interview Bande dessinée

Isabelle Dethan

©Delcourt édition 2015

Isabelle Dethan est connue pour toutes ses séries « historiques ». Alors que le dernier tome des « Ombres du Styx » est sorti, nous l’avons rencontrée à Angoulême. Un très beau voyage dans le temps où Dethan nous dévoile ses méthodes de travail et nous parle de l’Histoire avec passion et un langage jeune et moderne. Loin des clichés et idées reçues sur les spécialistes de l’époque antique…

Réalisée en lien avec les albums Les Ombres du Styx T3, J'ai tué T3, Sur les terres d'Horus T8
Lieu de l'interview : Festival d'Angoulême

interview menée
par
22 décembre 2015

Bonjour Isabelle. Peux-tu te présenter aux lecteurs ?
Isabelle Dethan : Je suis une auteure de BD complète, c’est-à-dire scénariste, dessinatrice et je fais la mise en couleurs. Je travaille dans le monde de la bande dessinée depuis une vingtaine d’années déjà… malheureusement pour moi mais heureusement, j’espère, pour les autres (rires).

Isabelle Dethan Les ombres du Styx Tu t’es spécialisée dans l’Histoire et notamment l’égyptologie. Peux-tu nous décrire un peu le contenu de tes séries précédentes ?
Isabelle Dethan : Spécialisée dans l’Histoire, ça fait un peu réducteur. L’Histoire me passionne c’est vrai mais après, je remplis les blancs que laisse l’Histoire et je fais agir les personnages à leur guise dans ces blancs-là. Ce qui me passionne en ce moment, c’est l’Antiquité. Ma série la plus emblématique à ce jour est quand même Sur les terres d’Horus. Cela m’a pris dix ans de ma vie et la série est terminée maintenant. L’intégrale des quatre derniers tomes vient de sortir aux éditions Delcourt. Depuis, j’ai enchaîné avec trois albums qui se passent dans l’Empire romain, du temps de Septime Sévère, Les ombres du Styx. Le troisième tome vient également de paraître aux éditions Delcourt. Je travaille aussi sur l’assassinat du père d’Alexandre le Grand, un one shot prévu en septembre chez Vents d’Ouest. Maintenant, je suis en train de préparer deux autres projets sur l’Egypte ancienne. Un auteur de bande dessinées ne peut pas rester sans projet, d’une part parce que ce n’est pas dans notre nature et d’autre part parce qu’il faut préparer notre avenir. Les auteurs n’ont pas de chômage : on n’a rien une fois qu’on a fini un album.

Comment naît chacun de tes projets ?
Isabelle Dethan : C’est très différent. Généralement, cela vient d’une accroche extérieure. Je regarde un reportage, je vois une vidéo sur youtube, je lis un bouquin… Il va y avoir une anecdote ou une image qui va me titiller. Par exemple, pour Les ombres du Styx, c’est venu de deux choses complètement différentes. D’une part, c’est issu d’un reportage sur Leptis Magna, la ville en Libye qui a été ensevelie sous les sables au bord de la mer et qui est dans un état de conservation assez extraordinaire. C’est une ville qui a compté jusqu’à 100 000 habitants sous Septime Sévère. C’était intéressant pour une fois de ne pas faire Rome même si j’ai un peu évoqué Rome aussi. D’autre part, je suis toujours une fan de séries américaines et, à l’époque, j’étais en plein Dexter et je m’étais demandé comment cela se serait passé dans l’Antiquité- les tueurs en série existent depuis longtemps. Bien sûr, sans la même police ni la même justice. Les deux éléments ont donné cette série. Pour les prochains projets que je prépare, je me suis penchée sur les croyances des Egyptiens par rapport à l’au-delà et j’ai trouvé une accroche. Je ne peux pas trop en parler car c’est un peu comme les bébés : tant que ce n’est pas signé, on n’en parle pas… comme les trois mois pour une femme enceinte ! Il y a une autre histoire que je suis en train de mettre au point et j’ai trouvé l’idée dans un dictionnaire sur l’Antiquité, à une entrée sur les rois de Mésopotamie. Il y avait une tradition, un rituel qui m’a bien plu. A partir de là, Isabelle Dethan Les ombres du Styxj’ai échafaudé une histoire. Après, cela s’imbrique petit à petit. Les histoires n’arrivent pas en deux secondes. Je mets un an ou deux ans à peaufiner quelque chose. Les idées arrivent petit à petit et ça se met en place tout doucement. Je suppose que j’y pense tout le temps sans y penser et à un moment donné, je trouve le basculement. C’est exactement comme un jeu de construction ou un casse-tête. Il s’agit de mettre les choses dans le bon ordre.

