interview Bande dessinée

Thierry Murat

©Futuropolis édition 2013

Les amateurs des éditions Futuropolis ont sans nul doute repéré le travail de Thierry Murat. Son dernier album, Au vent mauvais, publié il a trois mois chez cet éditeur, n'échappe pas à la règle et ressemble à une constante dans le parcours de l'auteur : une histoire forte et particulièrement bien illustrée. L’artiste, qui a plus d'une flèche à son arc, s'est volontiers prêté aux jeux des questions-réponses, afin d'échanger au sujet de son parcours, de ses choix artistiques et de ses projets...

Réalisée en lien avec les albums Au vent mauvais, Les larmes de l'assassin
Lieu de l'interview : Le cyber-espace

interview menée
par
14 juin 2013

Bonjour Thierry Murat. Pouvez-vous nous dire qui vous êtes ?
Thierry Murat : Je suis né en 1966. Je vis dans les landes avec ma compagne et nos trois enfants. Je suis un passionné d’image, de littérature, de musique, et de beaucoup d’autres choses… On va dire que je suis un passionné de l’existence au sens large. Mais je ne suis pas existentialiste pour deux sous ! J’essaie juste de concilier, dilettantisme et professionnalisme avec intégrité et convictions. Oui, je sais… c’est un peu ambitieux. J’ai bien dit « j’essaye » !

© Thierry Murat
Au vent mauvais (extrait de la page 56) – © Thierry Murat / Rascal - éd. Futuropolis 2013

Comment êtes-vous arrivé à devenir professionnel du dessin et de la BD ?
Thierry Murat : À 36 ans, je me suis rendu compte que mon métier de graphiste salarié en agence de pub ne m’apportais que des nuisances. Au bout de 10 ans, il n’y avait plus de plaisir. J’avais l’impression de cautionner un système autodestructeur de surconsommation de masse. Je me sentais partie-prenante d’un fonctionnement de société construit sur le paraître et le mensonge. Et d’un point de vue plus égoïste, j’avais le sentiment de m’ennuyer à mourir. Un matin, je me suis souvenu qu’adolescent, je voulais être auteur de bande dessinée… J’ai tout plaqué du jour au lendemain. J’avais un peu d’argent de côté. J’avais des projets de livres sous le coude… Et tout s’est enchaîné comme ça, avec un peu d’opiniâtreté et surtout de la passion. J’ai diminué mon niveau de vie par 2 et multiplié ma qualité (et éthique) de vie par 4. Très bon calcul… Croyez-moi !

Pardon si cela ne vous rajeunit pas, mais vous avez de nombreuses années d’expérience, avec plusieurs cordes à votre arc : illustrations, livres pour enfants et certainement d’autres créations que vous ne rendez pas publiques. Avez-vous « mené de front » BD et d’autres réalisations ?
Thierry Murat : Oui, on peut dire qu’à partir de 2002, date à laquelle je décide de ne plus être « utile » à la société, je mène un peut tout de front… Illustration jeunesse, BD, peinture, sculpture, photo, musique… Mais c’est la bande dessinée qui me rattrape, inévitablement. La BD c’est une activité chronophage. Donc très vite, je n’ai plus le temps pour autre chose. Et je me retrouve à enchainer des projets au long court. Il faut au moins un an pour faire un one-shot d’une centaine de pages. Donc en 2005, je me rends compte que je suis devenu auteur BD à temps plein, presque sans m’en rendre compte. Ce qui n’est pas pour me déplaire, même si de temps en temps l’expérience d’un petit album en littérature jeunesse me tente, alors je prends le temps de le faire si j’estime que c’est un livre nécessaire…

