interview Bande dessinée

Mathieu Gabella et Emem

©Delcourt édition 2007

Mathieu Gabella et Emem sont entrés avec fracas dans le paysage bédéphile francophone, grâce à une trilogie d’anticipation bien déjantée comme il faut : Idoles ! Le cocktail est explosif et fichtrement intéressant : futur ultra-sécuritaire, téléréalité, super-héros, manipulations génétiques… La série à présent terminée, les deux Mathieux (ça porte un x au pluriel, c’est comme chou, caillou…) ont accepté de répondre par mail à nos questions.

Réalisée en lien avec l'album Idoles T3
Lieu de l'interview : le cyber espace

interview menée
par
12 novembre 2007

Bonjour Mathieu et... Mathieu ! Pour faire connaissance, pouvez-vous vous présenter : votre vie, votre œuvre, pourquoi et comment en êtes-vous arrivés à « faire de la BD » ?
EMEM : Avant de faire des bande-dessinées, j’ai essayé d’être le plus vieil étudiant en art plastique de ma fac à Amiens. Quand je me suis rendu compte qu’à un moment, il s’agissait de vraiment travailler, j’ai été pris de panique et je me suis décidé à aller voir les éditions Petit à petit (du coté de Rouen) avec mon carton de croquis sous le bras. Ça ne les a pas emballé d’emblée, mais ils m’ont laissé ma chance sur des collectifs.
Mathieu Gabella : Je m’ennuyais en finissant mes études d’ingénieur, et un copain que nous avions en commun avec Emem, m’a dit « je deviens dessinateur de BD, je suis en cheville avec un éditeur qui démarre, écris moi un truc qu’on puisse leur proposer ». Le copain en question s’appelle Poulos, et on a fait mon premier livre ensemble, la Chute, chez Petit-à-petit. C’est grâce à lui que tout a commencé… Je lui dois une fière chandelle, quoi !

Emem, comment as-tu rencontré Mathieu Gabella ? Comment est née votre collaboration ?
EMEM : Justement, aux éditions Petit à petit ! En fait, on se connaissait déjà avant : il est le pote du grand frère d’un pote a moi (vous suivez ?). Mais c’est chez Petit à petit qu’on a commencé à bosser ensemble sur des collectifs. Mathieu avait son idée d’Idoles, dont il a commencé à me parler… voyant que j’avais envie de me tourner vers un projet genre SF/comics. On a donc commencé à bosser sur Idoles (je ne sais plus trop quand c’était). Après moult versions de planches d’essais, on a présenté le résultat chez des Editeurs, et donc chez Delcourt.

Et toi Mathieu, ta version des faits ?
MG : On se connaissait avant tout ça, grâce à Poulos. Et comme Mathieu l’a dit, on a vite trouvé un terrain d’entente sur les comics !

Y a-t-il eu des hauts ? Des bas ? Quelles sont vos forces et vos faiblesses réciproques ?
EMEM : Il y a toujours des hauts et des bas, c’est normal, ça prouve que les choses ne sont pas figées. Le truc chouette avec Mathieu (Gabella), c’est qu’il est toujours à la recherche de l’idée originale, ou d’un traitement original à partir de thèmes qu’on pourrait dire « classiques ». Tout bêtement il cherche le décalage (parfois léger, parfois moins) qui crée l’inattendu.
MG : Oui, il y a eu des hauts et des bas, c’est normal, il y en a avec tout le monde. On s’est un peu chamaillé sur le storyboard, puisque c’est là que se fait le nœud de la collaboration scénariste/dessinateur, et ça tourne parfois au bras de fer. C’est une question de goûts, mais aussi de compréhension. En plus, Emem faisait l’intégralité du story, donc il se prenait des retours sur 46 pages… au bout d’un moment, ça fatigue ! Il y a matière à discuter assez objectivement, donc ça s’est toujours réglé. Sur la couleur, on s’est fritté aussi, de manière plus musclée, parce que c’est surtout une question de goût, et qu’on ne peut plus trouver beaucoup d’éléments objectifs sur lesquels s’appuyer.

Emem, en prenant du recul, quelles sont les forces et les faiblesses de ton style graphique ?
EMEM : Il y aurait beaucoup de choses à dire… Entre autre que selon moi, il y a un certain manque d’identité graphique. Et puis aussi la frustration de ne pas toujours arriver à mettre sur le papier le truc nickel que j’ai en tête (mais ça, je crois que beaucoup de dessinateurs sont dans ce cas). Peut mieux faire quoi.

