interview Bande dessinée

Isabelle Dethan

©Delcourt édition 2005

Jeune artiste complète, passionnée d'Histoire et d'archéologie, Isabelle Dethan faisait partie de la première salve d'auteurs publiés par Guy Delcourt. Surtout connue pour ses séries centrées sur l'égyptologie, Mémoire de sable, Le roi-cyclope, Sur les terres d'Horus, Isabelle sort de temps en temps, entre deux, l'air de rien, un petit bijou en one-shot, tel l'excellent Eva aux mains bleus. Les bédiens se sont penchés sur cette petite bonne femme passionnée et décidée...
A noter : Isabelle fait partie de l'atelier Sanzot, regroupement d'auteurs de BD.

Réalisée en lien avec l'album Sur les terres d'Horus T3
Lieu de l'interview : Festival Delcourt à Paris Bercy

interview menée
par
12 janvier 2005

Bonjour Isabelle Dethan. Comment ça va ?
Isabelle Dethan : Bien, parce que je viens de finir le tome 4 de Sur les terres d’Horus, dont j’ai apporté les dernières planches au festival de Bercy. J’ai fini la veille !

Pas de retouches ?
Isabelle Dethan : Là je ne peux pas, l’éditeur les a embarquées, c’est quasiment déjà parti à l’impression, je peux pas leur faire ce coup la !

Pour faire connaissance, est ce que tu peux résumer brièvement ton parcours ?
Isabelle Dethan : J’ai toujours aimé la BD, comme beaucoup d’auteurs. Je faisais partie d’un club quand j’étais petite. Je voyais la BD comme un univers assez masculin, dans lequel il était dur de rentrer. J’ai fait des lettres modernes, fac de lettres, maîtrise de lettres modernes spécialisées sur le médiéval, option imaginaire humain, et puis un CAPES de documentation. Puis j’ai rencontré Mazan, qui m’a encouragé en voyant mes dessins. Enfin, grâce à lui, j’ai fait la connaissance d’un groupe à Angoulême d’où sont sortis Masbou, Tiburce Oger, Maïonara, Turf… Ils m’ont encouragé et aidé… et c’est comme ça que j’en suis arrivée à présenter des planches à l’Alph’art avenir d’Angoulême 3 ans de suite. J’ai finalement gagné le concours la 3e année. Ça m’a ouvert grand les portes. 3 éditeurs m’ont proposé de m’éditer. Comme je n’y connaissais rien, j’ai choisi de rejoindre celui des éditeurs qui publiait déjà les œuvres de certains de mes amis (les deux autres éditeurs étaient Dupuis et Heliode)

Comment travailles-tu ? Quelles sont tes techniques ?
Isabelle Dethan : Très classiques. Je ne travaille pas encore à l’ordinateur. Je fais mes planches en couleurs directes au Colorex (encre de couleur), j’utilise des feutres indélébiles – pas d’encre de chine. Actuellement, je prépare une nouvelle série, puisque je suis incapable de ne faire qu’un seul genre. Une série contemporaine et fantastique, qui s’appellera La maison sans porte et que je vais mettre en couleurs… par ordinateur ! Conséquence : je vais enfin être obligée de me mettre à la page !

Et ton scénario, tu le construis comment ?
Isabelle Dethan : Très progressivement. Je commence les choses deux ou trois ans à l’avance. J’ai une dizaine de carnets chez moi, un par scénario. Là, je suis d’en remplir un pour un projet bientôt dessiné par Mazan, sur l’Egypte ancienne, toujours en collection jeunesse. Deux gamins au temps des pyramides, c’est à dire 1500 avant ce qui se passe Sur les terres d’Horus. Les tomes 5, 6, 7 et 8 de Sur les terres d’Horus ne font en revanche qu’un seul carnet. J’ai également de gros cahiers portant sur La maison sans porte. Et deux ou trois autres choses pour des projets à plus long terme.