Pouvez-vous nous dire ce qui « sépare » un illustrateur d’un dessinateur de BD ?
Thierry Murat : Concrètement, c’est le temps d’immersion dans la réalisation de l’ouvrage qui est très différent : 3 ou 4 mois pour un album jeunesse et plus d’un an pour un livre de bande dessinée… Ce n’est pas tout à fait le même genre d’investissement. Du coup, la rémunération n’est pas la même non plus. La littérature de jeunesse c’est un gagne-misère. 3000 exemplaires, c’est un « gros » tirage en jeunesse. En BD, c’est le minimum vital… La narration, pour moi, en revanche, reste assez proche. Dans un livre, quel qu’il soit, il s’agit de raconter. Ce qui fait que le livre est bon ou pas, c’est la singularité de la narration, visuelle et textuelle. Je crois que j’ai finalement les mêmes tics, les mêmes recettes dans ma manière de raconter, que ce soit sur 25 pages ou 120 pages, avec d’un côté une succession de cases et de l’autre, des illustrations en pleine double-page.
Ce qui est marrant, c’est que lorsque j’ai débuté en littérature jeunesse, les éditeurs me disaient que mon travail de mise en scène était « très BD ». Et aujourd’hui, j’entends dire à propos de mes livres de bande dessinée que mon approche est très « texte illustré ». Je dois me situer à la frontière de deux mondes qui s’ignorent superbement. C’est fou le fossé qu’il y a entre ces deux univers… La méconnaissance de la littérature jeunesse de la part des auteurs BD (et inversement) me donne souvent le vertige. Je me dis que ce n’est pas possible de se cloisonner ainsi, les uns les autres. On fait tous des livres, non de non !


Si on se penche sur quelques-uns de vos albums, on perçoit que vous consacrez beaucoup d’intérêt aux récits dramatiques. On pense à Elle ne pleure pas, elle chante, Le poisson-chat, Les larmes de l’assassin et Au vent mauvais. Entre les adaptations de romans et les références à d’autres artistes qu’on retrouve dans vos BD, pouvez-vous nous dire quelle place occupe la littérature dans votre vie ?
Thierry Murat : La littérature n’occupe pas une place plus importante que le reste, dans ma vie… Je ne suis pas un gros lecteur. J’aime bien tenter des expériences. J’aime bien être surpris. Alors je me fais conseiller par des amis libraires ou des amis qui lisent beaucoup. Ça me permet d’éviter le pire… Je ne suis pas du genre à dévorer bouquin sur bouquin pour n’en retenir qu’un quart. Je suis même assez paresseux face à la lecture. Il faut vraiment que ça vaille le coup. Sinon, je préfère rêvasser dans ma tête… ou faire du vélo avec mes enfants.

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Les larmes de l'assassin (extrait de la page 12 ) - © Thierry Murat - éd. Futuropolis 2011

Et pour répondre à la première partie de votre question, concernant les récits dramatiques, je n’ai pas vraiment de réponses. C’est vrai que lorsqu’on regarde ma bibliographie, ce n’est pas la fête au village tous les jours ! Mais bon… Dire qu’on vit dans un monde merveilleux serait mentir. Et comme je donne plutôt dans le récit réaliste, évidemment, difficile de tricher là-dessus… Je trouve cela plutôt sain de proposer aux humains de regarder leurs propres peines en face avec courage et lucidité. Mais c’est un vaste débat, tout ça… La culture, les œuvres littéraires doivent-elles nous faire rêver à tout prix ? Pour moi, c’est clair. Un récit quel qu’il soit, ce n’est pas de l’opium. Ce n’est pas fait pour « oublier la réalité ». Bref… C’est sûr, je ne suis pas un « entertainer » !


Vous avez su trouver un style propre, un graphisme et une « patte » personnels. Quels ont été (ou sont encore) les artistes qui vous ont inspiré, ou même peut-être influencé ?
Thierry Murat : À 20 ans, je suis tombé, comme beaucoup à mon époque (les années 80), sous le charme du style « Atome », et du travail d’Yves Chaland, Serge Clerc, Ted Benoit, Ever Meulen, Joost Swarte et toute la clique… Tout cela allait de pair avec l’esthétique Rock de l’époque. J’ai longtemps essayé de faire de la ligne claire, moi aussi, lorsque j’étais étudiant aux Arts Appliqués. Mais je sentais bien que ce n’était pas dans cette voix que j’allais tirer mon épingle du jeu. Et surtout que les temps et la mode étaient en train de changer. On me dit parfois qu’il y a quelques restes de cette « époque 80 » dans mon approche de l’image, du cadrage. Je ne sais pas…

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Au vent mauvais (extrait de la page 49) - © Thierry Murat / Rascal - éd Futuropolis 2013

