interview Bande dessinée

Johanna Sebrien

©Actes Sud BD L'An 2 édition 2012

En septembre paraissait Crimes de papier, première bande dessinée de Johanna Sebrien et Jean-Baptiste B. Abordant une période sombre de l’Histoire de France, la scénariste y raconte la quête de justice et d’identité d’Arthur, qui tente de comprendre pourquoi sa famille a été déportée dans les camps d’extermination alors qu’il n’était qu’un ado. En parallèle, on suit le parcours de Maurice Papon, premier haut-fonctionnaire français à avoir été condamné par la justice française depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour son rôle de secrétaire général de la préfecture de Gironde sous l'Occupation. Bouleversant, le livre se révèle un modèle d’équilibre et de fluidité, entre rigueur documentaire et émotion pudique. Il constitue l’une des belles sorties de 2012. Rencontre avec une jeune et belle scénariste, plutôt grande, et surtout douée d’un joli talent d’écriture…

Réalisée en lien avec l'album Crimes de Papier
Lieu de l'interview : Paris, dans un café du 4ème arrondissement

interview menée
par
22 novembre 2012

Bonjour Johanna, peux-tu te présenter brièvement aux lecteurs de planetebd : ta vie, ton œuvre ?
Johanna Sebrien : Bonjour, je suis une jeune scénariste qui a sorti sa première bande dessinée, Crimes de papier chez Actes Sud l’An 2, la quête d’une personne qui cherche à faire condamner Papon, premier haut-fonctionnaire français à avoir été condamné par la justice française depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Papon était alors secrétaire général de la préfecture de la Gironde. Je suis à la fois musicienne (professeure de piano), scénariste et, j’espère, future romancière. J’ai toujours lu de la BD : Tintin et Boule et Bill quand j’étais petite (entre autres). Je l’ai redécouverte ensuite grâce à mon professeur d’histoire-géographie de Première, qui m’a mis Maus entre les mains. A l’époque, un vrai choc ! Après, j’ai commencé à m’intéresser à la BD indépendante et aux romans graphiques intimistes en particulier. J'ai ensuite voulu écrire mes propres récits.

© Johanna Sebrien - Jean-Baptiste BPourquoi avoir choisi la BD pour traiter ce sujet à la fois original et délicat ?
JS : C’est un médium artistique qui, à mon sens, permet de toucher la sensibilité du lecteur, plus intimement qu'un livre d’histoire qui serait plus aride, plus neutre dans son approche des faits. J’avais aussi envie de toucher un public plus jeune. A la fondation Anne-Frank, j’avais animé une exposition sur l’histoire de la Shoah auprès d’un public très jeune (autour de 10 ans) et j’avais été frappée de découvrir l’intérêt de cette classe d’âge pour ce genre de sujet. Je voyais aussi cette histoire en noir et blanc, pensée dès le début en images, privilégiant une approche presque cinématographique.

Comment t’es venue l’idée de traiter ce sujet périlleux ?
JS : J’ai fait un mémoire sur le sujet à Sciences-Po. A l’époque, en 2002, l’histoire était encore récente (Papon a été jugé en 1998). Mon directeur de mémoire me l’avait suggéré en disant : « en traitant cette affaire, tu vas nécessairement passer au crible toutes les questions que tu te poses sur l’histoire de la Shoah et sur la mémoire de cette période telle qu’elle est transmise ». J’ai aussi un goût pour ce qui relève du juridique, des procès ; une plaidoirie peut tout à fait me passionner. Des années après la rédaction de ce mémoire, est venue l’idée d’en faire une fiction. La matière était là et je me suis rendue compte que la réalité était déjà proche de la fiction.

As-tu un rapport intime avec cette période ?
JS : Oui, j’ai une famille qui est marquée par l’histoire de la Shoah. Evidemment, traiter l’affaire Papon m’a permis de combler, grâce à l’Histoire officielle, les trous de mon histoire familiale, celle que l’on ne m’avait qu'en partie transmise. J’ai ainsi pu répondre à beaucoup de questions, à l’image d’Arthur qui, dans le livre, cherche à démêler le mécanisme complexe des responsabilités des représentants de l'Etat.

© Johanna Sebrien - Jean-Baptiste BLa romance est-elle fictive ?
JS : Oui, même si je me suis en partie inspirée de l’histoire de Michel Slitinsky qui a fui pendant la guerre. Ce qui m’intéressait, c’était de soulever la question de la filiation. Pour quelqu’un qui est hanté par l'histoire de la Shoah, il est difficile d'assumer son héritage et de s'inscrire dans une continuité. Régine Waintrater, dans Sortir du génocide évoque cette question, en montrant la rupture créée par la shoah et la difficulté à poursuivre une lignée. La romance permet aussi d’insuffler de l’émotion dans le récit, « d’alléger » l’histoire tout en servant de fil rouge. J’ai voulu mettre en avant toutes les phases par lesquelles Arthur passait, tant dans son histoire personnelle que dans sa quête de justice, les deux étant intimement liés, la grande Histoire croisant la petite.

As-tu rencontré une difficulté technique particulière pour ta première BD ?
JS : La synthèse a été difficile : que fallait-il garder pour que l’histoire reste compréhensible, lisible, sachant que les aspects juridiques sont parfois peu connus ou très techniques (délégation de signature ou de compétence) ? La construction s’est toutefois vite imposée : j’avais en tête les grandes étapes (guerre, parcours de Papon, procès). Le plus compliqué a été de développer le personnage principal (Arthur), me plonger dans sa psychologie, sachant tout ce que cela pouvait réveiller émotionnellement parlant. Mais j’avais dès le début ma ligne directrice : la quête d’un homme qui cherche à faire condamner un coupable.

