c’était avec une documentation inadaptée, vieillotte, sauf dans un épisode de Charles, de Dieter. Or, j’avais certaines connaissances, la meilleure des documentations, l’envie et très vite un éditeur et un dessinateur ! Alors…

Vous inspirez-vous d’histoires réelles pour les fictions mettant en scène le duo de héros Steve et Angela ?
Roger Martin : Je peux affirmer que la série se fonde sur des faits authentiques. Bien sûr, c’est aussi une série romanesque et Angéla et Steve sont des personnages de fiction. Mais plus de 80% des choses rapportées sont directement inspirées par la réalité, même si c’est parfois difficile à croire ! C’est le cas en particulier dans Les Neiges de l’Idaho, mon épisode préféré.

Avez-vous des expériences « de terrain » ?
Roger Martin : Pour mon document, j’avais correspondu longtemps avec des gens du Klan et des ennemis du Klan, en particulier des militants de l’AKN puis du Centre pour un renouveau démocratique. Puis je suis allé sur place rencontrer les uns et les autres, que j’ai abondamment interviewés. Une expérience passionnante mais parfois angoissante, bien que je ne me sois jamais senti en danger puisque les klanistes que j’ai rencontrés savaient que je venais pour un bouquin et s’efforçaient de se montrer sous leur meilleur jour.

Le KKK est-il réellement encore actif et/ou dangereux aux USA aujourd’hui ? Quelles sont ses formes modernes ?
Roger Martin : Le Klan, les Klans plutôt, et les organisations sœurs (néo-nazis, milices, survivalistes) sont actifs et dangereux. Les plus redoutables ne portent pas forcément robes et cagoules. Ils font des études, se servent de moyens modernes, télés câblées, radios, Internet, ont modifié leurs angles de tir, se braquant sur les nouvelles minorités asiatiques ou hispaniques, ciblant les médecins pratiquant l’avortement, les enseignants accusés de diffuser les théories évolutionnistes, les homosexuels. En ce moment, les klanistes s’impliquent à fond dans le mouvement dit du « Tea Party » et se donnent une figure respectable, mais n’ont rien perdu de leur haine et de leur capacité de nuisance.

La série Amerikkka est-elle publiée aux USA ?
Roger Martin : Non, pas plus que mon enquête ne l’avait été, bien que plusieurs associations américaines aient écrit à l’époque qu’elle était remarquable. Vous savez les Américains n’apprécient pas qu’un étranger ait la prétention de traiter un sujet qu’ils pensent être les seuls à connaître.

Avez-vous eu des retours (menaces ?) de la part de membres du KKK ou proches du KKK sur cette série et sur vos ouvrages en général traitant du KKK ?
Roger Martin : Les seules menaces sont venues de certains skinheads à l’époque de mon document. Pourtant, Olivier Devalez, du Rebelle blanc, créateur du KKK français, a reconnu l’importance de mon livre et a fait cesser, à un certain moment, des menaces inquiétantes. J’ai rencontré beaucoup plus de difficultés lorsque j’ai écrit Main basse sur Orange, qui m’a valu une bonne année de menaces (lettres et coups de fil anonymes, pressions et menaces physiques…).

N’est-il pas difficile de se renouveler au fil des tomes, sur ce même sujet ?
Roger Martin : Bien sûr qu’il y a un danger de répétition lorsqu’on fait une série, mais depuis le début, je sais que j’ai la matière pour 10 épisodes dont le dernier constituera un retour en arrière en 1866 pour raconter la naissance du Klan à la fin de la Guerre de Sécession et la période de la Reconstruction. En changeant à chaque épisode d’Etat (on n’est pas au Klan pour les mêmes raisons en Floride que dans l’Idaho), je pense éviter l’effet d’usure.

Le tome 7 met en scène Barack Obama et les menaces qui pèsent sur lui. Etait-ce un « passage obligé » pour la série ?
Roger Martin : Oui, on peut le dire. L’élection d’un président noir n’est pas une péripétie anodine. La situation était d’ailleurs très curieuse puis que la plupart des extrémistes blancs ont voté ou fait voter Obama en espérant que sa victoire créerait un état de choc et drainerait dans leurs rangs beaucoup de Blancs inquiets. Un calcul qui s’est avéré payant !