Et toi, Mathieu, en prenant du recul, quelles sont les forces et les faiblesses de ton style narratif, sur Idoles et en général ?
MG : Jean Pierre Jeunet dit qu’il essaie de mettre une idée par plan dans ses films, parce qu’il voit beaucoup de films avec une seule idée… Je me retrouve complètement dans ce discours, sans prétendre avoir son talent. J’essaie de faire pareil, mais il faut trouver des idées pertinentes, qui sont vraiment originales, et surtout, qui s’amènent facilement, et qui sont cohérentes entre elles. J’essaie aussi de trouver des décalages, effectivement, quand je pars d’un postulat déjà vu. Ce sont les limites de mes scénarios : rien ne me dit qu’une idée, ou son exploitation, seront perçues comme vraiment originales. Et comme j’en mets beaucoup, tout ne va pas forcément très bien ensemble, et j’ai du mal à faire digérer le tout en 46 pages. Mais Idoles n’est pas une de mes pires bds pour ça, et ça s’est bien fluidifié au fur et à mesure des tomes.

Comment as-tu eu l’idée de pondre un scénario aussi barré ? Qu’est ce qui t’a le plus botté dans cette histoire ?
MG : J’ai eu les premières idées pendant un stage ingénieur ! J’avais entendu dire qu’Ang Lee préparait l’adaptation ciné de Hulk, je me suis demandé comment, moi, je l’aurais écrite. Thème du double, et réalisme des super pouvoirs… c’est parti comme ça. Sont intervenus tout un tas d’évènements, cette année là : 11 Septembre, télé réalité, puis, l’année d’après, le succès du FN aux élections. L’environnement a eu beaucoup d’importance, mais j’avais aussi des œuvres marquantes en tête. Alan Moore, forcément. Le décalage employé par Shyamalan pour traiter le thème du super héros dans Incassable aussi. Tout ça a germé, j’ai réfléchi à ce que serait un super héros « réaliste » dans une France extrémiste, celle qui s’était juste esquissée au premier tour des élections de 2002…

Emem, n’as-tu pas eu peur la première fois que tu as lu ce scénario complètement déjanté ?
EMEM : Moi pas peur. En fait quand Mathieu me parlait de ce projet, j’étais un peu perplexe. Et puis quand j’ai lu le scénar’ et que j’ai vu ou ça allait, j’ai été convaincu. Le ton cynique de l’histoire de tous ces supers loosers était intéressant pour moi. Le fait aussi qu’on détournait quelques clichés comme le flic revenu de tout et qu’on en évitait d’autres, comme de faire se dérouler l’action aux Etats-Unis, patrie des supers héros.

Quel sont vos personnages/cobayes préféré ? Pourquoi ?
EMEM : Je pense que c’est San Ku Kai, le chimpanzé, qui est un des plus humains en fait. Je crois qu’il me ressemble un peu, quelque part : il fume, porte des T-shirt que j’aimerais avoir… Je suis sûr qu’il n’aurait rien contre un bon apéro.
MG : San Kukaï. C’est le plus positif, le plus porteur d’espoir. Le Vétéran m’éclate, mais on ne peut pas s’identifier à lui. C’est lui, le vrai méchant de l’histoire. Plus que le Président.

Quel serait la super manipulation génétique qui vous serait la moins désagréable ?
EMEM : Avoir quatre bras (sauf pour les fringues, là faut tout revoir).
MG : Etre transformé en loup (mais sans en crever !). Les autres, à côté de quelques avantages, ne retirent presque que de la souffrance de leur transformation : laideur, folie… pour la vie sociale, c’est moyen. Moi, au moins, je pourrais être chef de meute. Ou tirer un traîneau. Courir à poils. J’adore ça.

Emem, quelles ont été tes influences pour le design des cobayes / savants comme San Ku Kai (qui a choisi son nom, à celui-ci, d’ailleurs) ?
EMEM : Pour la plupart des persos, le but du jeu était de faire en sorte qu’ils soient bien identifiables et qu’ils correspondent à la manière dont Mathieu les avait écris. Il n’y a que pour le vétéran que j’ai essayé de m’inspirer d’acteurs, en l’occurrence. Il fallait que ce soit un cliché du type qui est revenu de tout, indestructible, etc. Alors j’ai essayé le mélange Clint Eastwood et Bruce Willis, ainsi qu’un autre Bruce, Wayne, dans le Dark knight de Miller.

