interview Comics

Matt Fraction & Chip Zdarsky

©Glénat édition 2015

Le nom de Matt Fraction s'est progressivement imposé dans le paysage comics depuis la fin des années 2000. Devenu très vite l'un des scénaristes les plus en vue de Marvel, il est vite arrivé aux commandes de séries majeures comme Iron Man ou Fear Itself. Alors qu'il a su apporter un vent de fraîcheur sur les comics mainstream avec Hawkeye qu'il co-réalise avec l'espagnol David Aja, Matt Fraction s'est dirigé vers l'éditeur indépendant Image Comics pour y développer ses futurs projets. L'un de ses derniers en date, Sex Criminals a bénéficié d'une véritable hype dès la parution de son premier numéro. Malgré un titre sulfureux, la série se présente plutôt comme une sorte de comédie coquine où un couple, Suzie et Jon, a la possibilité d'arrêter le temps pendant quelques minutes lorsqu'ils ont un orgasme. Bien intentionnés, ils se mettent alors à réaliser des braquages de banque pour renflouer les caisses de la bibliothèque municipale ! Faisant partie des nouveaux comics lancés par Glénat, nous avons eu le plaisir de questionner les deux auteurs, le prolifique Matt Fraction et le méconnu (en France) Chip Zdarsky, sur leur carrière mais aussi sur les aventures de ses attachants braqueurs-niqueurs.

Réalisée en lien avec les albums Sex Criminals T1, Hawkeye T1
Lieu de l'interview : Le cyber espace

interview menée
par
15 avril 2015

Bonjour Chip Zdarsky et Matt Fraction, comment vous êtes-vous rencontrés et comment Sex Criminals a-t-il vu le jour ?
Chip Zdarsky : On s'est rencontrés sur Internet il y a, quoi ? Une quinzaine d'années ? On est très vieux. J'aimerais avoir une meilleure histoire à te raconter. Du genre, on s'est rencontrés dans un bar de bikers où on s'est frités avec des bikers racistes qui s'apprêtaient à faire sauter un bus d'écolier ou un truc dans ce style. On savait qu'on voulait tous deux faire un truc ensemble et Matt m'a envoyé en une phrase le pitch de Sex Criminals et je lui ai répondu par la positive dans les 30 secondes qui ont suivi. C'est aussi simple que ça !
Matt Fraction : On s'est rencontrés sur Internet – et je suis tombé amoureux de lui la toute première fois qu'il m'a envoyé une photo de son pénis recouvert de strass. La série a vu le jour après quelques années passées à échanger nos idées. Au départ, la série se concentrait sur Jon mais le résultat nous paraissait terriblement décevant. Mais le fait de mettre le focus sur l'histoire de Suzie, ça nous a alors motivés pour réaliser Sex Criminals.


Matt, tu as travaillé sur des projets indépendants aussi bien que sur d'autres, plus mainstream. Quels sont les avantages et inconvénients respectifs de chacun ?
Matt Fraction : Eh bien dans un lieu comme Marvel, tu rends ton travail une fois celui-ci terminé, puis on t'envoie ton chèque. Dans l'univers des comics originaux, c'est tout ou rien : tu peux très bien ne jamais toucher un centime. Donc, dans le monde mainstream des super-héros, tu as cette sécurité financière. C'est aussi très fun : j'ai grandi en lisant ces comics et faire sortir des mots de la bouche de Spider-Man ou de celle de Nick Fury, c'est quelque chose dont je rêvais quand j'étais gosse. L'inconvénient, c'est que tout ça ne t'appartient pas, tu n'as aucun contrôle et l'ensemble relève plus d'un effort collectif, d'une collaboration. À l'opposé, la fierté que l'on peut tirer d'une oeuvre originale n'a pas de prix. On parle d'une joie et d'un plaisir incommensurables. C'est comme de se voir donner la chance de pouvoir prouver que l'on est aussi malin qu'on le pense, de pouvoir réussir ou bien d'échouer mais selon ses propres conditions.

