interview Bande dessinée

Jérémie Moreau

©Delcourt édition 2018

En l'espace de quelques années, Jérémie Moreau est passé de dessinateur espoir à auteur confirmé. Du Singe de Hartlepool à La saga de Grimr, l'évolution de son travail est notable, que ce soit tant visuellement que narrativement. Avec l'envie permanente d'éviter de se répéter, il se remet en question en permanence et nourrit le lecteur d'ouvrage aussi inattendu que de qualité. De sa passion pour la bande dessinée à ses multiples projets, nous avons pu évoquer ensemble le 9e art au sens large et ce, de façon particulièrement détendue.

Réalisée en lien avec l'album La Saga de Grimr
Lieu de l'interview : Quai des Bulles à St Malo

interview menée
par
16 janvier 2018

Jérémie Moreau


Bonjour Jérémie, comment as-tu débuté dans la bande dessinée ?
Jérémie Moreau : Je suis Jérémie Moreau et j'ai commencé à faire de la bande dessinée en suivant mon frère qui faisait les concours scolaires de la bande dessinée d'Angoulême. J'ai dû commencer vers l'âge de 8 ans et on devait faire deux pages que j'envoyais au festival. J'ai fait ça tous les ans jusqu'à mes 16 ans où j'ai gagné le grand prix. Suite à cela, j'ai fait en 3 ans l'école du cinéma d'animation des Gobelins. En parallèle, j'ai continué à faire les concours des jeunes talents à Angoulême, qui est le concours au-dessus et qui s'adresse surtout aux étudiants qui n'ont pas publié. J'ai fait du dessin animé en me disant que je reviendrais à la bande dessinée. En sortant des Gobelins, je me suis quand même dit que j'allais essayer de mettre en pratique ce que j'avais appris en faisant de l'animation. Très rapidement, je suis parti à Londres où j'ai fait quelques petits projets. Je suis revenu en France, j'ai travaillé chez Mag Guff sur Moi, moche et méchant 2 et Le Lorax. J'y suis resté un an environ et c'était parfait car j'avais accumulé assez de frustrations de création pour que je remette totalement à la BD. J'avais commencé par écrire Max Winson et Wilfrid Lupano qui a vu mon blog m'a proposé trois scénario. Le premier qu'il m'a proposé était Un océan d'amour qui finalement est sorti bien après. J'avais préféré Le singe de Hartlepol mais j'avais refusé car je voulais faire mes projets. Après j'ai galéré tellement à écrire mon scénario que j'avais rouvert le scénario du Singe de Hartlepool pour voir comment Wilfrid écrivait. Je me disais que c'était chouette et puis je me suis dit que pour un premier album, cela serait bien pour ne pas me prendre la tête et lutter contre les affres de la création et de l'écriture. Déjà tenir un style sur 100 pages, trouver comment mettre en scène l'histoire, me concentrer avant tout sur l'aspect graphique.

Cela t'a débloqué quelque chose au final ?
Jérémie Moreau : Cela m'a surtout ouvert le monde de l'édition, les libraires et m'a aidé à me concentrer sur certains points. J'ai pris plein de livres d'écritures de scénario. Je lui envoyais, il me donnait son avis. J'étais plus solide qu'au début.

Si tu as toujours aimé dessiner, qu'en est-il comme lecteur ?
Jérémie Moreau : Je crois que j'avais une vénération pour Franquin et Les idées noires. J'ai ensuite eu une grosse folie manga avec Dragon Ball. Mon père était libraire au milieu des années 90 et il y a eu une énorme vague manga. Ensuite, j'ai eu une période Delcourt/Soleil avec Sillage, Lanfeust... Par la suite, j'ai penché vers les dessinateurs qui venaient du dessin animé comme SkyDoll, Blacksad etc. C'est pour ça que je me suis dit que j'allais faire les Gobelins. Maintenant, je lis des choses très différentes comme Windsor McCay. Plus ça va et plus je vais loin ! Je vais chercher les pionniers. En ce moment, je suis dingue de Tezuka et j'en ai trouvé plein au Mans à la librairie Bulle que je n'avais jamais vu avant. Tezuka est un type du même genre que Gustave Doré ou Balzac. Je vais interpréter le monde à travers mon filtre et je vais tout dire. Pour moi, c'est un ambitieux démesuré. Gustave Doré avait fait une liste de tous les classiques qu'il voulait faire et il cochait au fur et à mesure. Il est mort avant d'avoir fini mais c'est vertigineux.

Comment as-tu imaginé La saga de Grimr ?
Jérémie Moreau : Je pars souvent d'une idée et elle évolue pendant des années. Je réfléchis beaucoup en marchant. J'avais l'idée d'un exploit auprès d'un volcan. Ensuite, je bâtis autour de ça. Par exemple, pour Max Winson, je partais d'un champion qui n'a jamais perdu un match et qui, pour retrouver sa liberté, doit en perdre un. À chaque fois, c'est quelque chose d'assez ténu comme ça et je mets progressivement des personnages en place dans l'histoire, le lieu et le temps. Avoir une bribe d'idées est ce qui me motive et me permet de développer mon récit. Si je pars d'un début ou d'une fin, je recadre tout très vite. Par exemple, au début de La saga de Grimr, je n'avais pas réfléchi à son enfance. Je me suis dit que ce serait intéressant de rajouter des séquences et d'arriver à la forme la plus efficace.