Sinon côté influences (c’est un mot à double tranchant) je peux citer en vrac : Edward Hopper, Andy Warhol, les photos de Félix Nadar ou de Edward S. Curtis, Hitchcock, la peinture rupestre, Neil Young et Jim Jarmusch… Cette liste est loin d’être exhaustive, je me nourris d’images tous les jours. En ce moment, je suis « fan » du travail d’affichiste d’Isidro Ferrer. La liberté dans le travail de David Prudhomme me fascine… Mais depuis quelques temps, j’arrive assez bien à me détacher de toutes ces références visuelles qui m’ont longtemps freiné dans ma capacité à avancer. Je prends aujourd’hui les images qui m’entourent, comme de la nourriture, tout simplement, et non plus comme une perfusion médicamenteuse. C’est de cette manière que j’arrive peu à peu à trouver ma propre écriture graphique. Ça été long ! Mais je crois être sur la bonne voie…


On a aussi le sentiment que la musique occupe chez vous une place de choix. Quel rapport entretenez-vous avec elle ?
Thierry Murat : Un rapport passionnel. Toujours… Même si j’ai choisi assez tôt de ne pas prendre ce chemin. J’ai toujours privilégié le dessin, l’image… Mais le son est pour moi quelque chose de vital. J’essaye, quand c’est possible, au fil de ma production, de parler de musique dans mes livres. Sur ce registre, l’exemple dont je suis le plus fier, c’est l’invitation de Guy Delcourt à participer au collectif Bob Dylan Revisited. En plus, il avait un casting-auteurs de rêve ! C’est fou de se retrouver au milieu de Lorenzo Mattotti, François Avril, Jean Claude Götting, Dave McKean, entre autres… J’avais choisi la chanson emblématique Blowin’ In The Wind. Et comme, chronologiquement, c’est la plus vieille chanson de la sélection sur cet ouvrage, j’ouvre le bal ! La classe…
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Blowin' In The Wind (extrait de l'album collectif Bob Dylan Revisited) - © Thierry Murat - éditions Delcourt 2008

J’ai aussi fait, dans la collection BD Music chez Nocturne, une biographie de Woody Guthrie le légendaire folk-singer des années 40, qui a influencé toute la génération de song-writers des années 60 et 70. Un monument aussi ! Il était l’idole de Dylan, de Kerouac et de bien d’autres…
Et depuis quelques temps je me passionne pour les BD-concerts. Mon livre Les larmes de l’assassin a été adapté sous cette forme en 2011. C’est un spectacle étonnant, de voir mes petites images projetées sur un grand écran cinéma avec la bande son jouée en live par un groupe de rock… Le spectateur devient lecteur pendant près d’une heure. C’est vraiment une expérience très forte pour moi, mais aussi pour le public, d’après ce que j’ai pu constater à la fin de chaque représentation. La salle est presque sous hypnose (rires !).

© Thierry Murat
Photo de scène du BD-Concert « Au vent mauvais » - direction musicale : Denis Barthe (du groupe Noir Désir)

Pour mon dernier livre, Au vent mauvais, je suis en train de préparer actuellement un nouveau BD-concert avec une bande son écrite et jouée, cette fois, par une « dream team »… Attention, c’est un peu un scoop ! Dans le groupe il y aura Denis Barthe et Jean-Paul Roy, respectivement batteur et bassiste de Noir Désir, avec à leur côté un joueur d’harmonica complètement rock n’roll et une jeune violoniste au talent incroyable ! Je suis en train de terminer le montage vidéo. C’est passionnant comme technique de narration visuelle. Rien à voir avec la lecture sur les pages d’un livre. Il faut réinventer le rythme entre les images et le texte. Vous en saurez plus dans quelque temps, en allant sur mon blog.
Bref… La musique, oui ! Elle est assez présente dans ma vie, l’air de rien.