Que ne voulais-tu pas faire de Papon ?
JS : C’était une vraie question. Est-ce que j’en fais un personnage qui évolue réellement? Le choix a été clair : il reste dans sa ligne de conduite jusqu’au bout. Je voulais surtout montrer l’évolution d’Arthur, la victime, et le cheminement de son travail de mémoire. En définitive, le personnage de Papon m’intéressait moins. Mon intuition sur Papon, en ayant lu toutes les minutes du procès, c’est qu'il était incapable de se remettre en question. Comme beaucoup de haut-fonctionnaires de l’époque, Hannah Arendt montre à quel point cette génération-là est éduquée dans le culte de l’obéissance et remettre en cause l’autorité était sans doute plus compliqué pour eux. Je vois surtout en Papon un carriériste, un politicien qui cherche à placer ses pions.

Explique-nous pourquoi le procès de Papon arrive si tard ?
JS : Papon a bénéficié de la complicité d’un commissaire de la République après la guerre, commissaire qui l'a aidé à se « reconvertir ». Les archives étaient aussi scellées et leur consultation était interdite. C’est grâce à l’interprétation libérale de la loi sur les archives que Michel Slitinsky a pu accéder aux documents et les transmettre à un journaliste du Canard Enchaîné. L’affaire éclate en 1981 et après, c’est le problème de la lenteur de la machine judiciaire. Lors d’un vice de forme en 1987, une très grande partie des pièces du dossier ont été annulées. Puis les dépôts de plaintes ont continué et le dossier a été reconstitué. Pourquoi seulement Papon ? A l’époque, la plupart des préfets ou haut-fonctionnaires étaient déjà morts et il fallait que des personnes portent plainte pour lancer la machine judiciaire.

© Johanna Sebrien - Jean-Baptiste BPourquoi fais-tu un parallèle avec le procès Eichmann à un moment ?
JS : Ce n’est évidemment pas pour mettre sur un pied d’égalité l’action des deux hommes, mais pour montrer les similitudes dans l’argumentaire de défense. « Je n’ai fait qu’obéir aux ordres ». Une phrase symptomatique de cette génération élevée dans le culte de l’autorité. C’était aussi pour montrer la continuité du cheminement juridique (après Nuremberg en 1945). Concernant l’intrigue, il s’agissait de montrer que l’étau se refermait sur Papon. Mais il faut bien faire la distinction entre Papon et Eichmann : Papon était un haut-fonctionnaire français qui agissait au sein d'une préfecture complice de l'occupant nazi, Eichmann a planifié la logique des déportations à l'échelle européenne, obéissant aux lois d'un Etat criminel.

Dirais-tu que ta BD participe d’un nécessaire « devoir de mémoire » ?
JS : Je n’aime pas cette expression très galvaudée. Je préfère l’idée d’un « travail de Mémoire », processus dynamique qui s'écarte d'une parole parfois vaine, figée dans le passé. Je voulais faire connaître cette affaire car j’ai le sentiment que peu de gens de ma génération savent vraiment les questions qu'elle soulève, questions qui sont d'ailleurs transposables dans le présent. Si elle peut susciter un début de questionnement, j’en serais ravie.

Tu n’as pas reçu de formation BD, comment as-tu procédé pour faire ton scénario ?
JS : Ce n’est pas venu naturellement, loin de là. Je me suis bien documentée en lisant les livres de Scott McCloud (L’Art invisible, Réinventer la Bande dessinée), John Truby (L’anatomie du scénario), La Dramaturgie d'Yves Lavandier, entre autres. J'ai surtout observé les romans graphiques que je lisais pour les découpages et découvert qu'on apprenait en faisant les choses. Le regard du dessinateur permet aussi de clarifier certaines choses, tout comme celui de l'éditeur.

Justement, comment as-tu rencontré ton dessinateur ?
JS : Une fois le scénario achevé (6 mois hors mémoire de maîtrise), j’ai passé une annonce sur Facebook. Jean-Baptiste s’est alors manifesté. Il a fait des essais et Thierry Groensteen (NDLR : l’éditeur) a dit oui.

Quelles sont tes références en BD, littérature ?
JS : Le roman graphique américain avec Daniel Clowes (Eigtball), Art Spiegelman, Charles Burns, Dash Shaw, Craig Thompson, Tracy White, Will Eisner. Récemment, j’ai lu Un Printemps à Tchernobyl d’Emmanuel Lepage que j’ai trouvé magnifique. Les noirs et blancs de Breccia m’ont beaucoup marquée. Mais aussi Manu Larcenet, Loisel, Winshluss. En littérature, j'aime Victor Hugo, Racine, Zweig, Oscar Wilde. Et le roman d’anticipation ou de science-fiction : Orwell, Huxley, Barjavel.

As-tu un autre projet de BD ?
JS : un projet jeunesse, mais ma priorité reste aujourd’hui de faire du roman. J’ai une trilogie en cours d’écriture.

Si tu avais le pouvoir de visiter le crâne d'un autre auteur pour en comprendre son génie, qui choisirais-tu ?
JS : S’ils sont morts, ça compte ?(…) Je n’aimerais pas aller dans son crâne en fait, mais juste le rencontrer pour parler. En lisant leur œuvre, j’ai déjà le sentiment de m’immiscer dans leur tête. J’aurais adoré parler à Socrate, aller dans sa prison pour tenter de le convaincre de ne pas boire la ciguë!

Merci beaucoup Johanna !