L’inspiration d’Idoles vient clairement des comics… Lesquels ? D’autres inspirations ?
MG : Alan Moore, pour tous les aspects des Watchmen, de la Ligue, de V (persos, histoires, discours), le Dark Knight de Miller (pour la mise en scène d’un bulldozer humain dont s’inspire le Vétéran, essentiellement… pour l’idéologie, on repassera…), mais aussi, de manière générale, tout ce qui insère de l’humanité dans la science fiction, par le biais des personnages et leurs dialogues, notamment. Incassable, même si Idoles en est très éloigné, est construit sur une démarche qui me plaît énormément : « à quoi ça ressemble un vrai super héros » ? Sauf que nous, on a pris l’option « pyrotechnie », en plus… parce qu’on aime ça ! Il y aussi les œuvres de Sf ou d’imaginaire qui jouent sur l’incongruité des situations. J’ai découvert Donjon sur le tard, je pense que Sfar et Trondheim hurleraient en lisant Idoles (et cette déclaration), mais tirer tout le jus d’un univers fantastique, d’un perso et des ses pouvoirs, jusqu’à l’absurdité, ou créer un décalage par rapport au genre de référence, ça m’intéresse, et c’est ce qu’ils font aussi. La littérature de SF « classique » (Azimov, notamment) m’a donné une direction, aussi, avec ce besoin de se nourrir de thèmes de sociétés, et d’y apporter une réflexion, même minime, même simpliste et outrancière…
EMEM : En ce qui me concerne, au niveau des influences que j’aurais fait passer, il faut peut-être chercher du côté de Geof Darrow, ou Franck Quitely, entre autres.

Est-ce que selon vous, dans un futur tout relatif, cette vision du futur pourrait devenir réalité (extrémistes au pouvoir ; dérive télévisuelle extra violente sous le joug du pouvoir en place ; manipulations génétiques hors norme) ?
EMEM : Je pense qu’Idoles est une exagération cynique de choses qui se passent déjà, mais de manière insidieuse, sous-jacente. Au niveau manips génétiques j’ai vu un article récemment (j’adooore sciences et vie), sur une grenouille transparente.
MG : Non. Idoles est volontairement outrancier, c’est la version « facile à décrypter » d’un futur bien noir. Nous avons d’abord voulu faire notre comics à nous, parce que c’est ça qu’on voulait lire. Le message, la réflexion, même si elle nous paraissait nécessaire pour nourrir notre histoire, lui donner de l’épaisseur, ne passait qu’en deuxième derrière « le plaisir de lire une bonne histoire de super héros à la française ». C’était ça, notre objectif premier. J’espère juste que des gens se poseront des questions, et s’intéresseront aux thèmes traités dans Idoles, mais en profondeur. C’est seulement comme ça qu’on peut réellement se faire une idée de ce qui nous attend peut-être, si on ne fait rien. En ce qui me concerne, je crois que, dans tous ces domaines (montée des idées extrémistes, psychose sécuritaire, manipulations génétiques) de toutes petites étapes, peu spectaculaires, sont franchies régulièrement, et c’est là que réside le vrai danger. On se félicite de voir que le FN sombre, mais ses idées sont plus vivaces que jamais, et, sans dire qu’elles sont réellement mises en œuvre (presque), elles sont confortées. En matière de psychose sécuritaire, la pression semble être un peu retombée, mais on sait que ça peut repartir à n’importe quel moment ! Quant aux manipulations génétiques, elles n’ont pas encore rejoint le thème de la sécurité et du racisme comme dans Idoles, et il est peu probable qu’elles le fassent. Mais les barrières tombent les unes après les autres dans ce domaine bien précis, et c’est déjà dangereux… Si on nous prépare un futur bien dégueulasse, ce sera en douceur, et sans qu’on voit venir quoi que ce soit. Donc, non, Idoles, c’est pas pour demain. Si ça arrive, ce sera pire, et on n’y verra que du feu, on aura même choisi tout ça, sans aucun doute !!!