Tu as travaillé chez Marvel, notamment sur des titres populaires comme Iron Man, X-Men et même sur l'event Fear Itself. Quel regard portes-tu, aujourd'hui, sur ce passage dans ta carrière ? Quel est le titre dont tu es le plus fier ?
Matt Fraction : J'ai eu beaucoup de chance, j'ai travaillé très dur et ça a été l'éclate totale. Je me souviens surtout d'avoir été épuisé – je venais d'avoir mon premier enfant et j'écrivais à un rythme effréné, alors. Et je pense que Iron Man, Iron Fist, Hawkeye et Fantastic Four sont mes favoris mes j'ai des moments préférés différents, dans différents titres et pour de nombreuses différentes raisons.

A-t-il été simple, pour toi, de tenir compte des impératifs liés à des univers continus tels que celui de Marvel ?
Matt Fraction : En gros, oui. On ne m'a jamais « forcé » à faire quoi que ce soit et je me suis retrouvé à dire « non merci » aussi souvent que « oui, s'il vous plaît ».

Tu as aussi travaillé sur Iron Fist, avec Ed Brubaker. Est-ce que ça a été facile de vous entendre et de trouver un équilibre, créativement parlant ?
Matt Fraction : Ouais. Ed est un de mes meilleurs amis et, sur Iron Fist, on s'est entendus comme deux larrons en foire, dès le départ.

Hawkeye est, je trouve, un de tes meilleurs titres, chez Marvel. Tu as réussi à y insuffler un ton frais et à avoir une approche nouvelle d'une série mainstream. D'où tires-tu toutes tes idées ? Est-ce que ça t'es venu en travaillant avec David Aja ?
Matt Fraction : Hmm. Je suppose que mes inspirations sont diverses et variées mais malgré tout je dirais principalement de la façon dont Mark Gruenwald a géré son héros dans The Rockford Files, dans les années 80. Et aussi du fait d'être amoureux de David et d'aspirer à écrire l'Ultime comics de David Aja. Je n'y serais pas arrivé sans lui, c'est pour lui que le script a été écrit.

Quelles sont, selon toi, les références les plus importantes de ta série Casanova ?
Matt Fraction : Ouh là ! Pynchon [NDT: Thomas Pyncho, auteur américain], beaucoup de Pyncho. Le film Huit et Demi, de Fellini et même Fellini en général. James Bond. Diabolik !

Récemment, tu t'es fait moins présent chez Marvel et beaucoup plus sur celui des comics indépendants comme Sex Criminals ou Satellite Sam. Est-ce une direction voulue, professionnellement parlant ?
Matt Fraction : C'était aussi délibéré et planifié que le reste de ma carrière, autrement dit pas vraiment. Mais c'est ce qui me parait le plus adéquat, aujourd'hui, c'est comme ça que je m'éclate le plus en ce moment.

Chip, tu as plusieurs cordes à ton arc puisque tu es illustrateur, journaliste ou même designer. Comment parviens-tu à gérer tout ça ?
Chip Zdarsky : J'essaie de ne plus dormir autant vu que l'anxiété me réveille chaque jour à l'idée de tout ce que j'ai à faire. C'est compliqué et ça le devient de plus en plus mais le truc c'est de s'assurer qu'on aime ce qu'on fait. C'est que du fun alors je ne peux pas me plaindre.

Comment décrirais-tu ton propre style ?
Chip Zdarsky : Oh je suis la dernière personne à pouvoir décrire mon style ! Beaucoup de gens me décrivent les influences qu'ils pensent voir transparaître dans mon travail et, la plupart du temps, je ne vois pas de quoi ils parlent. J'ai une trop grande proximité avec mon oeuvre pour pouvoir la décrire objectivement. C'est cartoony, assez formel et j'aime me concentrer sur les expressions des personnages. J'aspire à ce que les dessins racontent l'histoire et je me lance rarement dans des détails qui pourraient les en écarter que ce soit dans le style ou dans la disposition des éléments.

En France, Sex Criminals va être, pour nous, l'occasion de découvrir ton travail pour la première fois, Chip. Cela dit, avant ça, tu as été très actif sur la scène indépendante. Est-ce que ce que tu fais sur Sex Criminals diffère beaucoup de ce que tu a fait auparavant ? Si oui, en quoi ?
Chip Zdarsky : C'est la première fois que je collaborais avec quelqu'un ! Je suis quelqu'un qui aime contrôler les choses et c'est pour ça que tout ce que j'avais fait avant ça, je l'avais fait en solo. Mais j'ai senti une proximité avec Matt et j'ai su qu'on ferait du bon boulot, ensemble. On partage les mêmes sensibilités et on passe chacun notre temps à s'excuser auprès de l'autre. De plus, ce que je faisais avant était entièrement basé sur de la bonne blague, je n'avais jamais jusqu'alors travaillé sur quelque chose de fondé sur une histoire. C'est extrêmement gratifiant, d'un point de vue tout autre.

