interview Manga

Tsutomu Nihei

©Glénat édition 2019

Il aurait pu travailler dans un cabinet d’architectes, mais il est finalement devenu mangaka. Et il a bien fait, car dès sa première série, Blame !, le succès est au rendez-vous. Tsutomu Nihei met dans son œuvre tout ce qu’il aime : de l’architecture et du cyberpunk. Influencé par H.R. Giger, le gothique et le metal, son univers extrêmement sombre et violent, sans concession, se reconnait entre tous. Dans ses mangas, les architectures sont des mégastructures inhumaines, aux tuyauteries et réseaux filaires presque organiques, rappelant les boyaux et les veines d’un organisme vivant monstrueux, et dans lesquelles la vie n’est pourtant que bien peu de chose, presque une intruse, parfois même un agent infectieux, une maladie qui doit être éliminée. Ses planches sont aussi encrées et noires que l’avenir qu’il décrit, et il en sera de même pendant ses 10 premières années de carrière. Et puis après Blame !, NOiSE, Wolverine Snikt ! et Abara, une première rupture apparaît dans la dernière partie de la série Biomega qu’il avait commencé peu avant Abara. Sans qu’on sache vraiment pourquoi, le mangaka avait mis sa série en pause. Il dit à l’époque manquer de motivation. Pourtant, un an plus tard, il la reprend chez un autre éditeur. Sur la fin de l’histoire, il produit alors des planches où pour la première fois les zones de blanc ont une place considérable, et le trait devenu plus épais, plus direct, plus net, moins détaillé. Malgré cela, ses dessins resteront encore assez noirs dans les années qui suivront où il dessine Knights of Sidonia. Mais cette dernière marquera une nouvelle rupture franche lorsqu’en cours de route, Tsutomu Nihei adopte le blanc comme dominante majeure, une démarche qu’il pousse désormais à l’extrême avec sa nouvelle série Aposimz où les touches de noirs ne se comptent maintenant plus que sur les doigts d’une main. Pour en savoir plus sur sa carrière, ses influences et ce changement graphique, nous sommes allés à sa rencontre lors du 46e Festival International de la BD d’Angoulême où il était par ailleurs mis à l’honneur à travers une exposition reprenant ses principaux travaux.

Réalisée en lien avec les albums Aposimz T1, Blame ! – Edition deluxe, T1, Blame ! and so on
Lieu de l'interview : Angoulême

interview menée
par
11 mars 2019

L'artbook Blame ! and so on vient de sortir en France et nous avons pu découvrir beaucoup d’explications sur cet univers. Aviez-vous pensé à tout ça dès le départ ?
Tsutomu Nihei : L'artbook montre un peu les concepts de l'univers de Blame !. Il y a des informations complémentaires au manga, mais cela ne veut pas dire que ce livre explique l'œuvre. Ce sont des concepts que j'avais déjà avant de commencer à écrire, donc ce ne sont pas des choses qui me sont venues au fur et à mesure.

Illustration Blame - Shibo
Shibo de Blame !

De base, il n'y a pas beaucoup d'explications dans Blame !. Est-ce pour forcer le lecteur à réfléchir ?
Tsutomu Nihei : En effet, il y a très peu de dialogues ou d'explications. Le personnage principal se trouve souvent seul, donc c'est un peu normal qu'il ne parle pas puisque quand on est seul on ne parle pas. Mais c'est vrai que j'ai fait exprès de ne pas donner d’explications dans le manga car je voulais que les lecteurs utilisent leur imagination.


Les explications du artbook montrent que vous avez une grande connaissance des théories physiques et informatiques. D'où vous vient cette culture ?
Tsutomu Nihei : Toutes ces connaissances, ce sont des choses que j'ai acquis au cours de mes recherches pour faire la série. Je n'ai pas étudié l'informatique ou autre.

Extrait Aposimz
Aposimz

Dans vos mangas, certains personnages ont des looks un peu black / gothic metal. Est-ce que cela fait partie de vos influences musicales ?
Tsutomu Nihei : C'est sûr que le genre metal m'a beaucoup influencé. La plupart de mes personnages sont d'ailleurs habillés en noir. Beaucoup de groupes en tout genre m'ont influencé, notamment Metallica. En grand influence visuelle je peux également citer Clive Barker (Hellraiser).