Bon nombre d’albums que vous avez signés abordent, à travers des fictions, des thèmes fortement ancrés dans la réalité : pour schématiser et sans être exhaustif, la marginalité, la vie en squat et le recours aux drogues, la reconstruction de la personnalité après un inceste, l’errance après la prison, et, comme un fil rouge, le poids des rencontres et celui de l’histoire familiale… Qu’est-ce qui vous détermine dans le choix d’une histoire ?
Thierry Murat : La singularité du récit, bien sûr… Mais c’est une évidence de dire cela. La vraie question que je me pose, c’est plutôt « Est-ce que je vais pouvoir raconter cette histoire d’une manière singulière ? ». Toutes les histoires ont plus ou moins été racontées. Ce qui différencie les livres, les uns des autres, c’est la manière de faire, surtout. Avec la même histoire, on peut écrire un bon ou un mauvais livre. Ce qui détermine aussi mes choix, c’est la proximité possible avec l’auteur. C’est très important pour moi de savoir que l’auteur avec qui je vais travailler va pouvoir me laisser le champ totalement libre, au niveau du dessin et de la mise scène bien sûr, mais aussi pourquoi pas, me laisser écrire ou réécrire certains passages pour que je m’approprie le récit, pour que ça « sonne » plus juste, plus sincère. Je ne peux pas me résumer au statut de simple dessinateur et je m’octroie très vite le rôle de coauteur. Je suis un vrai vampire avec mes copains scénariste (rires !). Avis aux amateurs…
Pour revenir au début de votre question, avec cette énumération de thèmes abordés dans mes livres, qui fait un peu froid dans le dos (rires !), je crois que je ne l’ai pas vraiment fait exprès… Je travaille avec des auteurs qui ont des parcours de vie bien remplis ou qui ont la capacité à rendre universels les petits (ou les gros) bobos de chacun. Cet aspect-là de la littérature m’intéresse beaucoup. En tant que lecteur je m’ennuie lorsque le ciel est bleu et que la vie suit son court tranquillement... C’est terriblement chiant, le bonheur à l’écrit. Je préfère toutes ces choses (le ciel bleu, les rires d’enfants, le chant des oiseaux) dans la vraie vie. La littérature (dessinée ou pas) est là, je crois pour nous amener ailleurs, nous proposer des parcours différents. Nous bousculer, nous bouleverser, même si c’est pour nous proposer finalement du « mieux » ou du ciel un peu plus bleu… La lumière d’une bougie ou d’une lampe à l’huile est plus éclatante et bien plus belle dans le noir. En plein jour, ça n’a aucun intérêt !


© Thierry Murat
Les larmes de l'assassin (recherche préparatoire pour la dernière case de la page 19) - © Thierry Murat - éditions Futuropolis 2011

D’autre part, vous avez illustré bon nombre de publications pour les enfants. Comment expliquez-vous cette capacité à traiter des thèmes à destination les plus jeunes alors que ceux que vous abordez pour un lectorat adulte sont souvent douloureux ?
Thierry Murat : Si vous regardez ma production en littérature jeunesse, vous verrez que ce n’est pas, non plus, le monde merveilleux des Barbapapa au pays des Bisounours… J’aborde finalement tous mes livres de la même façon, avec les mêmes exigences décrites dans la réponse à votre question précédente. Encore une fois, ce n’est pas un problème de thèmes, mais c’est dans la manière de raconter que tout se joue.
En jeunesse je raconte peut-être avec plus d’ellipses et, paradoxalement, avec encore plus de non-dits… Les enfants n’ont aucun souci avec ce genre de narration. Au contraire, ils y sont même plus réceptifs, je crois. Ce sont les adultes qui aiment bien qu’on leur explique tout, qu’on les rassure, qu’on leur donne le mode d’emploi. C’est effrayant de faire ce constat, mais je vous assure que je n’exagère presque pas. Je rencontre beaucoup d’enfants en milieu scolaire pour parler de mon travail et ça m’ouvre les yeux différemment…