Pouvez-vous présenter Sex Criminals à nos lecteurs ?
Chip Zdarsky : Jon et Suzie ont le pouvoir d'arrêter le temps quand ils font l'amour. Ils utilisent alors leur pouvoir pour braquer des banques, tels des Robins des Bois de science-fiction. Malheureusement pour eux, ils ne sont pas les seuls à avoir ce pouvoir...
Matt Fraction : Vous aimez les blagues sur le sperme ? Vous en avez assez des comics où le protagoniste ne se prend jamais des coups de gode en pleine face ? Si oui, alors Sex Criminals est fait pour VOUS !

Visuellement, tu réussis à conserver un style très mignon sans jamais sombrer dans le scabreux – à l'exception, peut-être, de l'armurerie à godes. Est-ce difficile de garantir cette fraîcheur ?
Chip Zdarsky : Pas vraiment ! Nous savions tous les deux que les représentations de la sexualité seraient rattachées directement à l'histoire et pas seulement là pour titiller les lecteurs . L'histoire est ce qui compte vraiment et si quelqu'un est émoustillé par mes illustrations, sois assuré que ça n'est pas intentionnel de ma part !

Matt, on croit savoir que tu a l'habitude de communiquer et d'échanger de nombreuses idées avec les dessinateurs avec lesquels tu collabore. Est-ce que c'est le cas aussi avec Chip ?
Chip Zdarsky : C'est une manière très délicate de décrire la chose. En réalité, je surcharge mes pauvres collaborateurs avec de nombreuses conneries inutiles et ils me supportent comme ils peuvent. Après ça, je m'attribue tout le mérite et je fais en sorte d'avoir l'air bien plus intelligent que je ne le suis.

La sexualité est un sujet controversé, aux Etats-Unis. Avez-vous eu à tenir compte ou bien encore à contourner certaines contraintes éditoriales afin d'éviter tout problème avec des lecteurs trop sensibles ou encore certaines associations ?
Chip Zdarsky : On se contente de réaliser le comics puis on se pose et on regarde qui nous met à la porte. Jusqu'à maintenant et pour autant que je sache, Apple, Google et Singapour figurent tous trois sur cette liste. Le comics est classé comme étant destiné à un public « mature » mais ça ne veut pas dire grand chose dans des lieux où le sexe est quelque chose de trop mature pour qui que ce soit, je suppose.
Matt Fraction : Non et c'est tout à l'honneur de notre éditeur, Image Comics. Image est le seul éditeur américain qui pouvait nous laisser réaliser ce comics de la façon dont on le souhaitait.

Je trouve qu'un des thèmes majeurs de la série est que les vrais ennemis sont les différentes pathologies (obsessions compulsives, déficiences de l'attention, etc), les différentes étiquettes que la société aime coller aux gens ainsi que les différentes restrictions morales vis-à-vis de la sexualité. Etait-ce un des concepts de départ ?
Matt Fraction : Une fois que l'on a réalisé que la série irait au-delà des quatre premiers numéros, oui. On s'est moins intéressé à Jon et Suzie et plus à ce qui arrive dans un couple après ces trois premières semaines remplies de passion.

Connaissez-vous la répartition démographique de votre lectorat ? Est-ce que la série plaît au lectrices ?
Chip Zdarsky : Oh oui ! Ça a d'ailleurs été une des meilleures choses qui soit arrivé, vraiment ! D'après ce qu'on a pu voir, lors des conventions, plus de la moitié de nos lecteurs sont des lectrices et leur âge va de la petite vingtaine à la quarantaine ce qui est plutôt rafraîchissant. Beaucoup de gens nous disent que Sex Criminals est le premier comics qu'ils aient acheté, adultes et ça, c'est fabuleux.
Matt Fraction : Je pense qu'on est à plus de 50 % de lectorat féminin.