Isabelle Dethan, est ce que tu dessines en trois mouvements ?
Isabelle Dethan : AHAH ! On a l’impression de retourner au CM2… En fait, je dessine très vite. L’album Sur les terres d’Horus tome 4, je l’ai fait en 7 mois et demi, je n’en revenais pas. Le précédent, je l’ai fait en 8 mois. Mon dessin n’est pas destiné à rester en noir et blanc. Ca n’aurait pas trop d’intérêt à me publier en noir en blanc, parce que je le réalise comme une écriture, super vite. Il y a du coup quelques erreurs, mais je préfère garder un certain dynamisme et surtout mon envie de travailler plutôt que de m’acharner sur quelque chose qui serait parfait mais académique. Ensuite, la couleur va vite aussi. Je pense aller aussi vite qu’un coloriste par ordinateur.

Tu ne fais jamais d’erreur ?
Isabelle Dethan : Pour ce qui est des couleurs, non, je sais ce que je fais et je le fais depuis dix ans, donc je ne me trompe plus.

Tu sembles tenir à la fidélité de la reconstitution historique ? Est-ce que c’est important pour toi ?
Isabelle Dethan : Oui ! Ce sont mes études qui veulent ça. Parce que elles m’ont donné le goût de la précision historique. Et puis selon moi, l’histoire est souvent plus riche que notre imaginaire. En se documentant, on trouve des situations qu’on n’aurait pas imaginées. Par ailleurs, j’avais envie d’aborder l’Égypte par quelque chose de plus quotidien, parce qu’il y a une certaine magie dans ce quotidien, justement.

Tu as eu des retours d’égyptologues pour cette BD ?
Isabelle Dethan : Oui, c’est génial ! J’ai été invité à un salon d’égyptologie à Strasbourg en 2003. J’ai rempli mon carnet d’adresse. Je connais donc des gens qui font des fouilles, d’autres qui travaillent au Louvre… Ils m’ont dit : « Téléphone nous si tu en as besoin ». certains, très gentiment, me demandent si j’ai besoin de photos… J’aimerais beaucoup accompagner une équipe pour des fouilles, et être, un peu comme ça se faisait il y a un siècle, le dessinateur qui accompagne les archéologues. J’adorerais ça !

Le personnage féminin, indépendant et fort, est-il crédible à l’époque de l’Égypte ancienne.
Isabelle Dethan : Ce qui est curieux, c’est que certains lecteurs masculins trouvent qu’elle est trop en retrait. Justement j’ai choisi l’Égypte, et pas Rome ou la Grèce, parce que le statut des femmes était bien meilleur que dans d’autres civilisations de la même époque. Elles avaient le droit d’hériter, de siéger dans des procès, de témoigner, d’avoir un métier. Elles étaient beaucoup plus libres que les autres femmes de l’antiquité. Quand à savoir si des femmes scribes existaient… On a retrouvé des palettes de scribes dans certaines tombes de dames de la noblesse qui prouveraient qu’elles étaient lettrées. Le cadre que j’ai choisi est donc plausible.

)On a entendu dire que tu es partie là-bas ?
Isabelle Dethan : C’est vrai. Et je n’aurai pas mis en couleurs cette série si je n’y avais pas été.

De façon générale, le voyage t’inspire ?
Isabelle Dethan : Oui, mais il n’est pas obligatoire pour moi qu’il soit physique. Je regarde beaucoup de documentaires, je lis, et je pourrais faire des douzaines et douzaines d’histoires à partir de cela. Et puis j’ai deux gamins, des séries en cours, et puis je ne suis pas millionnaire. Tout ça limite un peu les possibilités de voyager…Mais c’est vrai que j’aimerai bien, il y a des destinations qui me plairaient bien. Faire quelque chose sur l’Italie du XVIIIe siècle par exemple. On va aller au Maroc sous peu et j’en profiterai pour faire pas mal de croquis. Le Maroc m’inspire pour l’Egypte ancienne d’ailleurs. Il faudrait que j’aille en Asie aussi…

Pourquoi avoir fait Eva aux mains bleues, au milieu de Sur les terres d’Horus ? C’était un besoin ?
Isabelle Dethan : Sur les terres d’Horus est une série prévue en 9 albums. Pour éviter la saturation, j’ai besoin de faire des albums différents entre chaque Sur les Terres d’Horus. Eva aux mains bleues, je l’ai fait en deux périodes de 4 mois, sur deux ans.