Au vent mauvais est une histoire touchante et surprenante. Ce n’est pas le premier album que vous faites avec Rascal. Pouvez-vous nous expliquer votre rencontre et la façon dont vous travaillez tous deux ?
Thierry Murat : Je connais Rascal depuis une petite dizaine d’année. J’aime son écriture depuis longtemps. Bien avant notre rencontre, d’ailleurs. Rascal est un des auteurs phares en littérature jeunesse, il a publié près de 80 bouquins à L’Ecole des Loisirs notamment. On peut citer Le voyage d’Oregon illustré par Louis Joos, qui est un grand classique du livre dit « pour enfants ».
Avec Rascal, nous avons publié ensemble un premier tome de ce qui devait être une série jeunesse chez Delcourt. Ysoline est le titre de cet album de 30 pages de bande dessinée sorti en 2006. Du gag en une planche, dans la pure tradition franco-belge. Nous en somme resté au tome 1. Il parait que le public n’a pas suivi. C’est dommage, c’était bien chouette.
L’envie de s’essayer tous les deux au roman graphique adulte était là depuis notre première rencontre, je crois. Il restait à trouver un bon terrain de jeu, qui nous ressemble à tous les deux. En 2011, Rascal s’est mis à m’écrire ce petit récit que nous appelions entre nous « notre road-movie » en attendant de trouver le titre. Voilà comment Au vent mauvais est né.
© Thierry MuratAu tout début, Rascal m’a proposé une phrase. Une seule… La première : « Je suis sorti comme j’étais entré, mêmes fringues pourries sur le dos et sac Tati à la main, juste plus léger, côté des illusions… ». Il m’a demandé si on pouvait partir là-dessus. J’ai dit oui, sans hésiter ! Il m’a ensuite raconté rapidement au téléphone le pitch de l’histoire. Aucune trace écrite, juste à l’oral. C’est terriblement attirant une histoire lorsqu’elle n’est pas encore formalisée précisément. Tout est possible… J’ai donc attendu patiemment qu’il se mette à écrire. Ça a été très rapide. Deux ou trois mois plus tard, il m’a envoyé un texte écrit à la première personne. Comme un petit roman. Une forme courte, une sorte de nouvelle, comme savent le faire les américains, une narration concise et extrêmement efficace. Donc, pas de scénario comme on l’entend habituellement. Pas de découpage visuel, non plus. Voilà, à partir de là, c’est moi qui prend les choses en main. Découpage, mise en scène, choix des images… Je gribouille rapidement au stylo bille une série de doubles pages dans un carnet Moleskine et c’est à ce moment que je m’approprie le texte, j’enlève, je rajoute des choses en fonction de ma mise en scène. Je réécris partiellement. Tout en conservant l’essentiel, l’esprit, et surtout le ton si particulier de mon copain Rascal que je connais bien… Ensuite, je finalise ces pages en noir et blanc. Je préfère lui montrer cela… Mes crobards ne sont vraiment que des gribouillis et on peut, sur un brouillon, ne pas comprendre précisément mes intentions et du coup, faire fausse route dans un faux débat… Donc à l’étape des planches finalisées noir et blanc, et pas avant, c’est là que Rascal se réapproprie son texte et vient remodeler une phrase par-ci, un mot par-là pour que ça sonne comme du Rascal ! En règle générale, il ne revient pas sur mes choix de couper tel ou tel passage ou de rajouter tel ou tel autre. Il sait parfaitement que ce sont les besoins de la mise en scène qui impliquent de faire ces choix et il me fait confiance… En revanche, sur la forme littéraire, Rascal repasse systématiquement derrière moi pour que la musique des mots soit vraiment la sienne. Une fois que nous sommes tombés d’accord sur toutes les corrections de texte, je peux enfin passer à la mise couleur. Nous avons travaillé ainsi, en aller-retour, par lots de 10 ou 20 pages à chaque fois.


Légende visuel : Au vent mauvais (page 5) - © Thierry Murat / Rascal - éd. Futuropolis 2013

Quelles sont les techniques que vous avez mobilisées dans cet album ?
Thierry Murat : C’est une technique assez classique, finalement. Je dessine à l’encre noire (pointe tubulaire et pinceau) sur du papier blanc. La couleur est faite à part sur des vieux papiers colorés, des cartons gris un peu bruts, des cartons bruns… L’ordi me sert uniquement à superposer ma planche en noir et blanc avec ma mise en couleur et à poser les textes. Pas de mise en couleur « ordi » à proprement parler… C’est presque du traditionnel, sans être pour autant de la couleur directe.

Comment avez-vous travaillé à construire une narration graphique qui colle si bien aux qualités littéraires de ce récit ? En effet, de notre point de vue de lecteur, l’équilibre nous semble parfait, car on ne pourrait dire si c’est le dessin qui sublime les textes ou l’inverse !
Thierry Murat : Merci pour le compliment. Franchement, on ne peut rêver mieux comme ressenti de lecteur ! Mais tout ça, c’est assez mystérieux… Je suis bien incapable de vous donner la recette. Et heureusement ! Si nous avions appliqué une recette, le résultat n’aurait sûrement pas été aussi convainquant. Je pense que j’ai une explication, malgré tout. C’est tout simplement la complicité qui s’est installée dans notre amitié avec Rascal depuis 2005. Nous ne sommes pas devenus amis juste avant de faire ce livre. On se connait très bien. On joue avec le rapport texte-image. On s’en amuse. Peut-être que c’est la littérature jeunesse qui nous a appris cela… Rascal sait exactement ce que j’ai envie de dessiner. Il connait mes obsessions graphiques par cœur. Je connais bien son écriture aussi. Elle m’est familière. Je suis capable, s’il le faut, de réécrire avec lui certains passages dans la même tonalité ou à peu près… C’est vraiment un travail de proximité que l’on a fait. Mais chacun de son côté, avec beaucoup de respect pour le travail de l’autre. Il n’était pas question de travailler à 4 mains pour essayer de créer un monstre à 2 têtes… Nous avions chacun notre rôle à jouer et un objectif commun très clair.