La série traite de la sexualité masculine aussi bien que féminine. Etant tous deux des hommes, quelle a été votre approche des problèmes et des complexes féminins ? En avez vous parlé avec des femmes ?
Matt Fraction : Quelques fois mais essentiellement sur des sujets que j'ignorais ou que je n'arrivais pas à concevoir - quand tu étais adolescente, est-ce que tu employais le terme "nichons" en parlant de tes seins ? J'ai bien plus questionné des amis à moi qui sont sexologues ou encore gynécologues ou obstétriciens.

Est-ce que la phrase « Hé, je suis l'auteur/dessinateur de Sex Criminals » est un atout, pour draguer ?
Chip Zdarsky : Uniquement dans le cas où c'est moi qui le dit à Matt ou l'inverse.
Matt Fraction : Chip devient chaud comme la braise quand je m'auto-attribue l'ensemble de notre travail.

Quelle est la position la plus bizarre ou encore la plus drôle que vous n'ayez jamais tentée ?
Chip Zdarsky : « La Baguette Parisienne » : je suis sur ma bicyclette et mon pénis en érection dépasse du panier placé à l'avant, comme si je rentrais du marché avec une baguette fraîche. La sensation que procure le vent est exquise.
Matt Fraction : Le « Pierrot Pas-de-Bol » : je me masturbe en fantasmant sur une partie à trois.

Certaines couvertures sont des parodies. Quelle a été votre préférée ?
Chip Zdarsky : La photo où moi et Matt prenons la pose dans une parodie des photos de famille faites en studio. C'est probablement celle que je préfère. Mais le résultat c'est qu'un nombre dingue de gens nous demandent de poser avec eux de la même manière, quand on est en convention.
Matt Fraction : Ouais, ce numéro a été un truc phénoménal. Il nous a fallu rééditer ce qui était déjà une réédition. De la folie.

La série fonctionne très bien et a même été annoncée comme étant dorénavant une série régulière. Etait-ce votre objectif, sur le long terme ?
Matt Fraction : Ouais, plus ou moins. Je sais où on va mais je n'ai aucune idée du comment on va y aller.

Une adaptation de Sex Criminals en série tv a été récemment annoncée. Peux-tu nous en parler ? Penses-tu que le passage au format télé risque d'édulcorer certains aspects du comics ?
Matt Fraction : Non, je ne pense pas que la série télé diffère tant que ça du comics et ce parce que je suis producteur exécutif. Et la série télé ne verra pas le jour si j'ai l'impression que l'on doive faire trop de compromissions. Heureusement pour nous, la plupart des gens d'Hollywood sont terrifiés à l'idée de se voir mettre à la porte si jamais ils présentaient un truc devant être rejeté par le producteur. Tout ce que je sais, aujourd'hui, c'est que beaucoup de gens attendent avec impatience que l'on aille officiellement pitcher la série, plus tard dans l'année.

Y a-t-il des comics dont vous êtes tombés amoureux, récemment ?
Chip Zdarsky : Southern Bastards est fantastique. Tout ce que Matt fait est d'or, j'aime ce qu'il fait et je l'aime, lui. Bitch Planet a démarré très fort, aussi.
Matt Fraction : Bitch Planet, pour sûr. Sex Castle de Kyle Starks. Saga, comme le reste des habitants de cette planète. Je déteste cette question, j'ai toujours en tête un bon million de super références. Les comics n'ont jamais été aussi bons et aussi percutants.

Connaissez-vous des auteurs ou des artistes français ?
Chip Zdarsky : Pas autant que je le devrais !
Matt Fraction : Oui ! [NDT : en français]

Si vous aviez le pouvoir cosmique de visiter le crâne d'un autre auteur pour en comprendre le génie, qui iriez-vous visiter ?
Chip Zdarsky : Je dirais Chris Samnee. Il est en quelque sorte mon artiste idéal du moment.
Matt Fraction : David Aja. C'est grâce et à cause de lui que je souhaite devenir un meilleur auteur. Ou Chip, histoire de savoir à quoi ressemble sa bite.

Merci messieurs !

Remerciements à Alain Delaplace pour la traduction expresse et l'invention de l'expression "braqueurs-niqueurs", à Fanny Blanchard, Ebru Kececi et Olivier Jalabert pour la réalisation de cette interview..

Retrouvez également l'interview en version originale de Chip Zdarsky et Matt Fraction en cliquant ici !


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