C’est une question d’équilibre psychologique?
Isabelle Dethan : Oui, et puis je m’aperçois de plus en plus que la scénariste prend le pas sur la dessinatrice. Ça ne me satisfait donc pas de ne faire que Sur les terres d’Horus.

Tu cherches un dessinateur pour prendre la relève ?
Isabelle Dethan : A la limite oui. Mais il faut beaucoup d’énergie et de diplomatie pour travailler avec quelqu’un. C’est un exercice très difficile. Lorsque je suis toute seule, au moins suis-je mon propre maître.

Pour revenir à Eva aux mains bleues, c’est un récit biographique ?
Isabelle Dethan : Disons que c’est une fiction inspirée d’anecdotes réelles. Des choses viennent de ma vie, de celle de ma sœur, de celle de Mazan. Par exemple, les mains bleues, c’est dans ma famille. Le chat avec un œil unique aussi. En revanche, la grand-mère à la campagne est la grande tante de la femme d’un libraire à Clermont Ferrand ! Les escargots, proviennent de Mazan. Avant, j’avais fait quelque chose de plus proche sur ma vie, et ça s’est soldé par un procès : Tante Henriette. Du coup, je n’ai pas très envie de recommencer.

Le coté Amélie Poulain, avec ses listes, c’est fait exprès ?
Isabelle Dethan : Je n’ai pas fait exprès. J’ai commencé mon histoire il y a 3-4 ans. Tout le départ d’Eva aux mains bleues vient d’un petit livre qui se serait intitulé L’original, sous-titré L’horrible. Le thème était l’horreur. Le vrai titre d’Eva est Le petit répertoire des horreurs quotidiennes (sous-titre oublié lors de la parution d’Eva chez Delcourt).

Comment définirais tu ce récit ?
Isabelle Dethan : Je dirais intimiste. Les gens me disent qu’il est frais. J’ai l’impression que tout le monde à un peu vécu ce que j’ai raconté. Ça parle de l’enfance des gens, de notre génération, celle des 30-35 ans…

Si tu étais un bédien, quelles seraient les BD que tu aimerais faire découvrir aux terriens ?
Isabelle Dethan : Ouh lala, euhhhh... La liste est longue ! J’adore ce que fait Alain Ayroles au scénario. Je pourrais parler de ceux qui font parti de ce qu’on appelle La nouvelle vague, mais ils sont déjà reconnus par les médias. Le petit bédien devrait donc plutôt parler d’Ayroles. J’aime beaucoup aussi La gloire d’Héra et Tirésias. Ça n’a pas connu de succès quand c’est sorti, mais le dessin était impeccable et cette façon de traiter des mythes et des légendes antiques était très intéressante. Enfin, il y a des choses très bien et peu connues, comme Dans le cochon tout est bon, de Mazan, ou Le mangeur de cailloux, de Loyer… et côté scénario, tout le monde devrait avoir lu Moore.

Si tu avais le pouvoir cosmique de te téléporter dans la peau d’un autre auteur de BD, chez qui élirais-tu domicile ?
Isabelle Dethan : Dans la peau d’un auteur qui ne serait pas stressé, quelqu’un qui prend le temps de vivre, qui fait sa BD sans s’en faire. Mais je ne sais pas si ça existe beaucoup. La première moitié des auteurs est en psychanalyse, l’autre est sous anti-dépresseur (bon, j’exagère). On marche tous à l’imagination, et c’est très facile d’imaginer le pire... Je connais des vieux auteurs qui doivent faire des trucs de pub à bas prix pour vivre.

Il y a des auteurs qui te semblent injustement oublié ?
Isabelle Dethan : Je ne suis pas assez calé en histoire de la BD pour pouvoir en juger, mais de toutes les façons, les modes passent. C’est un peu le problème…

Merci Isabelle !