Dans Aposimz, on retrouve des éléments qui font penser à Blame ! comme la mutation des humains et le pouvoir centralisé, et aussi à Knights of Sidonia avec les particules de Heigs, l'amios, même le nom d'Aposimz. Ces mangas sont-ils reliés d'une manière ou d'une autre ?
Tsutomu Nihei : C'est une question qui m'est posée très souvent. Mais Aposimz est un manga en cours, donc si je vous en dis davantage je risque de spoiler !

Extrait Blame
Blame !

L'architecture a une grande place dans votre dessin. Y a-t-il des styles ou des architectes qui vous ont influencé, comme par exemple Piranesi et sa série de gravures intitulée « Les Prisons imaginaires » qui rappelle beaucoup certains visuels de Blame !?
Tsutomu Nihei : Je ne connaissais pas mais j’aime beaucoup ces dessins de Piranesi que vous me montrez, et je suis passionné par l’architecture mais il n'y a pas vraiment d'architecte ni de style précis qui m'ait influencé.

Piranesi VS Nihei
A gauche, gravure n°7 des Prisons imaginaires de Piranesi. A droite, une planche de Noise de Tsutomu Nihei.

Votre style graphique a évolué au fur et à mesure des années. Il est de plus en plus épuré. A vos débuts, le dessin de Blame ! était très sombre et très détaillé, et aujourd’hui Aposimz montre des pages très blanches. Pourquoi un tel changement ?
Tsutomu Nihei : Sur un plan pragmatique, comme je travaille seul, c'est plus facile de changer de style, parce que quand il y a des assistants ce n'est pas pareil. Pour ce qui est d’expliquer ce changement, à mes débuts, j'aimais beaucoup travailler sur le noir, mais j'ai tellement travaillé avec que je me suis un peu lassé. En ce moment, je suis très intéressé par le travail des traits qui peuvent exprimer beaucoup de choses. C'est donc un changement d'envie et d'intérêt.

Extrait Biomega
Biomega

Cela vous prend-il moins de temps que de dessiner en noirceur ?
Tsutomu Nihei : On se trompe souvent, on croit qu'avec le blanc on a moins de travail, mais ce n'est pas du tout vrai. Parfois pour faire des traits cela prend beaucoup plus de temps que de noircir les pages. Je n'ai donc pas du tout gagné en confort.


N'avez-vous pas peur d'avoir perdu une partie de vos lecteurs avec cette évolution graphique ?
Tsutomu Nihei : Depuis mes débuts, j'ai toujours voulu avoir le maximum de lecteurs, mais j'ai toujours dessiné ce que j'avais envie. Donc, je reste fidèle à mes envies.

Extrait Biomega
Biomega

Vous êtes fan de science-fiction. Quelles sont les œuvres qui vous ont influencé ?
Tsutomu Nihei : C'est difficile de citer des titres en particulier, ou de dire lequel est mon préféré, mais si je devais en choisir un je dirais Blade Runner.


Vous êtes aussi un grand fan de William Gibson (Neuromancien, Johnny Mnemonic…). Connaissez-vous l’adaptation de son univers dans le jeu de rôle papier Cyberpunk 2020, dont l’adaptation en jeux vidéo a été présentée à l’E3 cette année (juin 2018) sous le titre de Cyberpunk 2077 ?
Tsutomu Nihei : Non je ne connais pas ce jeu de rôle, et je ne savais pas non plus que ce jeu vidéo était tiré de l’univers de William Gibson. Je joue beaucoup, et je comptais déjà l’acheter avant de savoir qu’il y avait ce lien. Ce jeu a été fait par la société qui fait The Witcher 3 et m’intéresse vraiment.