Pour la première fois, la série met donc en scène une personnalité authentique. Est-ce qu’on intègre ce genre de paramètre de la même manière que pour les autres scénarii ?
Roger Martin : Ce n’est pas tout à fait exact. Dans d’autres épisodes, il y a aussi des personnalités réelles, certes moins connues. Louis Beam, le théoricien de la nouvelle stratégie des Klans, Le journaliste Mumia Abu Jamal dont la vie dans le couloir de la mort ne tient qu’à un fil, et que Reporters sans frontières ignore superbement, d’autres encore. Il faut simplement éviter d’écrire n’importe quoi. Même lorsque la matière est romanesque, il faut proscrire tout ce qui ne serait que ragots, supputations, pour coller à une certaine vraisemblance. Je ne suis pas un fan de la théorie du complot…

Amerikkka se caractérise aussi par le trait semi-réaliste de Nicolas Otéro. Pourquoi lui ? Comment vous êtes vous trouvés ? Qu’est-ce qui vous a séduit dans sa griffe graphique ?
Roger Martin : Même si je suis très heureux de travailler avec Nicolas, je ne l’ai pas « trouvé ». Mon ami Didier Daeninckx avait soumis mon projet à Emmanuel Proust qui m’a aussitôt contacté. A Angoulême, un jeune dessinateur inconnu venait de lui présenter son travail. Dans ses cartons, il y avait des planches mettant en scène des gens du Klan. Proust y a vu une extraordinaire coïncidence. Tout a commencé ainsi ! Le travail de Nicolas n’a cessé de s’améliorer. AmeriKKKa n’est pas un sujet facile graphiquement parlant. Il y fait preuve d’un souci du détail et d’une richesse de la recherche qui me confondent et son trait donne corps à mes personnages et à mes lieux avec un talent que je ne peux qu’admirer !

Comment livrez-vous vos scénarii à Nicolas Otéro ? Storyboard ? Intervient-il sur votre narration ?
Roger Martin : On s’entend très bien. Je lui adresse un synopsis d’une dizaine de pages pour qu’il se mette dans l’atmosphère et qu’il puisse déjà orienter ses recherches. Ensuite je lui transmets par courriel toutes les planches, numérotées et découpées, avec de 6 à 10 vignettes par planche en sachant que c’est lui qui voit, qui décide s’il va modifier, en retrancher une, en ajouter d’autres. Il a un très grand respect de mon travail et ne fuit aucune difficulté. Mais c’est lui l’œil et je lui fais totalement confiance pour des modifications qu’il m’annonce toujours. Parfois il me fait remarquer que tel passage n’est pas assez clair, que j’ai été trop elliptique et en règle générale j’accepte ses remarques parce qu’elles me semblent judicieuses et qu’elles servent mon récit.

Quelles sont vos auteurs références ? Et sinon, vos dernières bonnes lectures ?
Roger Martin : En BD, je reviens (c’est une question d’âge !) à Alix qui m’enchante toujours, mais aussi à la série du Chant des Stryges, que j’aime beaucoup ou à des œuvres au contenu social marqué comme le Un Homme est mort de Kriss et Davodeau. J’allais oublier Blueberry, que je lis toujours avec autant de passion. Côté roman, j’adore les maîtres du roman noir, qu’il s’agisse de Didier Daeninckx, Dominique Manotti, Catherine Fradier, Patrick Bard, Dennis Lehane et surtout James Lee Burke, qui est de loin mon auteur américain préféré et qui est à l’honneur dans Objectif Obama.

Avez-vous d’autres projets de fictions sans rapport avec le KKK que vous aimeriez développer en BD ?
Roger Martin : Fanatique de Jack London, je rêve d’adapter son chef d’œuvre, Martin Eden. Je voudrais aussi réaliser un autre projet, l’adaptation d’une série de romans noirs que j’ai faite pour le Seuil, puis le Cherche Midi, L’Agence du dernier recours, qui met en scène une femme condamnée par erreur qui, innocentée 18 ans plus tard, se consacre à la défense de victimes d’erreurs judiciaires.

Si vous aviez le pouvoir cosmique de visiter quelques heures le crâne d’un autre auteur/artiste, ce serait qui et pour y trouver quoi ?
Roger Martin : Je suis un indécrottable matérialiste qui ne croit pas aux pouvoirs cosmiques. Mon terrain c’est le social, la politique, l’Histoire. Aussi je ne suis pas capable de me glisser dans la tête d’un autre ! Et puis, l’humanité est si riche, que ce que l’on peut trouver sous les crânes doit être au moins aussi riche et divers ! Cela dit, il m’arrive de dévorer un bouquin et de me dire que j’aurais voulu l’avoir écrit. La Frontière de Patrick Bard ou Missak de Didier Daeninckx, par exemple…

Merci Roger !