Comment travailles-tu tes scénarios : tu fais constamment des recherches ou tu essaies de te détacher de la réalité historique ?
Isabelle Dethan : Je fais des recherches. A un moment donné, il y en a certaines que je finis par mettre de côté car sinon, on ne commence jamais. Sur l’Egypte, il y a des éléments qui sont faux dans ce que j’ai fait simplement parce que, dans les recherches actuelles, on n’en était pas au même point que quand j’ai commencé mon métier. Parfois, il y a même des découvertes qui se font pendant que je travaille. Tant pis, à un moment donné « zut » ! J’essaie quand même de coller pas mal à la réalité. J’aime bien cette idée d’être dans les champs du réel même si je ne suis pas dupe non plus. Je fais de la fiction quand même. Quelque part, il y a certaines histoires, certaines destinées- là je travaille sur la mort de Philippe II de Macédoine, le père d’Alexandre Le Grand- que je n’aurais pas pu inventer. C’est du roman mais c’est servi sur un plateau donc c’est génial et en plus c’est vrai !

Et le dessin ? Comment fais-tu pour travailler les décors et les costumes dans Les ombres du Styx ?
Isabelle Dethan : J’ai un peu changé par rapport à la série Sur les Terres d’Horus et notamment au niveau de la mise en couleurs. Je ne voulais pas la même chose. Je voulais quelque chose de plus ocre, de plus rouge et rose qui correspond mieux à mon avis… pas forcément à l’époque mais à ce que l’on a dans l’idée de ce que ce devait être. Ce que l’on connaît se base surtout sur des ruines : on voit bien les petites briquettes rouges donc, quelque part, il y a ce petit côté rouge rosé qui trotte dans un coin de la tête. On travaille constamment dans le genre choisi entre la réalité du terrain et les fantasmes que les lecteurs ont dans leur tête. Il y a des représentations contre lesquelles on ne peut pas aller. Par exemple, Ramsès II, pour la majorité des gens, c’est la momie de Ramsès donc quelque chose d’émacié avec un nez busqué vraiment très maigre. D’après les dernières études, il y avait des plis sur sa peau toute sèche. Il n’était donc pas maigre mais plutôt grassouillet et il n’avait pas le nez aussi cassé. Il avait été cassé à sa mort. Si je fais un Ramsès tel qu’il devait être, cela ne va plus correspondre à l’idée que s’en font les gens et donc, ça ne va pas marcher. Il faut constamment être un peu entre les deux. J’ai le même problème en ce moment pour les statues. Je réalise pas mal de statues dans le monde grec. On sait maintenant, d’après les études sur les pigments, que c’était en réalité kitchissime.Isabelle Dethan Les ombres du Styx Les statues elles sont roses, rouges et elles ont des fleurs. Il y a des guerriers qui ont des marguerites peintes sur leurs armures. Imaginez 300 avec des guerriers avec des pâquerettes, ça n’irait pas ! Ce n’est pas possible et pourtant, c’était comme ça.

Comment évites-tu le cours d’Histoire et l’aspect pédagogique de tes récits ?
Isabelle Dethan : Je pense que c’est en m’attachant déjà aux caractères des personnages. Là encore, pour parler de ce qui va sortir, Philippe II, je suis vraiment dans un pan de l’Histoire. C’est dans une collection sur les assassinats célèbres qui ont changé le cours du monde. Si Philippe II n’avait pas été assassiné, c’est lui qui aurait conduit la conquête en Asie et pas Alexandre. Sur le coup, ça fait très pédagogique, limite « chiant » ! En fait, c’est quand on rentre dans la psychologie des personnages qu’on s’en sort : « qu’est-ce qui peut pousser quelqu’un à vouloir la mort de son roi ?». Moi, je me base sur la thèse de l’assassinat perpétré en sous main par le fils et la femme de Philippe II. Comment peut-on s’imaginer la mort de son père quand on a dix neuf ans et qu’on est l’héritier en titre ? C’est cela que je trouve intéressant. Il y a aussi des périodes qui sont beaucoup plus passionnantes que d’autres. Je ne vais pas traiter de la mise en culture et en jachère au XVIIème siècle ! Je devrais peut être car je suis sûre que cela intéresserait certaines personnes : en soi, c’est sûrement passionnant pour l’économie et la transformation de la France mais en bande dessinée…