© Thierry Murat
Au vent mauvais (page 19, avant mise en couleur) - © Thierry Murat / Rascal - éd. Futuropolis 2013

Pouvez-vous nous parler de votre prochain projet, une adaptation très personnelle du Vieil homme et la mer, sur laquelle vous serez seul maître à bord ? Comment avez-vous abordé le travail de réécriture ?
Thierry Murat : C’est un projet qui me tient énormément à cœur. Ce n’est pas une commande. C’est vraiment une envie très personnelle au départ et ensuite de l’opiniâtreté (avec l’équipe Futuropolis) pour essayer d’obtenir les droits auprès de la famille Hemingway. C’est chose faite et le bouquin est donc sur les rails depuis quelques mois… Il y a beaucoup de boulot de réécriture, effectivement. Ce n’est pas pour faire le malin et m’amuser à réécrire du Hemingway… C’est vraiment nécessaire d’adapter le fond avant de changer la forme d’une œuvre. Je suis en plein dans ce travail pour l’instant et c’est un peu tôt pour en parler. Ce que je peux dire, c’est que le narrateur ne sera pas celui du roman. Un autre point de vue pour raconter cette histoire va me permettre de m’approprier le récit complètement. Un œil neuf pour essayer de proposer une lecture personnelle, tant qu’à faire…

© Thierry Murat
Le vieil homme et la mer (page extraite de l'adaptation du roman d'Ernest Hemingway) - © Thierry Murat - à paraître aux éditions Futuropolis en 2014

Il y aura beaucoup de texte off, évidemment. Difficile de raconter l’histoire d’un homme seul sur la mer, rien qu’avec des dialogues. Ce serait ridicule. Comme dirait Manu Larcenet : « Dans la vie, on passe quand même les 2 tiers du temps à fermer sa gueule ». L’enjeu, pour moi, sera donc de proposer une lecture presque entièrement en texte off. Je suis habitué à ce genre d’exercice, ça devrait sonner juste… On sera vraiment dans une approche « roman graphique ».


D’évidence, la littérature américaine compte pour vous. Qu’en est-il des auteurs de comics ?
Thierry Murat : Oui. Il y a vraiment des chefs d’œuvre dans la littérature américaine. Une liberté de ton, d’écriture, surtout. Le travail de la forme et vraiment essentiel chez eux, l’air de rien… Ça a l’air vite écrit, dans un langage parlé, mais ce n’est pas le cas. Il y a un travail très efficace sur la langue. Ce n’est pas simple de faire simple. Le format « nouvelle » est souvent très réussi chez les auteurs américains. Les nouvelles de Craig Johnson sont supers… J’aime bien les romans de Daniel Wallace, aussi.
Les comics ? M’ouais… Un peu… Pas trop en fait. Même si cette mythologie des super-héros est attachante, je n’arrive pas à me défaire de l’image absurde du justicier en collant. Mais bon… Watchmen d’Alan Moore et Sandman de Neil Gaiman, c’est super bien écrit, pas de problème… J’avoue avoir même été un peu accro à HellBoy, surtout pour le dessin de Mike Mignola ! Du côté des dessinateurs qui ont œuvré dans les comics, il y a trois personnes que j’admire beaucoup, c’est Dave McKean, David Mazzucchelli et Danijel Zezelj.


Enfin, si vous aviez le pouvoir d’accéder à l’âme d’un artiste, pour en comprendre tout son processus créatif, qui serait-il ?
Thierry Murat : En ce moment, j’aimerais bien rentrer dans la tête de David Prudhomme pour essayer de comprendre comment une œuvre aussi colossale et généreuse arrive à tenir dans la tête d’un seul homme. Mais bon… Il suffit peut-être que j’aille boire l’apéro avec lui et tout va s’éclaircir. J’en suis presque sûr… Tiens, je vais plutôt faire ça !

Merci beaucoup, Thierry !

© Thierry Murat
       Au vent mauvais (page 16) - © Thierry Murat / Rascal - éd. Futuropolis 2013