Extrait Knights of Sidonia
Knights of Sidonia

D’ailleurs, avez-vous des titres cultes en jeux vidéo ?
Tsutomu Nihei : Il y en a beaucoup. Parmi les titres anciens, il y a Metroid, et plus récemment Fall Out 76 et Assassin’s creed


Comment en êtes-vous venu à travailler sur le comic Halo Graphic Novel, tiré du jeu vidéo éponyme ?
Tsutomu Nihei : Il y a une dizaine d'années, je suis allé sur un salon aux Etats-Unis et j'ai rencontré l'équipe des créateurs de Halo qui m’a directement proposé ce projet quand ils ont appris que j’étais un immense fan du jeu.

Extrait Halo Graphic Novel
Halo Graphic Novel

Toujours dans les comics, qu’avez-vous retiré de votre expérience sur le projet Wolverine Snikt ?
Tsutomu Nihei : J'étais extrêmement content d'avoir pu participer aux comics américains. J'ai découvert une grande différence dans la manière de travailler entre le Japon et les Etats-Unis. C'était passionnant.


Avez-vous modifié votre manière de travailler par la suite ?
Tsutomu Nihei : Cela fait longtemps maintenant, donc je ne me souviens pas bien. Mais cette expérience m'a fait comprendre qu'au Japon il y a une date de rendu qu'il faut respecter alors qu'ailleurs il n'y a pas cette contrainte.

Extrait Wolverine Snikt !
Wolverine Snikt !

Au début de Biomega, vous avez expliqué avoir manqué de motivation. Finalement vous avez repris la série. Que s'est-il passé ?
Tsutomu Nihei : Je ne me rappelle pas du tout. Il s'est peut-être passé quelque chose dans ma vie mais je ne me souviens pas. Peut-être un chagrin d'amour, je ne sais plus.


Quelle influence a eu sur vous H.R. Giger (notamment connu pour avoir créé la créature d’Alien) ?
Tsutomu Nihei : Il m'a énormément influencé, notamment pour toutes les créations des créatures ou pour les monstres. Je pense que je ne pourrai jamais me débarrasser de l'influence de Giger. Il a aussi dessiné beaucoup de bâtiments ou de volumes gigantesques en utilisant beaucoup de perspectives.

Extrait Blame and so on
Blame ! and so on

Pourquoi vous êtes-vous parodié dans Blame Gakuen où l’on retrouvait les protagonistes de la série dans des histoires de lycéens ?
Tsutomu Nihei : Je voulais tout simplement me marrer. Je me suis donc demandé quelle chose ridicule je pouvais faire. C'est comme ça que j'ai décidé de faire la parodie de Blame !.


Si on vous donnait le pouvoir magique de pénétrer l'esprit d'un autre artiste. Qui serait-il ?
Tsutomu Nihei : Si je peux avoir un pouvoir je ne veux surtout pas l'utiliser pour ça. Je voudrais par exemple être un homme invisible. S'il faut vraiment choisir je choisirais quelqu'un d'une autre époque comme Leonard de Vinci.


Merci !

Dessin original Tsutomu Nihei
Dessin inédit

Interview réalisée le 25 janvier 2019, en partenariat avec Laetitia de Germon (France Info).

Merci aux éditions Glénat, notamment à Charlotte Perennes, à Shoko Takahashi pour la traduction, et au festival d’Angoulême.
Merci à Laetitia de Germon pour la retranscription.

Toutes les illustrations de l'article sont tous droits réservés par leurs auteurs et éditeurs respectifs.

APOSIMZ / NINGYO NO KUNI © 2017 Tsutomu Nihei / Kodansha Ltd.
BLAME AND SO ON © 2003 Tsutomu Nihei / Kodansha Ltd.
BLAME DELUXE © 2015 Tsutomu Nihei / Kodansha Ltd.
WOLVERINE SNIKT ©Marvel Characters Inc.
Halo Graphic Novel ©2007 Microsoft Corporation
NOISE ©2001 Tsutomu Nihei / Kodansha Ltd.
BIOMEGA ©2004 Tsutomu Nihei / Shueisha Inc.
KNIGHTS OF SIDONIA ©2013 Tsutomu Nihei / Kodansha Ltd.