As-tu envie de travailler avec quelqu’un dans tes futurs projets ?
Isabelle Dethan : J’ai déjà collaboré avec Julien Maffre sur Le tombeau d’Alexandre et on envisage une nouvelle collaboration. Chacun de nous est déjà sur des projets en ce moment donc ça prendra du temps mais on est en train de travailler sur un dossier. Je m’entends très bien avec lui car on a développé une façon de travailler à quatre mains qui est à mon sens assez intellectuellement intéressante. On va faire l’histoire plus ou moins à deux : c’est moi qui vais écrire les dialogues que je lui transmets et c’est lui qui va faire la mise en scène car ça le passionne. Ensuite, c’est lui qui va dessiner. C’est peut être moi qui mettrais les couleurs ! On a peaufiné le truc déjà car sur Le tombeau d’Alexandre c’est venu petit à petit. Au début, il était le dessinateur et moi la scénariste puis petit à petit on s’est mélangé les tâches. Quand on peut le faire, c’est la grande force qu’il peut y avoir dans le couple dessinateur/ scénariste. Pour la série que j’ai faite chez Delcourt (qui est finie maintenant) avec Kheti, fils du Nil, c’était mon compagnon Mazan qui était au dessin. On a eu des échanges mais c’était assez facile car on vit ensemble. C’était intéressant de pouvoir le faire avec quelqu’un de l’extérieur. Maintenant, il faut accepter ce jeu là et c’est pas facile car cela implique que rien n’est jamais sûr. Il y a beaucoup de Isabelle Dethan Les ombres du Styxdessinateurs qui travaillent avec un script qui est donné et le tout est inscrit et il n’y a plus qu’à dessiner. Pour certains, je conçois que ce ne soit pas top si j’ai envie de changer des éléments du dessin. Si je trouve un autre dessinateur qui est capable d’accepter de travailler dans ces conditions là, je serai ravie de travailler avec et toujours dans ce sens. Je crois que je serais imbuvable si je devais dessiner pour quelqu’un qui fait les scénarios car j’empiéterais toujours sur son domaine.

As-tu envie de te détacher de l’Histoire et de faire une fiction totale ?
Isabelle Dethan : J’avais déjà fait un premier essai avec La maison aux 100 portes et ça n’a pas marché. Ca a été le flop total. Je pense que ça tient à la technique utilisée car c’est la première fois que j’ai utilisé la couleur par ordinateur et les gens me connaissent surtout pour mes couleurs directes. Il y en a beaucoup qui m’ont dit : « on ne l’a pas vu ». Je n’ai pas trouvé le public qu’il fallait sur cette série là sans doute aussi parce qu’il y avait beaucoup de sorties à ce moment là. Le public qui me suit m’attend sur le côté historique et m’attend sur ça. Maintenant, je ferai bien un nouvel essai un jour ou l’autre mais il faut voir. Il y a quelque chose que j’aimerais bien mettre en place mais est-ce que je la ferais en bande dessinée ou est-ce que je m’essaierais au roman jeunesse ? C’est ouvert, je ne sais pas encore.

Si je te donnais le pouvoir de rentrer dans la tête d’un auteur, qui choisirais-tu et pour y trouver quoi ? 
Isabelle Dethan : C’est dur… Il y a des scénaristes que j’admire beaucoup parmi les plus grands comme Alan Moore et d’autres que l’on connaît tous… Ca tombe tellement juste ce qu’ils font, ça prend une telle ampleur et il y a une telle réflexion derrière… J’aimerais bien savoir comment cela fonctionne. Ils ont en plus dépassé une certaine peur, ils proposent un truc énorme et moi, j’ai l’impression d’être toute petite et de ne pas pouvoir aller jusqu’au bout de mes réflexions car je ne suis pas assez intelligente. Je ne comprends pas assez ou je ne vais pas assez bien faire comprendre les choses que je veux dire. Du coup, ça pourrait être intéressant de voir ces grands scénaristes de l’intérieur et avoir ce côté « j’ai envie, je fais et j’ai cette liberté de faire ». Peut-être que ce n’est pas du tout ça et que je fantasme mais ça m’intéresserait.

Merci Isabelle.


Isabelle Dethan