Comment en une ou deux phrases, présenterais-tu Idoles à un éventuel futur lecteur ?
MG : De la SF, ancrée en France pour une fois, avec des héros qui n’en sont pas, du spectacle, de la noirceur et de la folie par wagons…

Emem, quelles sont les techniques de dessin que tu utilises ? Y a-t-il d’autres techniques que tu aurais envie de tester ?
EMEM : Bah, je dessine sur papier avec des trucs genre feutres, mais j’aimerais bien tenter le pinceau et l’encre pour les gros plans.

Ton style a beaucoup évolué entre le début et la fin de la trilogie. Le trait a gagné en finesse notamment. Est-ce selon toi une progression naturelle ou un réel choix artistique ?
EMEM : Les deux en fait.

Si tu avais une gomme magique, y aurait-il des choses que tu souhaiterais changer sur l’un ou l’autre volume de la trilogie ?
EMEM : Tout donc rien.

Quel regard portez-vous sur Idoles maintenant la série achevée ?
EMEM : Même si je suis content de changer d’univers après trois albums, j’aurais bien remis le couvert malgré tout, pour fouiller encore plus dans l’histoire des persos, leurs passés respectifs etc.
MG : C’est imparfait, bien sûr, beaucoup de choses, pas toujours super fluide, un peu compliqué… c’est la première série d’Emem et une de mes premières, mais on l’a écrite et dessinée sincèrement, on s’est énormément investis dedans… et on a eu plein de bons retours malgré sa complexité, alors merde ! J’en suis fier.

Peut-on espérer un éventuel second cycle ? Un spin off sur le vétéran ?
EMEM : On aurait bien aimé, mais pour l’instant, ça n’est pas du tout à l’ordre du jour.

Partons du postulat que le pseudo Emem correspond aux initiales M.M. Pourquoi ne pas avoir signé ta première série BD sous ton vrai nom, Mathieu… Ménage ? ( ?)
EMEM : Et dire que mon rêve c’était de garder mon identité secrète. A vrai dire, ça c’est fait comme ça.

Des futures collaborations ? D’autres univers en prévision ? Des projets (quand, avec qui) ?
EMEM : Et bien on commence à peine, mais je vais dessiner le tome 9 de Carmen McCallum.
MG : J’entame une adaptation pour Ex Libris, la collection de JD Morvan chez Delcourt, mais j’attends la signature pour en dire plus. Je finis un des tomes de la collection 7 de D Chauvel (7 Prisonniers), on continue la Licorne avec Anthony Jean, James Boon 07 chez Bamboo avec Anthony Audibert, et bien sûr, j’ai d’autres projets, mais c’est trop tôt pour les dévoiler !

Si vous étiez des bédiens (habitants de la planète BD), quels seraient les BD que vous aimeriez faire découvrir / conseiller aux terriens ?
EMEM : Il y en aurait tellement… Toute l’œuvre de Mike Mignola, entre autre. Les Alan Moore, les scénaristes anglais qui revisitent les comics… et j’en oublie trop.
MG : Watchmen, V pour Vendetta, la Ligue des Gentlemen Extraordinaires de Moore, même si c’est hyper connu… De Cape et de Crocs, et Donjon, pour continuer, même si là encore ils n’ont pas hyper besoin de lecteurs supplémentaires, je trouve anormal de voir certaines choses figurer au top des ventes annuelles, et de voir qu’ils sont en dessous… Et j’oublie souvent de parler de deux albums de David B qui m’ont bouleversé, c’est le mot : le Capitaine Ecarlate, et la Lecture des Ruines. Deux monuments.

Si vous aviez le pouvoir cosmique de vous téléporter dans la peau d’autres auteurs de BD (scénaristes ou dessinateurs), qui iriez-vous visiter de temps en temps ? MG : Ceux que j’ai cités plus haut. Alan Moore, Alain Ayroles, Sfar et Trondheim, ou David B. Ces quatre derniers n’ont jamais touché à la SF, n’ont pas un goût prononcé pour le comics mainstream, ou les explosions… pourtant je les admire incroyablement pour la richesse, l’élégance et l’originalité de leur imaginaire, et la fluidité, la cohérence avec laquelle ils écoulent toutes leurs idées dans leurs livres…
EMEM : Mike Mignola, Travis Charest, entre autre.

Merci à tous les deux et longues vies aux Mathieux !