Jérémie Moreau


Pour celles et ceux qui n'ont pas encore lu La saga de Grimr (quelle erreur !), peux-tu leur présenter ?
Jérémie Moreau : C'est un jeune islandais qui perd ses parents dans une éruption volcanique. En Islande, le prestige de la généalogie fait que pour devenir homme, il faut être capable de dire le nom de son père. Or, il est trop petit pour y arriver et donc il ne se rappelle pas de son nom. C'est la vie de cet orphelin qui essaie de se construire dans un monde où il n'a plus ses racines, où il n'a rien. Il n'a pas de nom. Je lui ai fait se prendre dans la gueule toutes les grandes choses de la société islandaise comme la Loi, il va être accusé d'un crime qu'il n'a pas commis. La superstition, il va être pris pour un troll. J'ai chargé la mule de cette destinée tragique.

Tu aimes régulièrement changer de registre, tu as peur de te répéter ?
Jérémie Moreau : J'en ai une grande frayeur. Je me considère plus comme un chercheur... Cela peut évoluer avec l'âge. J'essaie de comparer mes histoires pour éviter les redites ou les ressemblances.

Quels univers aimerais-tu explorer par exemple ?
Jérémie Moreau : Plein. Ce sont même des obsessions. Pour écrire La saga de Grimr, j'ai été marché sur le chemin de Compostelle pendant 20 jours. J'avais emmené un gros livre pour m'occuper qui s'appelle La cloche d'Islande et qui se passe pile à la même époque. Le héros est une sorte de petit voyou hirsute et barbu. En ce moment, j'aime beaucoup réfléchir à la Mésopotamie dans cette idée de la première civilisation de tous les temps. Tout est à bâtir, les premiers palais, les premières villes.

Ce sera le sujet de ton prochain titre ?
Jérémie Moreau : Non, ce sera la Préhistoire [rires]. Il y a aussi le Moyen-âge qui m'intéresse beaucoup. Je veux aussi parler du monde contemporain. La prochaine sera sur la Préhistoire et celle d'après se passera à notre époque. Après, j'ai une idée de série qui se passe au Moyen-âge et peut-être avec plusieurs personnages. J'ai un peu peur de me focaliser sur un seul personnage donc là ça m'ouvrirait de nouvelles possibilités. Pareil pour les héros masculins. J'ai beaucoup de copines qui trouvent que je ne me penche que sur des histoires d'hommes. Dès que tu pars dans les récits historiques et plus encore sur l'Islande, cela change tout. Cela me vient plus facilement d'écrire à travers mon regard d'homme, surtout si c'est une histoire d'amour. Je ne me sens pas légitime et je n'ai pas une sensibilité féminine pour ça.

Jérémie Moreau


Tu n'aurais pas envie de collaborer avec une femme pour qu'elle t'apporte ce regard ?
Jérémie Moreau : Non, mais j'y pense sur un prochain titre.

Mais, tu as combien d'albums en cours ? [rires]
Jérémie Moreau : Je vais raccrocher avec le début ! En fait depuis que j'ai fait les concours d'Angoulême, je suis toujours dans la réflexion de la BD de l'année prochaine. Depuis que j'ai 8 ans ! Avoir plein d'histoires de prévu. Je pense que ce conditionnement depuis l'enfance fait que je pense continuellement aux suites.

D'ailleurs, comment décrirais-tu le style Jérémie Moreau ?
Jérémie Moreau : C'est le non-style. Je pense qu'il y a une souche qui vient de l'animation et du mouvement. C'est un dénominateur commun entre toutes mes bandes dessinées. Il y a toujours un truc très expressif. Dans l'idée de ne pas me répéter, on m'avait dit que sur Le singe de Hartlepool, on voyait tout le temps les personnages gueuler et du coup, j'avais essayé de revenir à des choses plus convenues. La vie c'est de bâtir un palais. Pour moi, chaque BD apporte sa pierre à l'édifice et je ne pourrai dire qu'une fois terminé ce qu'est vraiment mon style. Le style ce sera étendu et transformé au fil de mes obsessions.

Si tu pouvais visiter le crâne d'un autre artiste pour en comprendre le génie, qui irais-tu visiter ?
Jérémie Moreau : J'hésite... Comme je suis dans ma période Tezuka, cela pourrait être intéressant car j'en apprendrais plus sur l'Orient. Même si eux sont hyper ouverts à nos cultures. Ce serait marrant d'avoir leur point de vue. Ce qui me fascine avec Tezuka est qu'il a été capable de faire des chefs d'oeuvre dans tous les genres qu'il a touché. Comme Kurosawa ou Kubrick au cinéma. Ils explorent tout de manière très différente.

Aurais-tu envie de retourner dans l'animation ?
Jérémie Moreau : Oui. Ma copine est plus proche que moi de l'animation. Elle a fait un court-métrage qui est passé à Cannes, a le grand prix du public à Annecy. Elle a mis 4 ans à le faire et pendant ce temps-là, j'ai fait 4 bandes dessinées. On a un projet d'animation. On en est au tout début. Cela me plairait de développer cette partie de ma création. J'adore l'aspect hyper technique et fastidieux de l'animation. Retrouver le mouvement parfait, pourquoi pas.

Merci Jérémie !